Affichage des articles dont le libellé est Ceux d'ailleurs. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Ceux d'ailleurs. Afficher tous les articles

dimanche 4 mai 2025

Patrick Modiano et Fip

Fip est “la radio la plus éclectique du monde”. C’est son slogan. En cela, c’est celle où l’auditeur est le mieux livré aux hasards de ce que Patrick Modiano appelle “l'éternel présent”. Les titres musicaux se succèdent en continu, jour et nuit, choisis dans tous les genres et de toutes les époques. Le concept est hérité de l'ancienne émission de Paris-Inter intitulée Travaillez en musique! Vous travaillez dans votre bureau ou dans votre atelier et Fip vous offre un fond sonore auquel, la plupart du temps, vous ne prêtez pas attention, vous avez trop à faire, jusqu'à ce que soudain une musique vous accroche l’oreille.
Le plus souvent, c’est une musique que vous connaissez et qui vous transporte aussitôt à l’époque où vous l’avez entendue pour la première fois, ou dans un moment marquant de votre vie, que vous n'êtes pas prêt d’oublier, soit parce que vous étiez seul à vous morfondre dans votre chambre d’adolescent, avec des posters aux murs, soit au contraire parce que votre flirt d’alors vous avait rejoint dans la même chambre, ce même dimanche après-midi où vos parents avaient eu la bonne idée d’aller voir ailleurs, en emmenant votre petite sœur. Mais il peut s'agir aussi d’une musique que vous ne connaissiez pas, que vous n’avez jamais entendue, et qui vous subjugue. Une musique qui tombe du ciel, à propos de laquelle vous vous demandez ce que c’est, d’où ça sort, un peu de la même manière que le petit Elliott, dans le film de Steven Spielberg, découvre l’extraterrestre et l'entraîne dans sa chambre.
Le plus souvent, les titres des œuvres ne sont pas indiqués. Aujourd'hui, vous pouvez les retrouver au fur et à mesure sur le site internet de la station, mais à l’antenne ils ne sont pas dits, ce qui a pour effet que les musiques flottent mieux encore dans le vide intergalactique, comme en apesanteur.
Ajoutons les voix de femmes, uniquement des femmes, qu’on surnomme les fipettes, qui interrompent le programme musical, à intervalles réguliers, pour distiller des informations culturelles, principalement des annonces de concerts, partout en France, d’un ton délicieusement mutin. Vous ne voyez pas leurs visages, elles n’ont pas de visages, tout juste parfois, avec beaucoup d’entraînement, pouvez-vous accrocher un prénom à la voix suave de l’une d’elles. Et ces personnes invisibles vous font rêver. Vous songez que, tout au long de l'année, elles doivent recevoir quantité d’invitations aux concerts qu’elles annoncent à l’antenne, ce qui les fait sortir plusieurs fois par semaine dans Paris, jusqu'aux petites heures de la nuit. Ces sorties font partie de leur métier. Elles sont leur apanage, elles ajoutent à leur prestige. Et que vous vous trouviez, une nuit, à marcher dans les rues de Paris en compagnie de l’une d’entre elles, comment ne pas imaginer le scénario qui vous en offrirait l’occasion?
Vous avez échangé quelques mots avec cette inconnue pendant le concert, à propos d’une écharpe qu’elle avait laissé tomber. À propos du nom du bassiste que vous n’aviez pas bien entendu. Ou d’un titre en anglais. Comme elle a eu la gentillesse de vous répondre, vous n’avez pas tenté de la retenir de crainte de paraître importun. Et voilà que plus tard, quand le concert s’est terminé, et que vous êtes parti, non sans penser à elle mais sans espoir de jamais la revoir, vous vous retrouvez en sa compagnie à l'entrée d’une station de métro dont les grilles sont fermées.
— Il est donc si tard? dit-elle. Je n’ai pas regardé l’heure.
Est-ce bien à vous qu’elle s’adresse? Vous êtes seuls, tous les deux, perchés au sommet des escaliers.
— Oui, il est bien tard, répondez-vous. Moi non plus, je n’ai pas regardé l’heure. Le temps passe si vite! Vous habitez loin? Voulez-vous que j’appelle un taxi? À moins que nous marchions…
— Oui, marcher, pourquoi pas? vous répond-elle. Et vous, où habitez-vous?
J’ai tendance à penser qu’elle habite du côté de Caulaincourt, tandis que vous, ce serait plutôt à l’opposé de la butte, du côté des Martyrs. Mais ces détails importent peu. L'important, c’est le bruit de ses talons qui claquent sur le pavé des rues désertes, et peut-être le moment où sa main viendra s’appuyer sur votre bras (elle dit: “Je peux?”) parce que, sur les pavés inégaux, elle craint de se tordre une cheville.
Dois-je ajouter qu’en passant sous les réverbères, devant les vitrines des magasins qui restent éclairées, vous avez à peine le temps de voir son visage de profil. Et vous vous dites alors: “Et s’il m’arrivait de la croiser demain, en pleine lumière, parmi d’autres femmes… est-ce que je saurais encore la reconnaître?”
Dans plusieurs romans de Patrick Modiano, surtout ceux de la dernière période, on voit le narrateur errer la nuit dans les rues de Paris en compagnie d’une jeune femme au passé trouble et qui sortira bientôt de son existence de façon mystérieuse, comme elle y était entrée. Ces jeunes femmes ont chaque fois un prénom différent, comme le narrateur lui-même a chaque fois un prénom différent. Pourtant, dans le souvenir que nous gardons de nos lectures, elles se confondent, comme s’il s’agissait chaque fois de la même créature mythologique qui se dédouble à l’envi, ou comme s'il s’agissait de nymphes de la même escouade, celles qui entouraient le corps nu de Diane quand Actéon l’a surprise au bain.

