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Affichage des articles associés au libellé Le legs de Viviane Hayward

17 - Final(e)

Ils savaient que Flora ne refuserait pas de rendre le fusil et les photos, qu’il serait facile de la convaincre. Mais concernant les photos, avait-elle conscience de les avoir volées? Et quelle serait sa réaction quand elle l’aurait compris? La question était épineuse. Elle a donné lieu à une réflexion à laquelle j’ai eu la chance de participer, un matin de septembre où nous nous sommes retrouvés tous les trois au Café du Cycliste, sur le quai des Docks. Dans le scénario que nous avons élaboré, il restait une part d’incertitude. Nous savions qu’à un moment ou un autre, il faudrait improviser. Néanmoins, les lignes générales étaient très claires. Daniel est entré dans la maison et, sous la menace de l’arme que la pauvre femme braquait sur lui, il lui a dit: — Flora, il faut que tu rendes les photos. Elles ne sont pas à toi, elles sont à Viviane et Viviane veut qu’elles reviennent à Cynthia, sa nièce! Tu comprends? Tu veux bien? Flora a aussitôt baissé son arme, et elle a dit: — Viviane ...

16 - Une sorcière chamanique

Quand Langlois lui parle du bref échange qu’il a eu avec Richard Janvrin, Daniel n’entend qu’une chose: Flora devra vendre sa maison. Et pas à n’importe qui — au couple Brandone, des gens riches et vulgaires, qui la harcèlent depuis le premier jour dans le but d’agrandir leur jardin. C’est à peine s’il peut dire qu’il connaît l’infirmière. Combien de fois l’a-t-il rencontrée? Et qu’a-t-elle pu lui laisser deviner des troubles dont elle souffre? De plus, il a toute raison de penser qu’elle vole les photos de Viviane, des photos qui doivent revenir à Cynthia, laquelle s’est engagée un jour à en dresser le catalogue, et à en faire des livres et des expositions. Mais c’est comme s’il avait compris quelque chose de plus profond, rien qu’à la voir. Il ne saurait mettre des mots sur ce qu’il devine, mais Flora a acquis à ses yeux le statut trouble et prestigieux d’une sorcière chamanique. Et l’idée qu’on puisse la chasser de sa maison lui est insupportable. Il dit au commissaire: “Mais enfin,...

15 - Langlois fait la sieste

Quand Langlois découvre le nom de Flora Zambetti dans le livre des mains courantes enregistrées par son service, Daniel lui a déjà parlé d’elle. La plainte a été déposée par Bernard et Marie-Claude Brandone, ses voisins, propriétaires de la Villa Rodrigue. Ceux-ci affirment que madame Zambetti les a menacés avec un fusil et même qu’elle a tiré deux coups de feu en l’air pour les faire reculer, un soir où ils étaient venus devant chez elle pour se plaindre des nuisances sonores causées par ses chiens. Langlois demande qu’on lui fournisse un plan du Domaine des Ollières, dont fait partie la Villa Rodrigue. Le lendemain matin, il s’accorde une promenade en voiture sur la colline de Gairaut. La masure héritée par Flora se trouve en contrebas de la Villa Rodrigue, à la limite du Domaine des Ollières, devant un mur de soutènement qui longe le Vieux Chemin de Gairaut. On y accède par un sentier escarpé que Flora emprunte avec sa Mobylette. Langlois, ce matin-là, arrête sa voiture devant le ha...

14 - Un paysage de ruines

Se peut-il que Flora ne soit plus la même quand elle se trouve seule, la nuit, dans l’appartement de la rue Verdi, qu’elle se laisse envoûter par les vêtements de Viviane et par ses photos, tout spécialement par celles qui montrent Judith? Ou faut-il imaginer que déjà elle a perdu l’esprit quand elle a hérité de la masure de Gairaut et qu’elle a commencé de l’habiter en compagnie de deux gros chiens et d’un fusil? À ces décors s’ajoute celui de la chambre d’hôpital où Viviane est enfermée. Les visites à l’hôpital ne sont pas autorisées en raison de la crise sanitaire et des risques de contamination, ce qui fait qu’aucun de nos protagonistes n’a pu voir cette chambre ni ne la verra jamais, mais chacun l’imagine, ne peut pas s’empêcher de l’imaginer, de l’avoir toujours en tête, la nuit comme le jour, et tout spécialement Flora. Si bien que nous avons affaire à trois lieux qui sont comme des planètes qui gravitent ensemble. Le film, ou le roman graphique, devra rendre compte de ce systèm...

