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lundi 10 février 2025

Pourquoi Bob Dylan ?

Les petites filles bien sages auxquelles elles ne voulaient pas ressembler étaient, dans ces années-là, de futures mères de famille jalouses et exigeantes, elles se préparaient à trouver un mari et à faire ce métier, comme nous autres garçons devions nous préparer à devenir leur mari et le père de leurs enfants, et je ne sais pas qui d’elles ou de nous étaient les plus contraints et les plus angoissés. Hier, j’ai revu A Complete Unknown avec une amie et, en sortant du cinéma, cette amie m’a demandé ce qui m’avait tellement marqué chez Bob Dylan lorsque j'étais adolescent, tellement impressionné. Et d’abord, je n’ai pas su lui répondre, mais plus tard dans la soirée, je lui ai dit que c'était parce qu’il nous offrait une image de la masculinité à laquelle je pouvais adhérer. Lorsque j’avais seize ans, il y avait autour de nous beaucoup de chantiers, avec des grues, des bétonneuses et des dalles de béton hérissées de tiges d’acier, il y avait les trajets de Nice à Paris qu’on parcourait de nuit à bord d’une Peugeot 404 en fumant des cigarettes, il y avait des reproductions d’œuvres de Victor Vasarely, de Salvador Dali et de Bernard Buffet aux murs des appartements achetés à crédit, il y avait des maris qui prenaient des maîtresses. Pour ceux qui croient que c'était mieux avant, il faut imaginer l’horreur que cela représentait pour nous. Jusqu’au jour où, debout, à deux, dans la cabine d’un disquaire, les écouteurs aux oreilles, on a entendu les chansons de Bob Dylan. Alors, bien sûr, on était content.

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jeudi 16 janvier 2025

David Lynch est mort

David Lynch est mort. Je l’apprends ce soir. Angelo Badalamenti est mort il y a à peine plus d’un an. David ne lui aura pas survécu bien longtemps. Dans les moments les plus difficiles, il y a bientôt cinq ans, c’est grâce à ses films que j’ai survécu, hors la vigilance de mes enfants, et avec l’opus Only Lovers Left Alive de Jim Jarmusch. Et avec la musique que j'écoutais dans la rue, en marchant sans fin, dans tous les sens. Aujourd'hui, depuis des jours, Los Angeles est en flammes. Je continuerai, tant que je pourrai, d'écrire des petits romans d’aventures.

samedi 11 janvier 2025

Thanks to Leonard Bernstein

La première fois que je suis allé à Paris avec mes parents, je devais avoir douze ans. Notre hôtel était tout près des Champs Elysées. Et je me souviens de deux choses: 1) Je lisais une biographie de Van Gogh. 2) Nous sommes allés voir West Side Story dans un cinéma des Champs Elysées. "I like to be in America / Okay, buy me in America..." Trente ans plus tard, nous chantions cela dans la voiture, avec nos enfants. America great again! Qu'en dirait aujourd'hui Donald Trump?

mercredi 25 décembre 2024

Noël

Chrétien que je suis, si j'en avais l'énergie, j'essaierais d'expliquer en quoi Noël me paraît plus important que Pâques. Quoi qu'on en dise. Tolstoï et Wittgenstein me serviraient de guides.

samedi 21 décembre 2024

Valeur des œuvres d'art

En quoi consiste la valeur d'une œuvre d'art? Pour répondre à cette question, je propose le schéma suivant qui distingue 3 points de vue différents:
  • V1 - Valeur d'usage
  • V2 - Valeur de témoignage
  • V3 - Valeur de modèle
V1 - Valeur d'usage. Elle tient à l'usage que l'amateur peut faire de l'œuvre dans l'ignorance, ou sans considération de la personne qui l'a produite, ni des conditions dans lesquelles elle l'a fait. Cet usage peut être hasardeux, très occasionnel, mais il peut être aussi très assidu et, dans les deux cas, provoquer de puissantes émotions. Ainsi, pour des raisons intimes, une simple chanson peut occuper une place importante dans notre vie, sans que, pour autant, nous nous soucions de savoir qui en a écrit les paroles ni composé la musique.
Cette valeur d'usage est très subjective. Elle tient exclusivement à la sensibilité du récepteur (celle qu'il montre aux thèmes, au climat, au genre illustrés par l'artiste), ainsi qu'aux hasards de la vie. C'est la première approche, sauvage, instinctive, qui ne s'éduque pas, mais qui peut aussi bien se cultiver, s'aiguiser, s'approfondir tout au long de la vie.

V2 - Valeur de témoignage. Tout à l'inverse de la valeur d'usage, celle-ci concerne l'auteur. L'œuvre vaut, dans ce cas, en tant qu'elle témoigne de l'ascèse personnelle au prix de laquelle elle a pu voir le jour, en tant qu'elle atteste d'un destin hors-norme, qui fait de son auteur quelque chose comme un héros ou comme un saint.
Nathalie Heinich a montré comment Vincent Van Gogh a été célébré à la manière d'un saint laïque, dès après sa mort, par d'immenses foules venues du monde entier. Et en va-t-il autrement, d'une manière ou d'une autre, pour aucun autre artiste? L'enseignement académique fait peu de cas de "la vie de l'auteur". On ne cesse de nous répéter qu'il ne faut pas confondre l'artiste et son œuvre. Mais, quand on découvre un artiste, ne commence-t-on pas par aller consulter sa fiche Wikipedia pour savoir qui il est, d'où il vient, qui furent ses maîtres? Et, en dehors de l'école, se prive-t-on de s'intéresser à l'artiste en même temps qu'à son œuvre?

V3 - Valeur de modèle. Celle-ci intéresse les autres artistes. Elle tient aux contenus thématiques ou aux procédés formels et techniques mis en œuvre par l'auteur, dont d'autres artistes pourront à la fois s'inspirer et s'autoriser dans leurs propres pratiques. Parmi le public des théâtres, combien sont ceux qui pratiquent (ou qui ont pratiqué, ou qui pratiqueront un jour) le théâtre? Combien parmi ceux qui lisent de la poésie en écrivent-ils aussi?
Les meilleurs amateurs d'art sont les artistes eux-mêmes. Plutôt que de proposer toutes sortes d'interprétations savantes sur les œuvres, toutes aussi discutables les unes que les autres, et qui n'ont d'autre effet que d'en amortir l'impact émotionnel, encourageons les pratiques artistiques pour former à tout le moins des publics avertis.