samedi 3 mai 2025

Bientôt cinq ans

Le reste, ce qui se passait chez Viviane, au 26 de la rue Verdi, je l’ai appris par Daniel. Non pas qu’il m’en ait dit beaucoup, il n'était pas bavard, et à présent, quand il venait chez moi, nous jouions aux échecs. Sans lever les yeux de l’échiquier, en préparant ses coups, il lui arrivait de livrer deux ou trois informations concernant ce qu’il avait vu là-bas, qu’il laissait échapper par inadvertance, comme s’il s'était parlé à lui-même. Il disait:
— J’y suis retourné hier soir. L’infirmière était là, elle s’appelle Flora Zambetti, elle paraissait surprise de voir que j’avais les clés. Viviane l’a rassurée. Elle lui a dit que j'étais le petit ami de sa nièce Cynthia.
Oui, le petit ami de Cynthia, ce que Daniel avait toujours été, depuis qu’ils étaient sortis de l’enfance, Cynthia et lui, même si à présent elle se mariait avec un autre. Il disait encore:
— Dans le salon, il y avait une odeur de tabac. J’ai demandé à l’infirmière si c'était elle qui avait fumé. Elle m'a répondu que non, qu’elle ne se serait pas permis. Elle m’a dit que Viviane avait un paquet de cigarettes et un briquet cachés sous son oreiller. Elle tombait dessus quand elle refaisait son lit ou qu’elle l’aidait à changer de pyjama. Viviane ne se souciait pas alors qu’elle les voie. Était-ce moi qui les lui avait fournis? J’ai répondu que non. Elle m’a demandé s’il fallait qu’elle les mette dans sa poche et qu’elle me les donne. Il suffisait qu’elle glisse sa main sous l’oreiller. J’ai répondu que non, bien sûr, Viviane n'était plus une enfant. Et d’ailleurs, était-il important qu’elle fume encore, tant qu’elle pouvait le faire?
Et, quand je me retrouvais seul, ces rares paroles me trottaient dans la tête. J’y pensais, elles résonnaient comme en échos dans mon sommeil. J’arrangeais les phrases à ma manière, je remplissais les vides, je voyais défiler des images. Et, à partir du peu qu’il m’avait dit, je me faisais des films.

Après que l’infirmière était partie, Viviane s'endormait très vite, ou parfois s’endormait-elle avant. C'étaient quatre ou cinq heures d’un sommeil paisible, peuplé de rêves agréables. Mais ensuite, quand elle se réveillait, au milieu de la nuit, elle ne savait plus qui elle était ni où elle se trouvait. Elle n’avait pas eu le temps de s’habituer à ce nouvel appartement. Elle ne se souvenait pas que désormais elle habitait à Nice. Alors, sans même songer à faire de la lumière, elle quittait son lit, et un pied devant l’autre, très lentement, elle s’en allait explorer cet espace mystérieux où elle soupçonnait qu’un monstre était tapi, et où personne ne veillait sur elle.
Elle sortait de sa chambre, elle traversait l'entrée et bientôt elle pénétrait dans le salon où, par la fenêtre dont les rideaux n'étaient jamais tirés, filtrait un peu de la lumière de la rue. La faible lueur d’un unique réverbère qui se dressait au coin de la rue déserte, non loin de la vitrine du pharmacien toujours illuminée. Les tours de ses cartons d’archives se découpaient en silhouettes. Le fauteuil était juste là où il fallait pour l’accueillir. Il était grand comme une gondole. L’infirmière avait dit qu’elle ne devait pas attendre que la douleur fût trop forte, qu’elle prenne le dessus, pour avaler les cachets qu’on lui avait prescrits. Mais où étaient-ils? Il y en avait tellement! Bientôt sa main trouvait le chemin d’une lampe qu’elle allumait. Sur la table ronde, quelqu’un avait oublié une loupe, près du cendrier, et, comme par miracle aussi, les cigarettes et le briquets s’offraient à sa main dans une poche du pyjama. Et pendant tout ce qui restait de nuit, avant de s’endormir sur le même fauteuil, dans les premières lueurs de l’aube, elle scrutait à la loupe des photos qui lui glissaient des mains, l’une après l’autre.
Ce qu’elle pouvait y retrouver? Le visage de Judith, le sourire de Renji. Et surtout des souvenirs des voyages en Italie où elle avait entraîné sa nièce. Quel âge avait Cynthia quand elle lui avait fait découvrir la Madonna del Parto, sur un mur de la chapelle funéraire de Sansepolcro, ouverte en pleine campagne? Ou peut-être que non, elle dit: “Je me trompe!” Elle confond les lieux et les dates. Quand Cynthia avait dix ans, la Madonna del Parto n'était plus en pleine campagne. Elle avait déjà été déplacée à l’abri dans le musée de Monterchi. Et quand avaient-elles visité ensemble l'église d’Arezzo où est peinte la Légende de la vraie croix? Elles y avaient passé toute une semaine, elles avaient circulé en autobus dans toute la Toscane. Et quel âge avait-elle encore, peut-être quinze ans, quand elles étaient toutes les deux à Paris et que, par un jour de pluie, elle lui avait fait écouter sur Youtube les cours de Daniel Arasse?
Avant de s’endormir, ou peut-être déjà dans son sommeil, deux vers lui sont revenus à l'esprit, et ils l’ont fait sourire:
Un cœur tendre qui hait le néant vaste et noir,
Du passé lumineux recueille tout vestige.

vendredi 2 mai 2025

Une maison à Gairaut

Sur la colline de Gairaut, il reste une maison abandonnée. Il faut se dépêcher pour la voir, elle ne restera plus longtemps debout. C’est le commissaire Langlois qui m’a raconté l’histoire de Flora Zambetti et de la maison abandonnée. Il l’a fait quand l'histoire a trouvé son dénouement. Son récit m’a permis de recoller les morceaux.