13 - Fenêtre sur cour

Il a continué à marcher vers le nord, sur la rue de Rivoli. Il a traversé la rue de la Buffa puis le boulevard Victor Hugo, il est arrivé ainsi à l’angle de la rue Verdi, et il s’est arrêté. Il fallait qu’il s'arrête à cet endroit, qu’il marque une pause, en dépit de la pluie, et alors il a vu, d’où il se tenait, à l'angle des rues désertes, une fenêtre éclairée. C'était au 26 de la rue Verdi, Palais Mireille, troisième étage.  D’abord il s’est demandé s’il ne se trompait pas, mais non, c'était bien la fenêtre du salon. Puis il s’est demandé si Viviane pouvait être rentrée de l’hôpital. Elle y avait été admise dix jours auparavant et, d'après ce que Flora lui avait dit, la dernière fois qu’ils s'étaient parlé au téléphone, il était peu probable qu’elle revienne de sitôt. Se pouvait-il que les lumières du salon soient restées allumées depuis si longtemps? Un sombre pressentiment lui fait traverser le carrefour.  Il vérifie qu’il a bien la clé de l’immeuble et cel...

12 - Rue de Rivoli

La Promenade des Anglais n’était pas belle à voir, par les nuits de ce printemps-là. Ou peut-être l'était-elle mais d’une beauté dont, par prudence ou par pudeur, on préférait se détourner. Tant de noirceur du ciel et de la mer, opposée à la lumière blanche des chambres d’hôpitaux où les malades étaient branchés sur des respirateurs artificiels, dont des infirmières en blouses blanches venaient, d’heure en heure, vérifier le bon fonctionnement. La maladie de Viviane suffisait, à elle seule, à remplir d’effroi les palmiers alignés comme une armée de crocodiles qu’on aurait coiffés de plumes. Il pleuvait quand Daniel est sorti de l'hôtel et il ne s’est pas attardé devant ce spectacle. Il a tourné dans la rue de Rivoli et, le col relevé, les mains enfoncées dans les poches de son blouson, il est parti d’un bon pas en direction des quartiers nord. Il se souvenait de leur dernière rencontre, sur ce banc du boulevard Victor Hugo, quand ils étaient convenus qu’il la remplacerait auprè...

11 - Deux ou trois choses que je sais d'elles

Car lui, Daniel, combien de fois a-t-il rencontré Flora Zambetti, l’infirmière de Viviane, avant que les choses se compliquent? Durant les trois premiers mois de sa maladie, Viviane n’avait affaire à l’hôpital que pour ses séances de chimiothérapie. Une ambulance venait la chercher le matin et la ramenait quelques heures plus tard. La faiblesse l’avait envahie d'un seul coup. En l’espace d’une semaine, elle l’avait transformée en fantôme. Et, le reste du temps, par ses propres moyens, elle était incapable de sortir.  Flora Zambetti était la seule à lui apporter de l’aide. Elle lui faisait une visite le matin et une autre le soir. Et Viviane ne tarissait pas d'éloges à son égard. Elles étaient devenues amies. Flora faisait halte à la rue Verdi quand elle avait déjà vu tous ses autres clients, ce qui lui laissait davantage de temps, disait-elle, pour s’occuper de “sa malade préférée”. La plus jolie, la plus élégante dans ses manières, la plus célèbre, et celle qui lui parlait ave...

10 - Les photos du désastre

Je n’ai jamais rencontré Viviane Hayward. De ses photos, j’ai connu d’abord celles qui figuraient dans les magazines de mode que je feuilletais distraitement quand le hasard voulait qu’il m’en tombe un sous la main. On les reconnaissait au premier coup d'œil à cause du flou qui nimbait ses modèles et qui donnait le sentiment de les voir de très loin, à travers la poussière du temps. Comme des personnes qu’on a connues, puis qu’on a oubliées et qui, un jour, vous reviennent en rêve. Sur ces photos, les visages qui semblaient émerger de l’oubli retenaient l’attention plutôt que les vêtements. C'étaient de grands manteaux noirs aux cols relevés ou, à l’inverse, des robes d'écolières, claires et légères comme pour un été à la campagne. Et toujours il se dégageait de ces images une impression de luxe mais aussi de désastre. Il fallait que les jeunes femmes qu’elles montraient soient sportives, cultivées, libres, audacieuses, aimées par leurs familles et par leurs amants, en ...