Je rédige cette note après avoir visionné, sur Arte.tv, le documentaire en trois parties de Julian Jones consacré à William Shakespeare, et après avoir achevé la lecture du beau livre de Maïa Hruska intitulé Dix versions de Kafka.

samedi 19 octobre 2024

Après l’école

Nous aurions avantage, me semble-t-il, à accorder une place beaucoup plus importante aux pratiques amateures de l'art, celles d'abord du théâtre, de la danse et de la musique. Et, par conséquent, beaucoup plus d'argent aussi. Comment ne pas souhaiter que les élèves de nos établissements scolaires quittent l'école (ou le collège, ou le lycée) tous les jours après trois heures de l'après-midi, ou même avant, pour se consacrer à des activités qui ne leur seront pas imposées mais qu'ils auront choisies? Pour faire du théâtre avec des comédiens, de la danse avec des danseurs et de la musique avec des musiciens? Ou, aussi bien, des arts visuels avec des plasticiens, et de l'écriture créative avec des auteurs.

Il me semble que Franz Kafka aurait été de mon avis, et qu'Ariane Mnouchkine le serait aussi.

On s'épuise à vouloir que les jeunes aillent au théâtre, au concert, au ballet. Et on se plaint de ce qu'ils ne montrent pas beaucoup d'enthousiasme à le faire. Mais on le fait sans vouloir considérer que ce qu'ils refusent, ce n'est pas le théâtre, ou la danse, ou la musique, c'est bien plutôt la place de spectateurs à laquelle on les assigne. Ce qu'ils refusent ou qu'ils n'acceptent plus aujourd'hui très volontiers, c'est d'être réduits au statut d'admirateurs du talent des autres.

À huit ans comme à seize, ils n'ont pas grand-chose à faire de ce que Molière, en son temps, fut un génie. De ce qu'il voulut combattre les préjugés de l'Ancien régime, comme leurs professeurs de français s'épuisent à vouloir leur faire entendre et approuver. Cela les fatigue. Ils ne sont pas disponibles pour l'entendre. Ce n'est pas leur problème. En revanche, quand on leur propose de s'engager dans l'activité collective d'un atelier de théâtre conduit par de vrais comédiens, pour peu que ceux-ci connaissent leur métier et soient désireux de transmettre ce qu’ils savent, on les voit se passionner, presque toujours. Et avec cela, en engageant leurs corps dans l’aventure, ils apprennent beaucoup. Au moins, à faire ensemble.

vendredi 18 octobre 2024

Double vie

La vieillesse a sur moi un effet surprenant: celui de dédoubler mon existence. J’avais une vie, j'étais tout entier occupé par la vie que j’avais, puis je suis entré dans un temps qui est celui de la retraite, où je ne suis plus tenu par grand-chose. Et alors, je me souviens de ce que j’ai été, de ce que j’ai fait avec les personnes que j’ai aimées. Mais bizarrement, je me souviens aussi de ce que je n’ai pas été mais que j’aurais pu être, que j’ai rêvé de devenir quand j’avais seize ans. De ce que j’avais le désir et peut-être le talent de devenir et que les hasards de la vie (au moins une rencontre) ont fait que je ne suis pas devenu. Et bizarrement encore, je n’éprouve pas de nostalgie, encore moins de regret, pour la bonne raison que celui que je n’ai pas été a autant d’existence pour moi aujourd'hui, autant d’épaisseur, ou pas moins que celui que j’ai été et que, de toute façon, je ne suis plus.

Mon existence a désormais son double. Tout se passe comme si j'étais hanté par le fantôme d’un autre moi-même. Faustine me disait il y a peu qu'après la mort de sa mère, je me suis rencontré, et cette remarque m’a paru très juste, pour autant qu’elle disait que j’ai rencontré mon double. Car ce que j’ai été dans la réalité des choses, je l’ai bien été, et je n’y renonce pas le moins du monde, je ne m’en détache pas. Mais oui, j’ai désormais affaire aussi à un double. Et les petits travaux littéraires auxquels je me livre depuis quatre ans, sous le signe de Nice-Nord, m'auront servi à combiner les deux.

mercredi 16 octobre 2024

L'école de la langue (2)

Ma note intitulée L'école de la langue date du 17 mai dernier. Alain Courbis m’invite aujourd'hui à échanger à son propos avec un groupe du CIEN. Je la relis et j’y réfléchis à cette occasion. 

Il me semble, avec le recul, que la seule réserve qu'on soit tenté de faire face à ce texte tient au fait qu'une langue évolue.

Le français que nous parlons et écrivons aujourd'hui n’est plus celui d’hier. Ce fait relève de l'évidence. Et tout de suite nous vient à l’esprit la question de savoir si le français que nous parlons aujourd'hui est plus ou moins riche, et plus ou moins performant, que le français d’hier.

Certains spécialistes n’hésitent pas à parler d’appauvrissement, d’autres refusent ce diagnostic en les traitant de réactionnaires. Pour ma part, je serais tenté de dire que cette question n’a pas de sens. Il me paraît évident que nous parlons et écrivons aujourd'hui la langue dont nous avons besoin. Mais je parle ici, bien sûr, d’un usage collectif, et non pas des usages que chacun peut en faire.

Comme beaucoup de lecteurs, je découvre l’œuvre de la romancière coréenne Han Kang, qui vient d'obtenir le prix Nobel de littérature. Et même en traduction, je ne vois pas que cette écriture montre moins de finesse et de puissance que celle d’aucun maître d'antan, dans la littérature d’aucun pays. Et bien sûr je m’en réjouis.

Mais cela ne signifie pas pour autant que, dans la même langue, au même moment, nous soyons tous capables des mêmes prouesses. Que nous disposions tous, au même moment, du même outillage linguistique. Et c’est bien en cela, me semble-t-il, que se pose la question de l'école.

Quelle que puisse être la langue de son temps, un enfant doit l’apprendre dans la mesure où elle ne se limite pas à une fonction naturelle, qu'elle ne se résoud pas à cette fonction du langage, dont parlent les cogniticiens, et qui est commune à tous les humains. Dans tous les cas, pour le meilleur comme pour le pire, il l’apprendra de l'extérieur. Sa capacité à l’apprendre dépendra sans doute de son talent personnel, mais il ne l’inventera pas, parce que son seul cerveau en est incapable, parce que la langue est un ouvrage collectif, dans lequel chacun à sa part, et seulement sa part, qui n’a pas plus d’épaisseur que le battement d’ailes d’un papillon, et surtout parce qu’une langue est faite pour communiquer avec les autres, et que dans cette mesure elle ne vous appartient pas.