Flora Zambetti était infirmière. Elle était atteinte de troubles de la personnalité, ce qui ne la rendait pas toujours disponible pour exercer sa profession. Il y avait des périodes durant lesquelles elle n'était capable de rien, tout juste de ne pas avaler deux ou trois boîtes de médicaments, ou de se tailler les veines, ce qui lui était arrivé de faire quand elle était jeune. C'était une infirmière libérale, une agence d'aide à la personne lui trouvait des clients. Elle ne voyait pas d’inconvénient à habiter seule un logement social dans le quartier prétendument “défavorisé” de l’Ariane. Elle disait même qu’elle était ravie d’habiter là.

À l'Ariane, la vie associative favorise l’entraide entre les communautés. Flora s’y sentait comme un poisson dans l’eau. Elle était de toutes les fêtes, de tous les spectacles de rue, de tous les repas en plein air où chacun apporte ce qu’il a préparé dans sa cuisine et qui est une spécialité de son pays. Elle adorait les tajines, les paellas et les couscous. Elle ne buvait pas d’alcool. Elle ne fumait pas de cannabis. Elle était de toutes les initiatives solidaires. Quand c'était Noël, quand il faisait trop chaud, quand il faisait trop froid. Dans tous les moments où on avait besoin d’elle, elle répondait présente, sauf, bien sûr, dans ceux où elle n'était plus là du tout. Où elle avait sombré. Où elle s’enfermait chez elle, où elle ne mangeait plus, où elle ne s’habillait plus, où elle ne se lavait plus, où elle ne répondait plus au téléphone. Une ou deux voisines avaient le privilège exclusif de communiquer avec elle à travers la porte palière de son appartement, voire, au bout de quatre ou cinq jours, de lui faire entrouvrir cette porte. Elles lui apportaient alors une bouteille de lait et un paquet de céréales, comme pour un chat. Dans la phase conclusive de la crise, elles pouvaient même la suivre dans sa salle de bain pour lui laver les cheveux. Quand ses cheveux étaient propres, qu’elle avait enfilé son vieux jean et une chemise propre, on pouvait ramener la pauvre Flora dans le monde des vivants. On lui disait: “Ce soir, il y a un karaoké chez Georges. Il faut absolument que tu viennes!” Et si, ce soir-là, Flora se levait à son tour pour chanter, le micro à la main, Marcia Baïla des Rita Mitsouko, ou Libertine de Mylène Farmer, ou Macumba de Jean Pierre Mader, on applaudissait très fort, on savait qu’elle était sortie d’affaire, et qu'on était tranquille pour quelques mois.

Avec les années, les crises s’espaçaient et Flora devenait capable de mieux les gérer. Elle s'investissait davantage dans les activités du Planning familial. Elle y côtoyait des jeunes femmes qui l'aimaient, qui la respectaient, qui prenaient soin d’elle, qui la regardaient comme une pionnière. On pensait même l’interroger devant une caméra vidéo pour faire d’elle un portrait, où elle évoquerait l’époque héroïque du MLF, des luttes pour le droit à l’avortement, où elle ranimerait la mémoire de toutes les amies et de tous les amis qui avaient disparu, en quelques années, victimes du SIDA. Et puis, un évènement inattendu s’est produit. Un notaire a pris contact avec elle. Flora s’est rendue à son étude en se demandant de quoi on allait l’accuser, et, une fois qu’elle s’est trouvée assise en face de lui, il lui a annoncé qu’elle héritait d’une maison à Gairaut.

Oh, c'était une toute petite maison, une masure abandonnée depuis longtemps, délabrée, inhabitable, mais qu’elle n’aurait aucun mal à vendre pour un bon prix à ses voisins. Elle se dressait sur un arpent de terre beaucoup trop étroit pour être constructible, ce qui diminuait de beaucoup sa valeur, mais elle était attenante à une villa dont les propriétaires souhaitaient agrandir le terrain. Le notaire ne lui a pas dit que ces voisins parlaient de la masure comme d’une “verrue” qui gâchait le paysage. Qu’ils étaient impatients de la raser pour construire à la place une pergola. Ils l’agrémenteraient de plantes grimpantes. Celles-ci fleuriraient au printemps et les oiseaux viendraient y battre des ailes.

Flora a eu l’esprit troublé par cette annonce. Elle qui n’avait jamais rien possédé, qui circulait en cyclomoteur, voilà qu'elle se retrouvait propriétaire d’une maison à Gairaut. Il ne lui était pas arrivé trois fois dans sa vie d’aller se promener sur cette colline si proche de la ville, qui en était devenue un des quartiers les plus huppés.

Jadis, la colline de Gairaut était un paradis. Elle était couverte de fermes où on élevait des moutons, et de serres où on cultivait des œillets. Mais la vue qu’elle offrait sur la ville et sur l’étendue de la mer, jusqu'aux montagnes corses, et le climat si propice qui y régnait, ne pouvaient pas manquer d’aiguiser l'appétit des investisseurs.

En deux ou trois décennies, les fermes avaient laissé la place à des villas avec piscines, encloses dans des domaines résidentiels fermés par de hautes grilles, avec partout des caméras de vidéosurveillance et des vigiles en uniformes. Aujourd'hui, on aurait pu se croire à Hollywood Hills ou à Bel Air. Et dans tout ce décor de cinéma, il ne restait qu’un seul vestige de l’ancien temps: la petite maison dont héritait Flora.
 

