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Affichage des articles du juillet, 2024

Présences réelles

C’est le Vendredi saint de 1955, je marche avec ma grand-mère et ma mère sur une colline où il y a des eucalyptus, jusqu'à parvenir à une église dans l'ombre de laquelle nous faisons le signe de croix, allumons un cierge et disons quelques mots d’une prière avant de repartir. Le souvenir dit que nous visitons les églises une après l’autre à l’occasion du Vendredi saint, et que celui-ci précède de quelques semaines notre départ pour la France, pour mes parents et moi. Et ensuite, quand nous sortons de l’église, il se met à pleuvoir, une pluie très fine qui dessine au soleil comme un rideau de soie, et je me souviens aussi que, du haut de la colline, nous apercevons la ville et la mer dans la même luisance de la pluie mêlée au soleil. Le souvenir est d’une beauté parfaite. Le souvenir dit que je sais alors que notre pèlerinage précède de quelques semaines notre départ pour la France. Et il dit aussi que, du haut de la colline, nous apercevons la ville et la mer, mais il ne les mo

Les sports et la culture

Je prenais le café il y a peu sur la place Garibaldi avec Laure Quignard et Patrick Allemand quand, au détour de la conversation, Patrick nous a dit que, selon lui, les animateurs de clubs sportifs étaient aujourd'hui les vrais hussards de la République. J’ai applaudi à cette idée, et elle m’est revenue à l’esprit, l’autre soir, en regardant à la télé la cérémonie d’ouverture des JO. Je me suis dit que nous étions en train d’assister à un évènement historique d’une portée considérable, qui consistait dans la rencontre nuptiale et jubilatoire des sports et de la culture. Je ne suis pas assez bon connaisseur de l’histoire des sports pour juger s’il s’agissait là d’une première. Si je me trompe, on me corrigera. Mais c’est ainsi que j’ai vécu ce moment. Nos responsables politiques échouent, depuis des décennies, à réformer l'école. À lui donner plus de tranchant. À alléger le poids que la bureaucratie académique fait peser sur elle. À la faire davantage aimer des professeurs, auss

Where Is My Love

“J’aurais dû être avec les autres quand la police a envahi le squat de la rue Pierre Pietri, mais Arthur m’avait envoyé dans un appartement de la cité Aristote, à Bon Voyage. Vous connaissez? — Oui, bien sûr. Que faisais-tu là-bas? — J'étais chargé de peindre les murs. Depuis le début, j'étais chargé de petits travaux de peinture. Cela se passait dans des appartements qu'ils squattaient pour y accueillir des migrants, sans doute aussi des personnes qui étaient recherchées par la police mais que je n’ai jamais vues. Je prenais tout mon temps. Il me fallait un mois pour faire le travail qu’un autre aurait réalisé en trois jours. En plus, je pouvais rester des semaines sans rien faire parce que j’étais malade. Ils ne m’en faisaient pas le reproche. Ils me soignaient. Et d’habitude, le soir, quelqu’un venait me chercher en voiture pour me ramener au squat de la rue Pierre Pietri où je partageais le repas et où je dormais avec eux. Mais ce soir-là, ils m’avaient oublié. Cela arr

Le fugitif

Un soir, le téléphone a sonné. C'était Abel. J'étais resté sans nouvelles de lui depuis la faillite de l’imprimerie, mais j’ai reconnu sa voix. “Allo, monsieur Morel, c’est Abel. Vous vous souvenez de moi?” Aussitôt j’ai deviné la raison de son appel. Après un si long silence, il ne pouvait pas avoir d'autre motif. Ma voix tremblait mais je voulais penser que je me trompais peut-être. J’ai parlé comme celui qui ne veut pas savoir. J’ai dit: “Oui, bien sûr, Abel. Que devenez-vous depuis si longtemps?” Il devait être onze heures du soir. Je regardais un film. Abel avait trouvé mon numéro dans l’annuaire. Il n’a pas fait mine de répondre à ma question. Il a dit: “Je vous appelle parce qu’Arsène est chez moi, à l'hôtel. — À l'hôtel? — Oui, je suis propriétaire d’un petit hôtel, à Caucade, et Arsène est venu se réfugier chez moi. C’était il y a trois jours. Il est recherché par la police. Mais vous devez le savoir. Vous avez lu les journaux?” Si je le savais! Julius Orba