Parce qu'elle est d’abord, dans tous les cas, celle des autres.

Quel que soit son talent, un enfant n’apprend jamais d’abord que la langue qui se parle dans son milieu social. Et en fonction d'abord de ce que ses parents eux-mêmes ont appris cette langue et qu'ils la parlent à la maison, avec plus ou moins de soin et de délicatesse, avec plus ou moins de distinction, il aura affaire à une langue flexible, riche de plusieurs milliers mots, ou pauvre comme un jour sans pain. Ce qui conditionnera sa capacité à lire et à en apprendre ainsi bien davantage encore. Ou lui interdira de le faire.

Pour terminer, je ne résiste pas au plaisir de citer Jacques Lacan, dans deux extraits.

Le premier (extrait du Séminaire XXIII, p 133): "Il n'y a que des inconscients particuliers, pour autant que chacun, à chaque instant, donne un petit coup de pouce à la langue qu'il parle.”

Le second (extrait de Encore, p. 10): “À quelqu'un, un juriste, qui avait bien voulu s'enquérir de ce qu'est mon discours, j'ai cru pouvoir répondre pour lui faire sentir, à lui, ce qui en est le fondement, à savoir que le langage n'est pas l'être parlant — que je ne me trouvais pas déplacé d'avoir à parler dans une faculté de droit, puisque c'est celle où l'existence des codes rend manifeste que le langage, ça se tient là, à part, constitué au cours des âges, tandis que l'être parlant, ce qu'on appelle les hommes, c'est bien autre chose.“

mardi 24 septembre 2024

Georges Forestier et la fabrique des œuvres

J'ai eu la chance de fréquenter Georges Forestier quand nous étions très jeunes. Ce devait être en 1967-69. Nous découvrions ensemble les chansons de Bob Dylan. Je l'ai retrouvé bien plus tard à Paris, quand Baptiste était élève de classe préparatoire au lycée Louis-Legrand. Nous avons déjeuné tous les trois, un jour d'hiver, au jardin du Luxembourg. Georges était alors devenu un personnage important du milieu universitaire, spécialiste incontesté du théâtre classique. Mes amis Michel Roland-Guill et Denis Castellas l'ont fréquenté eux aussi, à d'autres moments. Nous avons été stupéfaits d'apprendre son décès en avril dernier. Nous étions tous les quatre de la même année: 1951. Michel a eu l'idée de consulter bientôt après sa fiche sur Wikipédia, et il en a rapporté ce paragraphe qu'il a partagé avec nous: "Pour Georges Forestier, la mission principale des études littéraires consiste à se détacher de l'attitude normale du lecteur ou du spectateur (ressentir des émotions, et se livrer à des interprétations) pour tenter de pénétrer dans l'atelier de l'écrivain afin d'essayer de comprendre comment l'œuvre se fait et quel a pu être le cheminement de son auteur." Ces lignes m'ont ému parce que j'aurais pu les écrire.

On peut aimer le vin mais il faut cultiver ce goût pour devenir capable de distinguer et de nommer les différents arômes dont se compose un bouquet. Comme on peut aimer la musique en étant capable, ou sans être capable, de distinguer et de dire de quoi elle est faite.

Je me souviens d'une anecdote dont je ne sais pas d'où je la tiens, qui met en scène Pierre Boulez et Igor Stravinsky, debout, côte à côte. Le vieux maître tient à la main une partition nouvellement écrite qu'il montre à son jeune collègue. Pierre Boulez y regarde puis il pointe son doigt sur une mesure en disant: "Pardon, mais il y a là une erreur!" Stravinsky proteste d'abord puis, regardant de plus près, reconnaît qu'en effet un bécarre est malencontreusement venu s'écrire à la place d'un bémol, ou peut-être l'inverse.

Il y a beau temps que je me dis que la scène littéraire ne serait pas dans l'état où elle est, où une poule serait en peine de retrouver ses poussins, si les professeurs de lettres et les critiques s'attachaient moins à interpréter les œuvres pour plutôt nous apprendre de quoi et comment elles sont faites. Quand, sur France-Musique, un critique nous parle de telle sonate pour piano de Maurice Ravel, il s'attarde aux détails de sa composition, il nous livre certains secrets de fabrication, et en cela il éduque nos oreilles. Tandis que, quand un critique évoque tel roman qui vient de paraître, le plus souvent il nous parle de tout autre chose. Et c'est, le plus souvent, de société ou de politique.

Je me souviens que, ce jour-là, au jardin du Luxembourg, nous avions évoqué nos goûts communs pour les romans d'Émile Zola, et que Georges Forestier nous avait dit: "Bien sûr, avec la misère des peuples, avec la politique, on peut faire de l'art. Mais c'est à condition de comprendre qu'avec l'art, on ne fait pas de politique."



jeudi 19 septembre 2024

Henry James: Un Moderne

Le travail de Henry James (surtout dans la deuxième période) porte, me semble-t-il, sur les motivations des personnages. Non seulement celles-ci ne sont pas exposées clairement, mais surtout, quand on croit les découvrir et les comprendre, elles restent lointaines, incertaines au point qu’on peut douter si elles sont bien réelles ou si elles relèvent du fantasme. Et ce parti pris donne lieu à des récits compliqués, qui nous dérangent et nous égarent.

Je lis le premier chapitre des Ailes de la colombe. Il se compose d’un long dialogue entre un père et une fille qui s’affrontent. Au fur et à mesure de l’échange, on entrevoit certains motifs de leur opposition. Les intérêts financiers y occupent une place, mais on devine qu’ils ne sont pas les seuls. Les personnages sont intarissables, et on comprend que l’abondance de leurs propos masque beaucoup de non-dits que l’on repère en creux.

Leur opposition remonte à loin. On entrevoit que, dans ce passé, il y avait une mère. Sans que celle-ci soit nommée, sans que sa personne soit directement évoquée, on croit deviner que 1) elle est aujourd’hui disparue, 2) elle avait à se plaindre de son mari, 3) la fille continue à en vouloir à son père des torts qu’il a faits à sa mère aussi bien qu’à elle — offenses, négligences ou trahisons dont nous sommes réduits à supputer (sans trop d'effort) la nature. Et ce n’est pas là parce que l’auteur veut nous cacher ces choses, mais parce que les personnages entre eux se gardent de tout dire, et sans doute aussi, dans une certaine mesure au moins, parce que, quels que soient les calculs compliqués auxquels ils se livrent, quels que soient les précautions qu’ils prennent et les coups tordus qu’ils s’administrent, leurs déterminations vont au-delà de ce qu’ils en savent eux-mêmes. Et en cela, nous pouvons considérer que la fiction de James est d'un réalisme bien plus radical que celui des grands romanciers du XIXe siècle.