jeudi 1 mai 2025

Une touriste anglaise

D’abord elle est ravie de son quartier. Elle a pris le temps de l’explorer avant de signer le compromis de vente. Elle a bien noté que la gare se trouve trois rues plus haut, ce qui facilitera ses voyages à Paris ainsi que ses déplacements ailleurs (elle ne conduit pas). Elle a bien noté aussi que la plage est quelques rues plus bas, où elle pourra descendre tôt le matin pour se baigner et prendre le soleil avant qu’il ne fasse trop chaud. Elle a repéré la rue Alphonse Karr où sont les boutiques de mode. Plus à l’est, les Galeries Lafayette et la librairie Masséna. Elle s’est promenée toute une journée dans la vieille ville et du côté du port. Elle a déjeuné rue droite, chez Acchiardo. Par deux fois, elle a parcouru l’avenue Catherine Ségurane puis la rue de Foresta, depuis la place Garibaldi jusqu’au port. Arrivée là, il semblait que la tête lui tournait. Tant d’air et de lumière. Une sensation qu’elle avait éprouvée quelquefois à Marseille, aux alentours de l’Abbaye Saint-Victor. Que la terre se mettait à trembler, que les navires allaient s'élever sur l’horizon de mer avant de basculer et disparaître derrière lui, dans le vide. Elle était saisie d’émerveillement devant tant de beauté mais aussi de peur. Prise de vertige et comme si elle allait se mettre à saigner du nez.

Quand elle était jeune, elle était mince mais pas tout à fait assez grande pour faire le mannequin, et un jour, dans le salon d’essayage de la place des Victoires, Renji Takemura lui a demandé de prendre des photos d’un modèle. Il savait qu’elle faisait des photos, qu’elle avait toujours son Nikon dans son sac, elle lui avait montré des photos qu’elle avait faites et qui lui semblaient pas mal, mais il les avait regardées très vite, sans faire de commentaire, ce qui l’avait déçue, et ce jour-là le photographe de l’agence n’avait pas pu venir, et Renji Takemura lui a demandé de photographier sous tous les angles l’essayage d’une robe dont il n'était pas satisfait, sur laquelle il voulait travailler encore. Qui lui donnait du mal. Le temps pressait. C'était à la veille d’un défilé important, le premier depuis qu’il avait créé sa marque. Il n'était pas à prendre avec des pincettes. Toute la presse serait là. Elle a capté les moues, les sourires, les gestes et les mouvements du corps de la jeune femme qui se prêtait à ce jeu, et que la présence de Viviane semblait rassurer. Et, à partir de ce jour, Renji n’a plus cessé de faire appel à elle dans diverses occasions. On l’appelait au téléphone pour lui dire: “Renji Takemura vous veut près de lui pour son défilé de Londres ou de Milan, la semaine prochaine. Je lui dis que c’est possible?” Et elle répondait: “Bien sûr que c’est possible!” Elle était folle de joie qu’il pense encore à elle. Elle courait préparer son Leica et un Polaroid.

L'idée, quand elle s’est décidée à acheter cet appartement, était qu'elle puisse retourner à Paris très souvent et, en retour, qu’elle puisse recevoir chez elle ses amis parisiens, Judith bien sûr, Cynthia bien sûr, Paul et Louis, et pourquoi pas aussi Renji Takemura lui-même. Elle rêvait de lui faire découvrir la vieille ville, visiter l'église Sainte Rita où ils auraient allumé un cierge au pied de la statue, de l’emmener manger des ravioli à la daube chez Acchiardo, et de lui faire découvrir cette enfilade magique de l’avenue Ségurane et de la rue de Foresta qui débouche au-dessus du môle, sur le port.

Elle a pris l’autobus pour aller une fois à Monaco, une autre fois à Vintimille. À Monaco, elle a passé beaucoup de temps devant les aquariums du Musée Océanographique. Elle a acheté un chapeau cloche, en paille, avec un ruban, pour se protéger du soleil, qui la faisait ressembler aux modèles de ses photos, et à ce qu’elle appelait dans son esprit “une anglaise sur le continent”. Elle a relu Chambre avec vue sur l’Arno, elle a revu le film. Elle emportait dans son sac un thermos de thé et des biscuits. Tout s’est passé si vite. Elle emportait un guide touristique à la couverture verte. Elle se demandait d’où venait ce parfum d’aventures qu’on respire sur les corniches du bord de mer, quand on roule en direction l’Italie. Elle évitait de déjeuner dans les restaurants, elle préférait les bancs des jardins publics où elle mangeait des sandwichs au jambon, achetés dans des boulangeries avec des petites bouteilles d’eau.

Était-il possible qu'alors elle ne sache pas? La crise sanitaire n’avait pas commencé, elle en était à ses prémisses mais personne n’y prêtait attention, surtout pas elle. Les mesures restrictives sont intervenues dans la semaine de son déménagement. Soudain le monde a changé d'aspect. Le sang s’est retiré des places et des rues. Soudain on a porté des masques blancs et on a eu peur des autres. Et la même peur s’est déclarée à l’intérieur de son propre corps. Quelque part dans sa poitrine.