Génèse

Mes histoires reposent sur la distinction entre impressions de lieux et intrigue. Au départ, il y a des impressions rencontrées dans des lieux. Il s’agit de lieux épars, séparés, qui me sont familiers ou qui ne le sont pas, et qui ne communiquent pas, comme s’ils étaient incompatibles. Et ces impressions peuvent me venir de l’enfance, être restées en réserve dans ma mémoire depuis de nombreuses années, ou avoir surgi tardivement, un beau jour. Elles se composent toujours de plusieurs éléments, mais elles appartiennent toujours à l’ordre de l’imaginaire, ce qui veut dire qu’elles n’ont pas de sens, qu’elles ne me disent rien, que je peux à la rigueur essayer de les décrire, de les évoquer (de les montrer), ce qui est très difficile dans la mesure où le “film de la parole” ne permet pas de faire des plans fixes, de s’attarder sur rien, à la différence du “film des images” (M. Duras, à propos d' India song , 1975, voir aussi la place donnée au temps et aux plans fixes dans le cinéma

Transition

Je suis tenté d’ajouter beaucoup de choses à ce récit. De parler un peu de moi. De l'été étouffant où nous sommes, du bleu du ciel vers le soir, mais aussi de la fraîcheur que je garde dans le studio que j’habite, avec le store que je déroule sur mon balcon, et les tourterelles dans les feuilles des arbres qui bruissent devant, dont je ne sais pas les noms, maintenant que j’habite dans les quartiers nord de Nice et non plus à Contes où j'étais professeur.  Là-bas aussi, à la même saison, je passais de longues soirées sur mon balcon, à observer les tours grises de la cimenterie et les terrains de sport où se retrouvaient les jeunes, Arsène et Elvire parmi les autres, à la tombée de la nuit et encore quand la nuit était venue. Je les voyais alors éclairés par de hauts lampadaires dont la clarté jaune leur faisait des visages étranges, mais de si loin pouvais-je les voir, ou fallait-il que je m’approche, suivant la route toute droite, bordée de platanes? C’était à l’heure où, dans

Le glacier

Cette nuit-là, Arsène devait raconter aussi: “Il y a des images d’elle que je garde. Il y une image d’elle que je garde je ne sais pas pourquoi. C’était l’été où nous avions passé le bac. Il était convenu avec mes parents qu’à la rentrée j’irais à Paris, et à ce moment de l’été, je revenais d’un séjour que je faisais tous les ans en Suède, dans la famille de ma mère, et il n’était pas prévu que je reste longtemps, mais quand je suis arrivé j’ai retrouvé Elvire. Nous n’étions pas ensemble. Déjà quand nous étions très jeunes, nous n’étions pas ensemble. Nous nous retrouvions à l’improviste puis nous nous séparions le lendemain ou quelques jours plus tard. Elvire ne voulait pas qu’on dise qu’elle était ma petite amie, ni celle de personne, mais surtout pas de moi. Elle ne voulait faire aucun projet avec moi. Ce que nous faisions ensemble, quand nous étions ensemble, c’était toujours à l’improviste, et le lendemain il fallait que j’oublie. C’était comme si chaque fois c'était une erreu

Arsène raconte

“Mais non, ce n'étaient pas des étudiants”, devait me déclarer Arsène la dernière fois que je l’ai vu, ce jour où pour la première fois il m’a parlé comme sans doute il n’avait jamais parlé à personne auparavant, jamais du moins aussi longtemps, tandis que nous marchions au bord de la mer en direction de l’aéroport, que nous regardions les avions atterrir et s’envoler dans la nuit, et que moi-même je l'écoutais comme sans doute je n’avais jamais écouté personne, et sans doute savions-nous alors sans nous le dire qu’il n’embarquerait pas le lendemain à l’aéroport ainsi qu’il avait prévu de le faire en destination de je ne sais plus quel pays, comme il avait beaucoup compté de pouvoir le faire depuis que l’attentat avait été commis, c'était sa dernière chance, en sachant tous les deux qu’il serait arrêté avant, au tout dernier moment, comme cela se termine dans les vieux films d’aventures policières, et peut-être abattu s’il tentait d’échapper à cette arrestation. “Oui, enfin

Le KWa

Je suis debout, sur le trottoir opposé, et je regarde Arsène au milieu de ses amis, derrière la vitre du Sélect. Je ne les entends pas. J’imagine ce qu’ils se disent. Je ne suis pas dans le film, j’en suis le spectateur intermittent, et cette histoire m'est pourtant la plus personnelle. Il n’y a pas d’histoire qui me soit plus personnelle que celle d’Arsène et Elvire, que j’ai si peu connus, que j’ai regardés de loin. Et pendant plusieurs années encore, ce fut l’oubli, jusqu'au jour où de nouveau je l'aperçois derrière les vitres d’un café, mais cette fois ce n'était plus Le Sélect, c'était un bistrot de miséreux, le KWa, situé à l’angle de la rue Vernier et de la rue Trachel, devant lequel je passais souvent depuis que j'étais revenu à Nice, où se retrouvent à longueurs d’années des hommes de tous âges, immigrés d’Afrique du Nord, accablés de tristesse, dont certains au moins attendent là, dès le matin, en buvant des cafés, qu’un contremaître vienne les cherche