Honoré de Balzac aurait commencé par nous résumer l’histoire de la famille, après quoi seulement il aurait placé le dialogue entre le père et la fille. Et alors, nous aurions été certains de bien comprendre. Mais avec Henry James, nous basculons dans un monde où plus rien n’est simple ni assuré. Où l’auteur creuse son sujet sans être certain d’en venir à bout. Où il fouille, recherche la vérité plutôt que nous en faire la démonstration — à la différence de ce que Balzac faisait dans Le Père Goriot, et Victor Hugo, plus évidemment encore, dans Les Misérables.

Werner Heisenberg introduit son principe d'incertitude en 1927. La théorie de la relativité restreinte date de 1905. Sigmund Freud avait publié Psychopathologie de la vie quotidienne en 1901. Les ailes de la colombe date de 1902. Avec ces auteurs, nous entrons dans l'ère des Modernes.

James, Proust, Kafka ont travaillé, comme tous les grands artistes de leur temps, mais aussi comme les scientifiques, à élargir le champ de perception de l’expérience humaine. Sans jamais y renoncer, ils ont bouleversé les cadres d’une rationalité qui est et qui demeure pour nous comme un lit de Procuste. Ils ont osé dire que le sujet reste une énigme pour les autres mais aussi pour lui-même.

Or, où en sommes-nous de cette modernité, aujourd’hui où nous voyons tant d’auteurs publier des romans qui semblent faits pour illustrer des causes auxquelles le lecteur est convaincu d’adhérer avant d’en lire la première ligne, à défaut de quoi il ne les lirait pas? Et ce n’est pas que ce travail de témoignage et de documentation serait inutile, mais il me semble qu’il relève davantage du journalisme, ou de l’histoire, ou de la sociologie, que de l’art de la fiction.

lundi 29 juillet 2024

Les sports et la culture

Je prenais le café il y a peu sur la place Garibaldi avec Laure Quignard et Patrick Allemand quand, au détour de la conversation, Patrick nous a dit que, selon lui, les animateurs de clubs sportifs étaient aujourd'hui les vrais hussards de la République. J’ai applaudi à cette idée, et elle m’est revenue à l’esprit, l’autre soir, en regardant à la télé la cérémonie d’ouverture des JO.

Je me suis dit que nous étions en train d’assister à un évènement historique d’une portée considérable, qui consistait dans la rencontre nuptiale et jubilatoire des sports et de la culture.


Je ne suis pas assez bon connaisseur de l’histoire des sports pour juger s’il s’agissait là d’une première. Si je me trompe, on me corrigera. Mais c’est ainsi que j’ai vécu ce moment.

Nos responsables politiques échouent, depuis des décennies, à réformer l'école. À lui donner plus de tranchant. À alléger le poids que la bureaucratie académique fait peser sur elle. À la faire davantage aimer des professeurs, aussi bien que des élèves et de leurs parents. On s’épuise à vouloir donner le bac à tout le monde, au point qu’il ne signifie plus rien. On renonce à faire aimer la langue et les mathématiques, et pendant ce temps, en marge de l'école, nos jeunes se réjouissent de pratiquer des sports toujours plus exigeants, dans l’exercice desquels ils apprennent tout à la fois à respecter des règles et à se dépasser, en même temps que les mêmes (ou d’autres) se livrent à des expériences artistiques toujours plus audacieuses et toujours plus échevelées. Et tout cela dans une dimension collective qui fait, de chaque réalisation, de chaque entraînement, de chaque répétition, de chaque performance, l’occasion d'une fête.

Il me paraît évident que la société française repose aujourd'hui sur trois piliers, qui sont 1) celui des institutions démocratiques, 2) celui de l’économie, et 3) celui des sports et de la culture conjugués.

Je veux croire que cette conjugaison des sports et de la culture sera de plus en plus étroite dans les années à venir. L’admission de la breakdance au rang des disciplines olympiques en est le signe. Et le vieil instituteur que je suis s’en réjouit au plus haut point. Quel bonheur! Quel bon augure pour l’avenir!


lundi 15 juillet 2024

Génèse


Mes histoires reposent sur la distinction entre impressions de lieux et intrigue.

Au départ, il y a des impressions rencontrées dans des lieux. Il s’agit de lieux épars, séparés, qui me sont familiers ou qui ne le sont pas, et qui ne communiquent pas, comme s’ils étaient incompatibles. Et ces impressions peuvent me venir de l’enfance, être restées en réserve dans ma mémoire depuis de nombreuses années, ou avoir surgi tardivement, un beau jour.

Elles se composent toujours de plusieurs éléments, mais elles appartiennent toujours à l’ordre de l’imaginaire, ce qui veut dire qu’elles n’ont pas de sens, qu’elles ne me disent rien, que je peux à la rigueur essayer de les décrire, de les évoquer (de les montrer), ce qui est très difficile dans la mesure où le “film de la parole” ne permet pas de faire des plans fixes, de s’attarder sur rien, à la différence du “film des images” (M. Duras, à propos d'India song, 1975, voir aussi la place donnée au temps et aux plans fixes dans le cinéma de Chantal Akerman), mais surtout il se trouve que je ne peux pas dire ce qu’elles me disent, pas même les nommer, les répertorier autrement que par le nom du lieu où elles ont été éprouvées, ce qui est très insuffisant.

D’abord, elles ne sont pas symbolisables. D’où le risque pour elles (et pour moi) qu’elles se perdent, qu’elles n'accèdent jamais au rang de ce que Gilles Deleuze appelait les percepts, par quoi il désignait les ensembles de perceptions ou de sensations qui survivent à celui qui les éprouvent, et qui sont en cela l’apanage des artistes.

Puis, avec le temps, il arrive que ces impressions se peuplent de personnages que je finis par nommer. Une intrigue se dessine à l’intérieur de laquelle les impressions de lieux s’organisent en nombre et en série, mais aussi se creusent et se précisent.

Je veux dire par là que les impressions de lieux génèrent des intrigues. Mais aussi qu’en retour, les intrigues sélectionnent parmi les impressions disponibles dans ma mémoire, dans mon stock personnel, qu’elles les rangent en séries, et qu’ainsi elles les conservent en même temps qu’elles les précisent, les creusent, les enrichissent, leur donnent de l’épaisseur, un contour plus net, au prix de quoi il devient possible de les partager avec d’autres.