9 - Patrick Modiano et Fip

Fip est “la radio la plus éclectique du monde”. C’est son slogan. En cela, c’est celle où l’auditeur est le mieux livré aux hasards de ce que Patrick Modiano appelle “l'éternel présent”. Les titres musicaux se succèdent en continu, jour et nuit, choisis dans tous les genres et de toutes les époques. Le concept est hérité de l'ancienne émission de Paris-Inter intitulée Travaillez en musique! Vous travaillez dans votre bureau ou dans votre atelier et Fip vous offre un fond sonore auquel, la plupart du temps, vous ne prêtez pas attention, vous avez trop à faire, jusqu'à ce que soudain une musique vous accroche l’oreille. Le plus souvent, c’est une musique que vous connaissez et qui vous transporte aussitôt à l’époque où vous l’avez entendue pour la première fois, ou dans un moment marquant de votre vie, que vous n'êtes pas prêt d’oublier, soit parce que vous étiez seul à vous morfondre dans votre chambre d’adolescent, avec des posters aux murs, soit au contraire parce que...

8 - Bientôt cinq ans

Le reste, ce qui se passait chez Viviane, au 26 de la rue Verdi, je l’ai appris par Daniel. Non pas qu’il m’en ait dit beaucoup, il n'était pas bavard, et à présent, quand il venait chez moi, nous jouions aux échecs. Sans lever les yeux de l’échiquier, en préparant ses coups, il lui arrivait de livrer deux ou trois informations concernant ce qu’il avait vu là-bas, qu’il laissait échapper par inadvertance, comme s’il s'était parlé à lui-même. Il disait: — J’y suis retourné hier soir. L’infirmière était là, elle s’appelle Flora Zambetti, elle paraissait surprise de voir que j’avais les clés. Viviane l’a rassurée. Elle lui a dit que j'étais le petit ami de sa nièce Cynthia. Oui, le petit ami de Cynthia, ce que Daniel avait toujours été, depuis qu’ils étaient sortis de l’enfance, Cynthia et lui, même si à présent elle se mariait avec un autre. Il disait encore: — Dans le salon, il y avait une odeur de tabac. J’ai demandé à l’infirmière si c'était elle qui avait fumé. Elle m...

7 - Une maison à Gairaut

Sur la colline de Gairaut, il reste une maison abandonnée. Il faut se dépêcher pour la voir, elle ne restera plus longtemps debout. C’est le commissaire Langlois qui m’a raconté l’histoire de Flora Zambetti et de la maison abandonnée. Il l’a fait quand l'histoire a trouvé son dénouement. Son récit m’a permis de recoller les morceaux. Flora Zambetti était infirmière. Elle était atteinte de troubles de la personnalité, ce qui ne la rendait pas toujours disponible pour exercer sa profession. Il y avait des périodes durant lesquelles elle n'était capable de rien, tout juste de ne pas avaler deux ou trois boîtes de médicaments, ou de se tailler les veines, ce qui lui était arrivé de faire quand elle était jeune. C'était une infirmière libérale, une agence d'aide à la personne lui trouvait des clients. Elle ne voyait pas d’inconvénient à habiter seule un logement social dans le quartier prétendument “défavorisé” de l’Ariane. Elle disait même qu’elle était ravie d’habiter là. ...

6 - Une touriste anglaise

D’abord elle est ravie de son quartier. Elle a pris le temps de l’explorer avant de signer le compromis de vente. Elle a bien noté que la gare se trouve trois rues plus haut, ce qui facilitera ses voyages à Paris ainsi que ses déplacements ailleurs (elle ne conduit pas). Elle a bien noté aussi que la plage est quelques rues plus bas, où elle pourra descendre tôt le matin pour se baigner et prendre le soleil avant qu’il ne fasse trop chaud. Elle a repéré la rue Alphonse Karr où sont les boutiques de mode. Plus à l’est, les Galeries Lafayette et la librairie Masséna. Elle s’est promenée toute une journée dans la vieille ville et du côté du port. Elle a déjeuné rue droite, chez Acchiardo. Par deux fois, elle a parcouru l’avenue Catherine Ségurane puis la rue de Foresta, depuis la place Garibaldi jusqu’au port. Arrivée là, il semblait que la tête lui tournait. Tant d’air et de lumière. Une sensation qu’elle avait éprouvée quelquefois à Marseille, aux alentours de l’Abbaye Saint-Victor. Que...

5 - 26, rue Verdi

L’appartement paraît trop grand pour elle, une personne seule et fragile qui n’a pas eu le temps de s’y habituer, pas même celui d’y déballer toutes ses affaires. Les archives photographiques ont été déposées dans la pièce la plus grande, prévue pour servir de salon et dont la fenêtre donne sur la rue. Attenante au salon, elle aussi côté rue, une prétendue “chambre d’amis” où rien n’est à sa place, pas même le lit qu’on lui a livré, dont le matelas et le sommier restent emballés dans leurs linceuls de plastique transparent. Sa chambre s’ouvre à l’opposé de l'entrée, côté cours. À la différence des deux autres pièces, celle-ci est meublée sans qu’il y manque rien et avec goût. Enfin, attenante à la chambre, elle aussi côté cours, la cuisine. Côté rue, côté cours, comme le jour et la nuit. Comme deux mondes différents. Et la peur dans l’espace qui les sépare, qu’elle franchit la nuit, comme une somnambule, sans seulement allumer la lumière. Les archives photographiques sont restées e...