mercredi 30 avril 2025

26, rue Verdi

L’appartement paraît trop grand pour elle, une personne seule et fragile qui n’a pas eu le temps de s’y habituer, pas même celui d’y déballer toutes ses affaires. Les archives photographiques ont été déposées dans la pièce la plus grande, prévue pour servir de salon et dont la fenêtre donne sur la rue. Attenante au salon, elle aussi côté rue, une prétendue “chambre d’amis” où rien n’est à sa place, pas même le lit qu’on lui a livré, dont le matelas et le sommier restent emballés dans leurs linceuls de plastique transparent. Sa chambre s’ouvre à l’opposé de l'entrée, côté cours. À la différence des deux autres pièces, celle-ci est meublée sans qu’il y manque rien et avec goût. Enfin, attenante à la chambre, elle aussi côté cours, la cuisine.
Côté rue, côté cours, comme le jour et la nuit. Comme deux mondes différents. Et la peur dans l’espace qui les sépare, qu’elle franchit la nuit, comme une somnambule, sans seulement allumer la lumière.
Les archives photographiques sont restées enfermées dans des caisses qui s’empilent partout dans le salon. Elles forment des tours de hauteurs inégales, comme celles d’une ville, et laissent juste assez de place au sol pour un fauteuil Eames Lounge et son repose-pied. Avec, à côté du fauteuil, une petite table ronde sur laquelle sont posés une théière japonaise, une tasse et un cendrier.
Le projet était simple: réunir une soixantaine de photos, parmi les plus connues et d’autres inédites, qui jalonnaient quarante ans de carrière et qui viendraient illustrer un livre d’entretiens composé en dialogue avec le créateur de mode Renji Takemura. Renji en avait eu l'idée, il l’avait soumise à son éditeur avant d’en faire part à sa vieille amie.
Renji est plus vieux qu’elle d’une dizaine d'années. Ils se sont connus quand Viviane était encore mannequin, et quand lui-même venait à peine de créer sa marque et d'ouvrir sa boutique de la place des Victoires. Et aujourd'hui, Renji est bien plus célèbre qu’elle, et bien plus riche. Sans lui, elle n’aurait jamais obtenu la commande de ce livre. Ils ne s’étaient plus rencontrés depuis longtemps, ou seulement en coup de vent, elle aurait dit qu’il l’avait oubliée, et voilà qu’il lui proposait un dialogue qui couvrirait une centaine de pages, au fil desquelles ils évoqueraient leurs carrières respectives, ils définiraient le sens de leurs recherches, elle finirait enfin peut-être par préciser ses intentions. Par dévoiler certains souvenirs qui nourrissaient son travail créatif. Sa manière si particulière de photographier des femmes. Ce côté sombre, ou nocturne et presque fantastique, en même temps que, sur ses photos, ces femmes sont si jolies. Et c’est l'idée de ce livre qui l’avait décidée de s’installer à Nice. Elle voulait profiter pleinement de cette opportunité qui lui était offerte et qui ne se présenterait pas deux fois. Elle voulait que Renji soit fier du livre qu’ils signeraient ensemble.
Et dans les premières semaines, le système a très bien fonctionné. Elle passait beaucoup de temps dans sa chambre, allongée sur son lit, où il lui semblait bien naturel d'avoir à récupérer de la fatigue que le déménagement avait entraînée, à vider ses poumons de toute la poussière qu’elle avait respirée. Elle jouait au Sudoku sur son iPad, elle regardait des documentaires sur son écran de télévision. Puis, à d’autres moments, elle passait au salon pour ouvrir ses archives, feuilleter un album puis l’autre, allumer une cigarette, l'éteindre parce qu’elle avait un goût amer, et prendre des notes au feutre bleu, dans un cahier Clairefontaine qu’elle avait acheté tout exprès.
Et puis, très vite, le système s'est détraqué. Les pièces de la mécanique se sont enrayées, déboitées, les tours formées par les cartons d'archives ont semblé prêtes à s'écrouler. Une toux qui empirait et qui à présent la réveillait la nuit. Un médecin qu’elle avait consulté sur l'insistance de sa nièce, qui l’avait accompagnée jusque dans la salle d'attente de son cabinet. Une radio des poumons. Et, à peine trois jours plus tard, le verdict.