“Un cœur tendre qui hait le néant vaste et noir / Du passé lumineux recueille tout vestige” (Ch. Baudelaire)

Au prix de quoi peut-être elles me survivront.

samedi 29 juin 2024

À voir comment!

J’ai entrepris de faire un grand ménage dans ce blog que j’ai ouvert en novembre dernier. Je me suis décidé à réunir la plus grande partie des textes qu’il contient dans des livres, que je propose à la fois en format papier (qu’on peut acheter en ligne) et en version numérique (qui reste gratuite). On les trouvera désormais accessibles sous l’onglet Librairie.

Deux premiers volumes sont déjà parus: Tendres guerriers, et Torquedo. Je travaille au troisième, qui s’intitulera Neige et sable. D’autres suivront.

Et pour m’alléger autant que possible, je supprime du blog, ou j’archive, au fur et à mesure, tous les textes ayant trouvé place dans les livres.

Quand on fait du ménage, tout paraît plus clair, et je profite de l’occasion pour dire quelques mots de la vision que j’ai aujourd’hui de mon propre travail.

Je suis heureux de voir que certains textes que j’ai écrits il y a fort longtemps voisinent si bien avec d’autres beaucoup plus récents. Les échos que ces textes se renvoient, les liens qu’ils tissent entre eux, me donnent à penser que Nice-Nord constitue bien une œuvre, et pas seulement une collection d’archives hétéroclites. Pour autant, il me semble que la logique de cette œuvre pourrait (ou devrait) maintenant m’entraîner dans un domaine qui ne serait plus strictement littéraire mais qui s’ouvrirait au cinéma, par exemple, ou aux installations d’art contemporain.

Aujourd’hui, la musique, la danse et le cinéma m'intéressent bien plus qu’à la littérature. J’y vois plus d’invention. Et ce n’est pas que je souhaiterais abandonner un art pour un autre, mais que Nice-Nord me semble vouloir déborder de la clôture du livre.

L’âge que j’ai et le peu de moyens dont je dispose rendent bien peu probable que je réussisse cette échappée. Mais je suis prêt à me contenter de résultats modestes. Le numérique ne permet-il pas d’ajouter au texte de l’image et du son? Je m’y suis déjà un peu essayé, et c’est dans cette perspective que désormais j’utiliserai ce blog.

À voir comment!

mercredi 26 juin 2024

Des visages du monde

Notre présence dans tel endroit du monde nous étonne toujours. Nous sommes ici, depuis peu, ou peut-être depuis toujours, comme aussi bien nous pourrions être ailleurs, et en même temps il se trouve que nous sommes ici, bien sûr, et nulle part ailleurs. Et cet étonnement marque la dimension poétique de notre rapport au monde. Je ne crois pas que la poésie soit aujourd'hui encore un genre littéraire, mais je crois qu’il y a une dimension poétique dans notre rapport au monde, et qu’elle tient, dans certains cas au moins, à notre étonnement de nous trouver ici plutôt qu'ailleurs. En cela consiste l’énigme, le charme, le mystère.

Les visages du monde correspondent à des expériences personnelles. Pour cette raison, nous sommes tentés de croire qu’ils seraient toujours uniques, apparus dans l’instant, aussitôt effacés. Mais les œuvres d’art nous montrent qu’il n’en va pas ainsi. Le même artiste peut passer sa vie à déployer (décliner) le même visage du monde. Et un grand nombre d’artistes peuvent passer leurs vies à illustrer un visage du monde qui leur serait commun. Le même artiste qui passe sa vie (ou du moins une grande partie de sa vie) à illustrer le même visage du monde: que l’on songe à Cézanne ou à André Dhôtel. Et un grand nombre d’artistes qui travaillent à illustrer (à définir) le même visage du monde: que l’on songe aux romanciers et aux cinéastes qui, de Raymond Chandler à David Lynch, ont traité d’Hollywood, de Los Angeles et de toute la côte ouest des États-Unis.

Les visages du monde se composent d’une pluralité d’éléments qui concourent à produire sur nos consciences une impression unique, singulière et indéfinissable, qui ne peut pas se désigner (se dire) autrement que par le nom du lieu de leur apparition (Sunset Boulevard), ou par le titre de l’œuvre romanesque ou cinématographique qui s'en est inspirée (The Big Sleep, Les dimanches d’août).

Les visages du monde sont exclusifs l’un de l’autre. Quand j’ai conscience d’habiter un visage du monde, il m’est impossible de m’en représenter un autre. J’y suis inclus en même temps que j’en suis envahi. Et la joie que j’éprouve tient à ce que ce visage du monde me paraît être un monde à part, refermé sur lui-même, à la fois ignorant et ignoré du reste du monde.

James Joyce disait que l’histoire était un cauchemar dont il cherchait à se réveiller. On pourrait dire aussi que le monde est un cauchemar dont on cherche à s'extraire, et dont on s'en extrait chaque fois qu'on fait l’expérience d’habiter un visage du monde. Et cette expérience est toujours marquée par la joie, un peu de joie au moins, même si sur ce paysage il pleut et que des crimes y sont commis.

Un exemple: À propos D’Est de Chantal Akerman (1993), Claire Atherton raconte (01:56) : “Quand Chantal est partie pour filmer D’Est, elle avait envie de faire un voyage parce qu’elle voulait aller filmer quelque chose, là-bas, à l’est, tant qu’il était encore temps — tant qu’il était encore temps de quoi?, on sait pas exactement mais elle sentait qu’il y avait quelque chose à retenir. Elle aurait pu l’expliquer par des raisons sociales, politiques, c’était la fin d’un monde, donc il fallait le documenter. Elle aurait pu aussi l’expliquer par des raisons affectives, de sa propre histoire, mais là ça devenait aussi trop dit, trop évident. Elle est juste allée là-bas parce qu’il y avait quelque chose qui l’attirait, et parce qu’elle avait senti, lors d’un premier voyage, une familiarité…” 

Un visage du monde ne dit rien ni ne peut se dire autrement que par ce qu'il montre.