4 - Sur le banc

Quelques jours plus tard, elle l’appelle de nouveau. Elle dit: — Daniel, j’ai un service à te demander. Est-ce que nous pourrions nous retrouver en ville?” Et, bien sûr, Daniel accepte sans demander davantage d’explications. En temps ordinaire, ils se seraient retrouvés chez elle, rue Parmentier, ou alors au Canastel, au bas du boulevard Gambetta. Le Canastel est un café, ou plutôt un glacier, que Daniel fréquentait déjà avec sa mère, quand il était enfant. Ils descendaient à la plage, depuis la rue Kosma, par le boulevard Gambetta, et le soir, en retournant chez eux, ils s'arrêtaient au Canastel pour manger une glace ou boire un lait frappé. Quand il a rencontré Cynthia, il a voulu lui faire connaître cet endroit. Ils y sont venus souvent, pour être seuls. Mais à présent, il ne peut plus être question qu’ils se retrouvent à l’appartement de la rue Parmentier, que Cynthia n’habite plus, qu’elle a vidé de tout ce qui lui appartenait, dont elle garde les clés mais qui représente pour...

3 - Une autre piscine

Je ne connaissais pas Bertrand et Christine Jodelle, les parents de Cynthia. Je ne pouvais pas les connaître. Je n’avais pas assisté à la petite fête qu’ils avaient donnée dans leur villa de La Garde, autour de la piscine, à l’occasion de laquelle ils avaient annoncé les fiançailles de leur fille avec Laurent Basquié. Et Daniel ne pouvait pas me l’avoir racontée puisque lui-même n’était pas présent. Il en avait eu connaissance. Avant ou après, Cynthia lui en avait fait part. Alors qu’ils ne s'étaient plus revus depuis plusieurs semaines, elle l’avait appelé au téléphone pour qu’il en soit averti, pour que personne d’autre ne l’en informe avant elle. Et Daniel m’en avait parlé, un après-midi qu'il était venu chez moi. Qu’il me parlait du cinéma d’Éric Rohmer qu’il avait commencé à explorer sur ma recommandation, et dont il me disait qu’il commençait à comprendre, en effet, l'intérêt que j’y trouvais. Passant du coq à l'âne, en baissant les yeux, comme il a l’habitude de ...

2 - Daniel, le retour

Daniel venait me voir l’après-midi. Il m’appelait le matin pour me demander si j'étais libre, si cela ne me dérangeait pas, et comme j'étais toujours libre, nous convenions d’une heure, après la sieste, et à l’heure dite il sonnait à ma porte, et nous avions alors deux heures à être ensemble, à converser comme deux vieux amis, au bout desquelles il s’en retournait chez lui, tandis que je m’en allais faire, de mon côté, ma promenade du soir. Quelques semaines avant le début de la crise sanitaire, il s'était réconcilié avec ses parents. Ceux-ci l’avaient convaincu d’accepter leur aide. Ils voulaient qu’il quitte son emploi de manutentionnaire au marché d'intérêt local pour reprendre ses études, ou, s’il ne voulait pas reprendre des études, qu’il ouvre un petit commerce dont ils financeraient l’installation. Et Daniel avait répondu que, s’inscrire à l'université, il n’en était pas question, mais un petit commerce, oui, pourquoi pas, et ils s'étaient étendus sur l...

1 - D'un siècle à l'autre

Nous avions des discussions sérieuses en ce temps-là. Le printemps était précoce. Il inondait de soleil et de fleurs la colline du Parc Impérial où nous passions nos journées alentour du lycée, à circuler dans les petites rues qui se faufilaient entre les villas, la piscine à ciel ouvert et les courts de tennis, sans cesser de parler de choses que nous ne connaissions pas, mais dont le prestige nous attirait, ou qui nous effrayaient sans que nous osions le dire. Il était question de la guerre froide, de la bombe atomique, du Spoutnik, de Youri Gagarine qui effectue le premier vol habité autour de la Terre à bord de Vostok 1, de Cassius Clay qui remporte le championnat du monde des poids lourds face à Sonny Liston en 1964, de la relativité d’Einstein, de Brigitte Bardot, de Maurice Béjart et de Pierre Boulez. Aux murs de ma chambre il y avait un poster qui montrait Charlie Chaplin assis sur la marche d’un perron en compagnie d’un petit garçon visiblement aussi pauvre et malheureux que l...