mardi 29 avril 2025

Sur le banc

Quelques jours plus tard, elle l’appelle de nouveau. Elle dit:
— Daniel, j’ai un service à te demander. Est-ce que nous pourrions nous retrouver en ville?” Et, bien sûr, Daniel accepte sans demander davantage d’explications.
En temps ordinaire, ils se seraient retrouvés chez elle, rue Parmentier, ou alors au Canastel, au bas du boulevard Gambetta. Le Canastel est un café, ou plutôt un glacier, que Daniel fréquentait déjà avec sa mère, quand il était enfant. Ils descendaient à la plage, depuis la rue Kosma, par le boulevard Gambetta, et le soir, en retournant chez eux, ils s'arrêtaient au Canastel pour manger une glace ou boire un lait frappé. Quand il a rencontré Cynthia, il a voulu lui faire connaître cet endroit. Ils y sont venus souvent, pour être seuls. Mais à présent, il ne peut plus être question qu’ils se retrouvent à l’appartement de la rue Parmentier, que Cynthia n’habite plus, qu’elle a vidé de tout ce qui lui appartenait, dont elle garde les clés mais qui représente pour eux une zone bien trop dangereuse pour qu’ils osent s’y risquer. Et quant au Canastel, il est fermé, ainsi que tous les cafés et restaurants de la ville, ainsi que la plupart des commerces, depuis le début de la crise sanitaire. Aussi, pour leur rendez-vous, ont-ils choisi un banc du boulevard Victor Hugo, qui est large et tout droit, bordé de grands arbres, et sur lequel les voitures sont si rares à circuler que les rares piétons marchent sur la chaussée, le pas lent et le visage couvert d’un masque.
Ils sont convenus d'un banc qui se trouve devant l’American Church, à l’architecture joliment gothique. Ils y arrivent ensemble et, dans les premières minutes, Daniel est surpris de ne pas souffrir davantage de retrouver la jeune fille. Il n'est pas sûr de la reconnaître, peut-être seulement parce qu’elle a un peu grossi, ou peut-être parce que ses fiançailles avec son nouvel amoureux ont suffi à faire d’elle une autre. Ils s’asseyent sur un banc et elle dit:
— Merci d'être venu. Je n’avais personne d’autre à qui je puisse m’adresser. Tu me diras si je t'embête. 
— Tu ne m'embêtes pas, je suis venu et je t'écoute. Dis-moi la suite!
Cynthia hésite. Elle ne sait pas trop par où commencer, puis elle dit:
— Voila! J’ai une tante, c’est la sœur aînée de mon père, elle s’appelle Viviane Jodelle mais elle s’est fait connaître sous le nom de Viviane Hayward. Elle est photographe, elle a été photographe toute sa vie et, il y a un an ou deux, elle a décidé de cesser ses activités et de venir à Nice. Toute sa vie, elle a habité à Paris et, à présent, elle voulait vivre à Nice. Elle a acheté un appartement, tout près d’ici, elle s’y est installée au début du printemps, et ce n'était pas plus tôt fait qu’elle est tombée malade. Vraiment malade. Elle se soigne, on pense la guérir, mais il se trouve qu’à Nice, elle ne connait personne. Je me fais du souci pour elle.
Ils sont assis côte à côte. Elle se tourne vers lui pour lui parler, tandis que lui évite de la regarder. Il baisse la tête, il regarde ses pieds. Il dit:
— Vous êtes proches? Tu la connais bien?
La jeune fille hésite encore, puis elle explique:
— Depuis que je suis enfant, j’ai souvent fait des voyages à Paris, toute seule, en train ou en avion, pour me réfugier chez ma tante. Tu comprends, elle n’a pas eu d’enfant, elle n'était pas mariée. Chez elle, j'avais ma chambre. Et plus souvent encore, je suis allée chez elle quand j'étais adolescente. C'était une femme libre. Je l’admirais. Je continue de l’admirer beaucoup. Et puis, elle était un peu célèbre. Elle connaissait beaucoup de monde. Les soirées chez elle, quand elle recevait des amis, ou que nous sortions ensemble, cela me changeait de La Garde et des amis de mes parents. Je n’en croyais pas mes yeux ni mes oreilles.
Il y a un silence. Les promeneurs qui marchent devant eux, au milieu de la chaussée, avec leurs masques sur le visage, ressemblent à des fantômes. C’est la fin de l'été. On attend depuis des mois que l'épidémie se termine, les autorités sanitaires le laissent espérer, mais rien n’est encore sûr. L’immunité collective se fait attendre. On vaccine et on teste à tour de bras. On compte les morts. Puis, c’est Daniel qui interroge:
— Et cette personne sait que tu t’en vas? Tu le lui as dit?
Maintenant il la regarde et Cynthia sourit. Elle dit:
— En tout cas, tu sais écouter! Je n’ai jamais vu quelqu'un qui sache écouter comme toi!
Il fronce les sourcils en même temps qu’il sourit à son tour. Il dit:
— Pas de flatterie, s’il te plaît! Continue ton histoire, réponds-moi!
— L’histoire, dit-elle, c’est en effet que Viviane ne connaît que moi dans cette ville. Si elle n’avait pas su que j’y habitais, sans doute en aurait-elle choisi une autre, moins éloignée de Paris. Et maintenant, elle est là!
— Tu continues de la voir?
— Je ne lui ai pas dit que maintenant, je suis retournée à La Garde. Depuis le mois de juillet, je prends le train une fois par semaine pour lui faire une visite.
— Et tu ne lui as pas dit non plus que tu allais habiter à Grenoble?
— Je voulais t’en parler avant. Oh, je ne te demande pas grand-chose, juste si tu pouvais aller prendre de ses nouvelles quelquefois, et me dire ensuite comment elle va, au téléphone! Ce serait tellement gentil! Tu serais un amour!
— Ce mot-là, évite-le, s’il te plaît… Tu prends des risques! Et tu oublies qu'elle ne me connaît pas!
— Eh bien, justement, j’ai pensé que nous pourrions aller la voir, tous les deux. Passer un moment avec elle. Je te présenterais comme mon meilleur ami. Je lui dirais comme tu sais bien faire les pâtes à la carbonara et même la soupe de légumes. Et ainsi, je trouverais le courage de lui dire que je pars à Grenoble!

lundi 28 avril 2025

Une autre piscine

Je ne connaissais pas Bertrand et Christine Jodelle, les parents de Cynthia. Je ne pouvais pas les connaître. Je n’avais pas assisté à la petite fête qu’ils avaient donnée dans leur villa de La Garde, autour de la piscine, à l’occasion de laquelle ils avaient annoncé les fiançailles de leur fille avec Laurent Basquié. Et Daniel ne pouvait pas me l’avoir racontée puisque lui-même n’était pas présent. Il en avait eu connaissance. Avant ou après, Cynthia lui en avait fait part. Alors qu’ils ne s'étaient plus revus depuis plusieurs semaines, elle l’avait appelé au téléphone pour qu’il en soit averti, pour que personne d’autre ne l’en informe avant elle. Et Daniel m’en avait parlé, un après-midi qu'il était venu chez moi. Qu’il me parlait du cinéma d’Éric Rohmer qu’il avait commencé à explorer sur ma recommandation, et dont il me disait qu’il commençait à comprendre, en effet, l'intérêt que j’y trouvais. Passant du coq à l'âne, en baissant les yeux, comme il a l’habitude de faire, il a dit:
— Cynthia m’a appelé hier. Elle voulait me dire que ses parents avaient annoncé ses fiançailles avec Laurent Basquié, son nouvel amoureux.
Il est peu probable qu’il en ait dit davantage, ce jour-là. Peut-être qu’il y est revenu un autre jour, mais pour cette fois, il ne s’est pas attardé sur le sujet, il s'est vite rabattu sur notre évocation commune de la dernière scène de La femme de l’aviateur. Si longue. Durant laquelle le personnage d’Anne, interprété par Marie Rivière, évolue en culotte et liquette blanches dans la minuscule chambre de bonne où elle habite, où François est venu la réveiller, le petit postier qui est amoureux d’elle, où elle va et elle vient devant lui, s’assied en tailleur sur son lit, se relève, marche, se retourne, sans aucun souci de le séduire mais seulement avec la volonté de lui dire qui elle est vraiment, dans quelle situation elle se trouve, amoureuse d’un autre, de lui dire qu'il faut bien qu’il comprenne, tout garçon et lourd qu'il est, jusqu'à éclater en sanglots. Une scène parmi les plus émouvantes de toute l’histoire du cinéma.
Pourtant, de cette fête à La Garde, j’ai l’impression de me souvenir comme si j’avais été présent parmi les invités. Non pas que j’y aurais participé comme un être réel, que j’aurais bu du champagne et bavardé avec les autres, qu’ils m’auraient vu, mais comme si j’avais assisté à une scène et une seule de son déroulement. Une scène que je suis maintenant capable de décrire dans la précision d’un détail qui m'étonne moi-même et qui tient de l’hallucination.