 

mercredi 19 juin 2024

Anouk Aimée, l’incarnation

A-t-on dit que, dans l’émotion provoquée par Un homme et une femme au moment de sa sortie, il entrait pour une part le souvenir proche et douloureux de la Shoah, en tant que la beauté particulière de l’actrice signait son appartenance à la communauté des victimes? Même si l’on n’en disait rien, on ne pouvait pas ne pas voir que la tristesse que montre le personnage ne tient pas seulement au deuil de son mari, mort dans des conditions accidentelles, mais plus profondément aux persécutions que l’Allemagne nazie avait infligées aux Juifs, jusqu’au cœur de Paris, avec la complicité de l’administration française et de sa police. Des persécutions injustes, scandaleuses sur lesquelles la France d’alors faisait encore silence, qu’on n’était pas loin de vouloir passer par pertes et profits, qu’on n’était pas loin de considérer comme “un détail de l’histoire”, mais dont la mémoire est portée (incarnée) dans le film par l’actrice elle-même, dans la réalité de son visage, de ses gestes et de sa voix.

lundi 10 juin 2024

Dire et montrer

  1. Qu’est-ce que je dis quand je dis que N. est un sage? Je dis que je tiens pour vrai que N. est un sage. J’exprime un jugement sans nécessairement apporter aucune preuve de sa véracité. En revanche, je peux citer diverses occasions dans lesquelles N. a montré sa sagesse, sans nécessairement affirmer qu’il est sage, sans même nécessairement employer ce mot. Dans ce cas, je ne dis pas que N. est un sage, je le montre. Ainsi, l’opposition entre dire et montrer peut ne pas impliquer une opposition entre la parole et l’image, mais rester contenue dans le champ du langage. Et nous pouvons ajouter qu’une fiction narrative ne consiste pas à dire mais plutôt à montrer. Et nous pouvons souligner encore que cette monstration de la fiction narrative peut s'opérer dans le champ de la littérature romanesque, qui reste contenue dans le champ de la parole, aussi bien que dans le champ de la narration filmique, qui ajoute à la parole des images et des sons.
  2. Mais revenons maintenant au cas où je m'emploie à montrer la conduite de N. Je peux donner des exemples qui illustreront tous la sagesse de N., ou en donner aussi qui illustreront sa folie, et d’autres encore dont on ne saura dire s’ils illustrent plutôt sa sagesse ou plutôt sa folie. La question qui se pose alors est celle de savoir si ma monstration repose sur un jugement personnel dont je m’efforcerais de convaincre les autres, ou si au contraire j'ai été incapable de me forger moi-même une opinion.
  3. Si ma monstration repose sur un jugement personnel, je dirais qu’elle a un sens (que je peux dire). Sinon je dirais qu’elle n’en a pas. Ou que, du moins, on ne l’a pas trouvé. Mais toutes ces questions relèvent de la question de la vérité, et il n’est pas du tout certain que la question sur laquelle reposent les fictions romanesques les plus significatives, les plus importantes, soit celle de la vérité.
  4. Dostoïevski n’a pas écrit Crime et Châtiment pour dire si Raskolnikov était un saint ou s’il était un fou. Il l’a écrit pour montrer (illustrer) quelque chose qui le hantait. Quelque chose qui existait tout à la fois dans son âme et dans le monde, et dont il se demandait s’il pouvait le partager. La question de l'écriture (littéraire ou filmique) est toujours tout à la fois celle de la réalisation et celle du partage. Puis-je donner une forme matérielle (duplicable) à ce qui est bien évidemment de l’ordre du fantasme, et cette forme pourra-t-elle être partagée et reconnue par d’autres?
  5. Les personnages sont au centre des fictions narratives mais ils n’en sont pas le sujet. Ce qui est le sujet d’une fiction narrative, c’est chaque fois ce que Ludwig Wittgenstein désigne comme un état des choses. Ou ce qu’on pourrait appeler aussi un visage du monde. Et chaque visage du monde a la forme d’une structure, ce qui signifie que tous les éléments qu’on peut y dénombrer n’existent jamais qu’en fonction des autres. Dostoïevski nous rend impossible de porter un jugement moral sur Raskolnikov (tel est son but) dans la mesure où il montre que celui-ci fait partie d’un état des choses, d’où il serait abusif (injuste) de l’extraire.
Je réponds ici à une série de notes de Michel Roland-Guill à propos d'Éric Rohmer.



dimanche 19 mai 2024

L'enfant, l'école et la langue

  1. La fonction de l'école a toujours été de fournir aux enfants des dispositifs favorables à l’apprentissage de l'écrit. On fait entrer un groupe d’enfants dans la machine et, si la machine fonctionne bien, ils apprennent à lire et à écrire. Cela, nous le savons. Cela a été démontré par des millénaires de tradition dans toutes civilisations du monde qui disposent de l'écrit. Au centre de ces dispositifs, il y a le maître. Le maître est celui (ou celle) qui fait fonctionner la machine, ce qui suppose qu’il la connaisse bien, qu’il ait été formé à son utilisation, mais ce n’est pas lui qui l’a inventée, tout juste peut-il y apporter ici ou là tel minime perfectionnement, et dans la plupart des cas il n’a qu’une idée très approximative de la manière dont celle-ci opère sur ses élèves. Car savoir dans quelles conditions les enfants apprennent à lire et à écrire n’implique pas de savoir comment ni pourquoi ils le font. Et cette part de méconnaissance est bien inévitable par le fait que deux enfants n’apprennent jamais au même rythme, de la même manière ni pour les mêmes raisons. 
  2. La manière dont les enfants apprennent l'écrit est conditionnée par le rapport qu’ils entretiennent avec la langue (que je suis tenté d'écrire lalangue, à la manière de Jacques Lacan). Elle dépend de savoir: 
    1. Quelle langue ils parlent à la maison;
    2. Si, à la maison, on leur a lu des histoires, ils ont appris des chansons, des comptines;
    3. Si leur prononciation est correcte, si en répétant des comptines ils ont été capables déjà de scander les syllabes en frappant dans leurs mains;
    4. Si la maîtresse ou le maître est gentil, s’il se montre bienveillant, s’ils ont envie de lui plaire parce qu’il a de beaux yeux, une jolie voix;
    5. Si les premiers mots qu’on leur demande d'écrire sont choisis dans des phrases qu’ils aiment répéter, si certains de ces mots, par exemple, désignent leurs animaux favoris, réels ou légendaires (beaucoup de fillettes adorent les licornes, beaucoup de garçonnets sont très intéressés par les dinosaures, mais pas toutes ni tous);
    6. Si la nuit d’avant, ils ont bien dormi, s'ils ont fait de beaux rêves, ou si, derrière la porte de leur chambre, ils ont entendu leurs parents se crier dessus;
    7. Et de bien d’autres facteurs personnels de ce genre. 
  3. Je veux dire que les différentes manières dont les enfants apprennent à lire et à écrire ne dépendent que très accessoirement de leurs cerveaux, ceux-ci étant grosso modo tous les mêmes tandis que leurs histoires personnelles sont toutes différentes, et que la manière d'apprendre ne peut donc être décrite et modélisée que très accessoirement par les sciences cognitives. Et je veux dire aussi que, même d’un point de vue strictement pédagogique, la question ne devrait pas se poser en termes de méthodes, mais bien plutôt en termes d'outils, de dispositifs, ou d’environnements. Et j’ai parlé de la diversité des enfants, j’aurais pu parler aussi bien de la diversité des maîtres et des équipes pédagogiques. Si un maître aime La cane de Jeanne de Georges Brassens, et s’il se sent assez fort pour enseigner l'écrit à ses élèves en s’appuyant sur cette chanson, qu’il le fasse: il y a toutes les chances alors qu’il y réussisse très bien.
  4. Les apprentissages scolaires, pour les enfants comme pour les maîtres, sont d'abord affaire de liberté et de désir.