Il fait nuit. Quinze ou vingt personnes sont réparties dans la piscine et autour. Des réverbères sur les berges, des spots à l’intérieur. Bernard Jodelle a nagé. Maintenant il s’adosse dans un angle du bassin, les deux bras écartés posés sur la margelle, les jambes et les pieds nus qui remontent en équerre devant lui. Tout blancs dans l’eau émeraude, la peau fripée. Et il parle. Pas très fort. Bertrand Jodelle n’est pas une grande gueule, du genre à se vanter. Mais tout de même assez haut et clair pour que ses amis l’entendent. Sa voix se réfléchit à la surface de l’eau. Il annonce deux nouvelles. La première, que Cynthia vient d’être admise sur dossier dans une école d’ingénieurs, celle-là même dont elle rêvait depuis qu’elle était enfant. La seconde, qu’elle se fiance à un brillant épidémiologiste, membre de l’O.M.S. dont le siège se trouve dans le canton de Genève. Il dit aussi:
— Laurent avait son pied à terre à Genève mais ils habiteront à Grenoble où se trouve l'école de Cynthia. Laurent fera le trajet en voiture. D’ailleurs, il se déplace beaucoup. Nos experts européens sont très cotés, paraît-il, aux États-Unis, et aussi en Australie et au Japon. Je veux bien le croire.
Il dit aussi:
— Ils ont trouvé à Grenoble quelque chose à louer, de provisoire. Christine est allée aider sa fille à poser des étagères. Elle parle déjà d’y retourner pour poser des rideaux, un bon prétexte pour m’abandonner ici!
Il dit encore:
— Laurent pratique le trekking. Vous ne savez pas ce que c'est que le trekking? Rassurez-vous, je ne le savais pas non plus avant que ma fille me l'explique. C'est très simple. Le trekking est la forme extrême de la randonnée. Aux balades de trois ou quatre heures que nous faisons, vous et moi, sur les sentiers des Alpes, les trekkeurs préfèrent des randonnées de plusieurs jours, ponctuées de bivouacs. Laurent a promis à Cynthia de l'emmener bientôt faire un trek dans le canyon du Colorado. Il connaît l’endroit. Il lui a montré l’itinéraire sur la carte. Elle s'entraîne pour être à la hauteur en jouant au tennis. Mais il choisit pour son propre compte des destinations beaucoup plus incroyables. Il faut que je vous raconte. Je n'arrête pas de raconter cette histoire aux gens de mon équipe, et même à mes malades. Vous n’y couperez pas. Que ceux qui l’ont déjà entendue se bouchent les oreilles! C'était il n’y a pas si longtemps. J'étais rentré tard de l’hôpital, et quand nous avons fini de dîner, nous sommes restés ici, sur la terrasse, à dire des banalités en buvant une tisane. Nous avions éteint presque toutes les lumières à cause des moustiques. Je ne sais pas de quoi nous parlions. Cynthia avait son téléphone posé à côté d’elle et soudain celui-ci a émis un signal. Juste un petit éclair, comme une luciole. Elle avait reçu un message. Christine et moi ne disons rien, nous la laissons lire son message, nous voyons qu’elle sourit, qu’elle est émue. “C’est Laurent? lui demande sa mère. — Oui, c’est Laurent, répond Cynthia en continuant de lire. Il est en Mongolie, c’est le petit matin, il se réveille de son bivouac sur la rive du lac Khovsgol. Ils ont dormi près d’un camp de yourtes qui appartient à des nomades, éleveurs de rennes. Il fait froid, il boit du thé brûlant. Ils s'apprêtent à partir à la découverte d’un autre lac. Il pense à moi et il vous embrasse aussi. Attendez! Maintenant, il envoie des photos.”