vendredi 17 mai 2024

L'école de la langue

  1. L'être parlant est soumis à l’ordre de la langue. Il l’est depuis son plus jeune âge et jusqu'à son dernier souffle. Et il l’est quel que soit son milieu social, son niveau de culture et son désir éventuel de “faire péter les règles”. À l’intérieur de cet ordre, il trouve sa liberté mais il n’est pas libre de s’en affranchir. Pour autant, s’il y est soumis depuis toujours, ce n’est pas depuis toujours qu’il en a conscience. Le petit enfant parle comme il respire, ce qui signifie que la langue qu’il parle et qu’il entend est pour lui un élément naturel, au même titre que l’air. Et il parle aussi comme il bouge ses bras et ses jambes, ce qui signifie qu’il a le sentiment que cette langue lui appartient aussi bien que son corps. Et il reste dans cette douce illusion jusqu'au moment de sa rencontre avec l'écrit.
  2. L'école a pour mission de ménager cette rencontre et de la nourrir. Les personnes qui nous gouvernent, et qui souvent sont fort instruites, peuvent décider que l'école aura désormais comme mission prioritaire d’enseigner les valeurs de la République, il n’en restera pas moins que les valeurs de la République appartiennent à l’ordre de la langue. Et que si l’ordre de la langue n’est pas reconnu pour tel, comme l’ordre le plus fondamental, auquel nous sommes tous soumis, les lois et valeurs de la République resteront lettres mortes.
  3. Or, en quoi cette rencontre avec l'écrit est-elle décisive? En ce que, bien sûr, l'écrit n’a rien de naturel. Il s'apprend pour autant qu’il s’enseigne. Les correspondances entre graphèmes et phonèmes sont, dans notre langue, irrégulières. Il n’existe pas de règles générales qui permettent de prédire comment se prononcera une lettre, ni comment s'écrira un son. Et elles se combinent avec des règles d’orthographe grammaticale qui rendent plus difficile encore pour les enfants de reconnaître les mots et plus encore de les écrire. 
  4. Cette difficulté est si redoutable, l'école se montre si peu capable d’en venir à bout, qu’on est tenté aujourd'hui d’en prendre son parti. Ce qui signifierait, non pas de renoncer à l'écrit mais, à tout le moins, de réduire l'écrit à l'épaisseur d’une simple transcription de l’oral, ce qu’on obtiendrait selon deux scénarios: 1) celui consistant à simplifier notre orthographe (ce qui s'avère presque impossible, sauf à la marge), et 2) celui consistant à compter pour rien (ou pour très peu) les fautes d’orthographe commises par les élèves (scénario qui s'institutionnalise dans le mode de notation du bac, et qui permet à des élèves ne sachant pas le français, ou très peu, de l’obtenir).
  5. Et en cela, on commet une bévue, car ce qu'on fait alors ne consiste en rien d’autre qu’à reculer pour ne pas sauter. Qu’à reculer pour ne pas se résoudre encore à enseigner la langue qui n’est sous aucun de ses aspects un élément naturel, ni sous aucun de ses aspects un code dont il suffirait de connaître les principes pour produire ou comprendre tous les énoncés possibles, mais qui est le fruit d’une longue tradition collective, à laquelle chaque locuteur participe, dans laquelle oral et écrit ont partie liée, dans laquelle oral et écrit ne font qu’un, mais dont la mémoire n’est contenue nulle part ailleurs que dans l'écrit.
  6. L'écrit est l'école de la langue. La différence entre un rappeur et Marcel Proust tient à ce que le second possédait un vocabulaire et une syntaxe bien plus riches que le premier et qu’en cela, sa liberté était plus grande. Ce n’est pas mépriser le premier que de le dire. La tradition du blues, par exemple, nous a appris qu’avec peu de mots et peu de notes on peut atteindre une puissance émotionnelle remarquable, et que cette puissance émotionnelle suffit à faire d'une chanson une œuvre d’art à part entière, mais la liberté du chanteur de blues n’en demeure pas moins plus étroite que celle de Marcel Proust. Or, la rencontre avec le livre s'opère pour certains déjà dans le milieu familial (comme ce fut le cas pour Marcel Proust), tandis que pour l’immense majorité des autres, il faut attendre l'école, et il faut encore que l’école remplisse sa mission qui consistera à apprendre aux élèves que la langue leur vient de l’extérieur, qu'ils n’en sont pas les maîtres et possesseurs, ni qu’il leur suffirait d’en apprendre les principes, mais qu’elle s’apprend des autres, auprès des autres, jour après jour, tout au long de la vie. Et que ceux qui sont les plus disponibles pour nous l’apprendre, les plus patients et les plus talentueux, sont ceux qui ont écrit. Dans leurs écrits.
  7. Le laxisme de l'école se soutient et se justifie de la position des socio-linguistes qui nous répètent que la langue évolue. Qu’elle n’est plus aujourd'hui celle de Molière ni d’André Gide. Et qu’elle n’est pas dans le 93 la même que dans les quartiers chics. Ce qui rendrait vain d’attendre que tous les jeunes, un jour, parlent la même. Or, cette position appelle deux objections majeures.
    1. La première consiste à se demander si la langue ne fait qu'évoluer ou si, au gré de cette évolution, elle ne s’appauvrit pas. Quand nous lisons les articles scientifiques des chercheurs d’aujourd'hui, nous sommes souvent frappés par la simplicité et la précision de la langue dont ils usent. Celle-ci n’est pas très différente de celle leurs prédécesseurs, en même temps que souvent elle nous paraît plus claire, plus efficace, plus coupante (si je pense au rasoir d'Ockham). En revanche, quand nous écoutons des chanteurs populaires, nous avons le sentiment que l’outillage linguistique mis en œuvre est bien plus pauvre, bien plus rudimentaire que celui de Georges Brassens, de Leonard Cohen ou de Bob Dylan.
    2. La seconde objection consistera à dire que si un être parlant nait et grandit dans le 93, il ne devrait pas être condamné pour autant à y demeurer le reste de ses jours. Et que, pour l’en sortir, il n'y a que l'école pour autant que celle-ci reste l'école de la langue, c’est-à-dire celle de l'écrit.
  8. Chaque fois que des violences se commettent dans les établissements scolaires ou autour d’eux, on nous redit que ces jeunes n’ont pas appris les règles du “vivre ensemble”, qu’ils sont manipulés par les réseaux sociaux et les fanatiques religieux. Et on nous dit aussi que c’est la faute des familles. Mais, très bizarrement, on ne parle pas de l'école, du rôle que celle-ci aurait dû jouer et que manifestement elle n’a pas joué. La relative impuissance de l'école, dans laquelle la nation investit tant d’argent, qui mobilise les talents de tant de professeurs, et qui attache les jeunes pendant si longtemps, reste un tabou dans notre pays.
  9. La langue est l'école de la loi. Et c’est cette école de la loi que l'école néglige. Traditionnellement, les enfants allaient à l’école pour apprendre la langue, et la langue leur apprenait qu’ils n'étaient pas seuls au monde, que leur liberté personnelle était soumise à un ordre qui les dépassait et qui les incluait. Et visiblement, ce n’est plus le cas aujourd'hui.
  10. L’école ne se justifie que d'être celle de la langue. Et la première chose qu’elle a à enseigner, c’est qu'on ne parle jamais qu’avec les mots des autres. Que la langue est un ordre dans lequel chacun peut s’exprimer dans la mesure où il accepte d'y être soumis.
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Cette note ramasse une série d'échanges que j'ai eus avec Michel Roland-Guill, en particulier le dernier en date de ce dimanche 12.

Voir aussi

jeudi 2 mai 2024

Une affaire d'élégance

Ma cousine Marie-Claude qui dit un jour, au milieu d’un repas de famille (je devais avoir treize ou quatorze ans, et elle à peine plus vieille): “Christian, il ne marche pas, il danse”. Comme j’en ai été touché. Mais une élégance, un raffinement, qui ne s’opposent pas à la culture populaire, qui s’appuient sur elle, qui tendent à la promouvoir en la nourrissant de beaucoup de choses distinctives de ce qu’on appelle la culture bourgeoise. En la faisant échapper à tout ce qui m’a toujours paru vulgaire chez les gens riches, à ce qui est vulgaire chaque fois aussi qu’on veut montrer qu’on a des goûts élevés, qu’on est instruit.

Pourquoi j’ai été tellement sensible à La Distinction de Pierre Bourdieu. Voir aussi mon Rêve de la cellule du PCF.

Il m’arrive de dire ces derniers temps que je ne fais pas partie de ceux qui écrivent pour donner le change aux éditeurs, mais pour trouver un registre d’élégance (d’acceptation, de simplicité) qui me convienne. 

Une conversation téléphonique, ce matin, avec Michel, où nous disions que les professeurs de français attendent d’abord de leurs élèves qu’ils pensent comme eux. Qu’ils partagent avec eux, non pas tant l’amour et la connaissance de la langue, que des valeurs et des goûts qui se distinguent et qui s’opposent tout à la fois à ceux du peuple et à ceux de la bourgeoisie entrepreneuriale et commerçante. Pour ma part, je n’ai rien contre la culture populaire, ni contre la culture entrepreneuriale et commerçante, et encore moins contre la culture des artistes qui ne sont pas eux-mêmes des bourgeois, ou dont il importe peu qu’ils le soient ou qu’ils ne soient pas.

Ce qu’on appelle “culture bourgeoise” n’est rien d’autre que la récupération du travail des artistes, d’un côté par les riches, de l’autre par les pédants. Car eux-mêmes ne sont jamais que des artisans en même temps que des gens du spectacle, quelque chose comme des forains (je pense tout de suite à Shakespeare, à Rameau, à Mozart, à Seurat). Aussi, lutter contre la culture dite bourgeoise revient à donner raison aux riches et aux pédants, à leur concéder que la culture des artistes leur appartiendrait, ce qui n’est pas le cas, même quand celle-ci est très savante, très instruite des auteurs anciens, de la culture classique (et là, je pense à Poussin).

Francis Ponge écrit: “Dans une gavotte de Rameau, toute la France danse, de façon à la fois noble et joyeuse, aristocratique et paysanne, enthousiaste et spirituelle: grave et gracieuse à la fois.”

Pour ma part, je veux dire que je ne vois pas bien la différence entre Raymond Chandler et Charles Baudelaire, entre John Huston et Milton Caniff, entre Bach et Thelonious Monk. Il me paraît évident que tous ces gens sont de la même famille, à laquelle j'appartiens aussi. Et que je n'ai rien de mieux à faire que poursuivre la tradition, avec les moyens qui sont les miens, avec amour et humilité.

lundi 29 avril 2024

De la Petite Madeleine

En psychanalyse, il y a le moment où tu racontes un rêve puis l’autre moment où, sur l’invitation du psychanalyste, tu te livres à des associations. Chaque élément du rêve donne lieu à une chaîne d’associations. Le récit du rêve peut tenir en quelques mots, les associations auxquelles il donne lieu sont potentiellement infinies. Et ces associations, tu ne les inventes pas, tu les découvres dans la mesure où elles étaient contenues dans le rêve. Si le rêve t'a frappé, t’a ému sans que tu saches d’abord pourquoi, c’est parce qu’il contenait cela aussi, et sans doute bien d’autres choses encore. Et c’est de la même manière que j'écris la plupart de mes textes auxquels j’ajoute le libellé d’Apparitions, en particulier celui intitulé Affaire de style, écrit la nuit dernière.  

J’en parlais hier avec Michel au téléphone, en déambulant entre les étaux du marché de la Libération, devant la gare du Sud, et Michel m’a fait remarquer que Proust ne dit pas autre chose dans le fameux passage de la Petite Madeleine trempée dans une tasse de thé où il indique: "Et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.”

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Sur le banc

Quelques jours plus tard, elle l’appelle de nouveau. Elle dit: — Daniel, j’ai un service à te demander. Est-ce que nous pourrions nous retro...