dimanche 27 avril 2025

Daniel, le retour

Daniel venait me voir l’après-midi. Il m’appelait le matin pour me demander si j'étais libre, si cela ne me dérangeait pas, et comme j'étais toujours libre, nous convenions d’une heure, après la sieste, et à l’heure dite il sonnait à ma porte, et nous avions alors deux heures à être ensemble, à converser comme deux vieux amis, au bout desquelles il s’en retournait chez lui, tandis que je m’en allais faire, de mon côté, ma promenade du soir.
Quelques semaines avant le début de la crise sanitaire, il s'était réconcilié avec ses parents. Ceux-ci l’avaient convaincu d’accepter leur aide. Ils voulaient qu’il quitte son emploi de manutentionnaire au marché d'intérêt local pour reprendre ses études, ou, s’il ne voulait pas reprendre des études, qu’il ouvre un petit commerce dont ils financeraient l’installation. Et Daniel avait répondu que, s’inscrire à l'université, il n’en était pas question, mais un petit commerce, oui, pourquoi pas, et ils s'étaient étendus sur l'idée d’un magasin de vélos, dont le projet ne supposait pas un gros investissement. Ils avaient pris des contacts, ils s'étaient renseignés. Puis, la crise était venue et le projet avait été mis en suspens.
Il me parlait de la façon dont il occupait ses journées, des films qu’il visionnait sur son ordinateur, des vélos d’occasion qu’il remettait à neuf, chez lui, dans une pièce de son petit appartement de la rue Veillon dont il avait fait son garage, tandis qu’il évitait de me parler des parties de poker qu'il disputait, la nuit, dans divers endroits de la ville. J’avais compris assez vite qu’il jouait au poker d’une façon qui n'était plus tout à fait celle d’un amateur, et je m'étais inquiété des dangers que pouvait représenter, pour un jeune homme comme lui, la fréquentation de tripots clandestins. Mais ces craintes que je nourrissais l’avaient fait sourire, et vite il en était revenu au sujet qui me valait ses visites.
Il se disait très admiratif de l'étendue de ma culture cinématographique. Je lui répondais qu’à mon âge le catalogue des films qu'il aurait vus serait bien plus étendu que le mien, pour autant qu’il puisse exister un catalogue des films qu'on a vus, ou des musiques qu’on a entendues. Quand on a lu un livre, il y a de fortes chances pour qu'on le garde chez soi, qu’on le range sur une étagère, si bien qu’à l’avoir sous les yeux, ou seulement à pouvoir le retrouver un jour, à sa place parmi les autres, il y a de fortes chance aussi qu'on se souvienne de l’avoir lu et qu’on se souvienne de l’histoire qu'il racontait, tandis que d’un film qu’on a vu, ou d’une musique qu’on a entendue, on ne garde le plus souvent aucune trace matérielle, si bien qu’il y a toutes les chances qu’on l’oublie. Ou si on s’en souvient, bien des années plus tard, en un autre âge de notre vie, ce sera par hasard. Une scène, une image, une bribe de dialogue nous reviendra en mémoire sans qu’on sache nécessairement à quoi la rattacher. On se demandera même s’il s’agit du souvenir d’un film, ou pas plutôt d’un événement qu'on a vécu soi-même, d’une histoire qu'on nous a racontée, ou d’un rêve qu'on a fait. Je disais à Daniel:
— Tu verras un jour que, quand on devient vieux, on a la chance, ou la malchance, d'accéder à ce que Patrick Modiano appelle “l'éternel présent”. Celui dans lequel tous les âges se confondent, où les souvenirs les plus anciens n’ont pas moins de fraîcheur que ceux qui datent de la veille. Où ils flottent tous, sans ordre, sans même que tu sois toujours capable de dire s’ils se rattachent à des êtres réels ou à des inventions.
Mais il lui arrivait aussi de me parler de Cynthia. Elle n'était plus à Nice. La crise sanitaire avait entraîné la fermeture temporaire des universités, et ses parents l’avaient rappelée à La Garde, auprès d’eux.
— Mais elle te reviendra? lui disais-je.
Non, elle ne lui reviendrait pas, me répondait-il. Elle avait été admise à l’Institut polytechnique de Grenoble. Elle l'intégrerait à la rentrée d’automne. Une chance pour elle. Mais aussi, elle avait rencontré un garçon qui habitait Chambéry, plus âgé qu’elle, plus âgé qu'eux. Daniel ne savait pas trop comment ils s'étaient rencontrés, ni depuis combien de temps, mais Cynthia avait fini par lui avouer qu’elle était amoureuse, et ils avaient rompu.

samedi 26 avril 2025

D'un siècle à l'autre

Nous avions des discussions sérieuses en ce temps-là. Le printemps était précoce. Il inondait de soleil et de fleurs la colline du Parc Impérial où nous passions nos journées alentour du lycée, à circuler dans les petites rues qui se faufilaient entre les villas, la piscine à ciel ouvert et les courts de tennis, sans cesser de parler de choses que nous ne connaissions pas, mais dont le prestige nous attirait, ou qui nous effrayaient sans que nous osions le dire.
Il était question de la guerre froide, de la bombe atomique, du Spoutnik, de Youri Gagarine qui effectue le premier vol habité autour de la Terre à bord de Vostok 1, de Cassius Clay qui remporte le championnat du monde des poids lourds face à Sonny Liston en 1964, de la relativité d’Einstein, de Brigitte Bardot, de Maurice Béjart et de Pierre Boulez. Aux murs de ma chambre il y avait un poster qui montrait Charlie Chaplin assis sur la marche d’un perron en compagnie d’un petit garçon visiblement aussi pauvre et malheureux que lui, et un autre de Clint Eastwood, qui mâchouillait un cigare, le regard mauvais, avec sur l’épaule une cape mexicaine. Nous découvrions Bob Dylan en même temps que les Beatles. Et je ne tarderais pas à aller voir au cinéma Blow Up de Michelangelo Antonioni.
Nos principales sources d’information étaient les livres, bien sûr, mais aussi la radio. La télévision avait trouvé sa place dans les familles, mais elle trônait alors dans les salons et les adultes en surveillaient l’accès, tandis que les postes de radio s'étaient immiscées dans nos chambres, comme des passagers clandestins, entre la table étroite où nous faisions nos devoirs et notre lit.
C’est à la radio que nous avons appris à aimer la musique de notre temps, on l’a souvent dit, mais c’est elle surtout qui nous a fait découvrir l’espace d’un monde nouveau, sans frontières, où un homme seul pouvait s’adresser à la multitude des autres et les terroriser ou les charmer en temps réel.
Quand nous avons eu connaissance de l’événement, il était déjà ancien d’un quart de siècle. Un certain Orson Welles, dont nous découvririons plus tard le visage poupin, avait alarmé des foules d’auditeurs américains en leur annonçant, un soir, à la radio, que les Martiens nous avaient envahis. Son pseudo reportage rendait compte de la rapidité de leur attaque. Les services de police ont reçu les appels de ceux qui croyaient les voir au bout de la rue. On se rassemblait aux pieds des immeubles. On prenait la route avec toute sa famille. L’audace du canular nous a confondus, et c’est seulement après l’avoir appris que nous avons eu la curiosité d'aller voir Citizen Kane.
Il y avait, d’un côté, la logique de nos parents qui voulaient que les garçons aient la nuque rasée, avant peut-être d’aller se faire trouer la peau en Algérie ou au Vietnam, et il y avait par ailleurs le bonheur d’aimer la voix de Louis Armstrong sans rien savoir de lui.
Nous entendions des voix. Nous étions appelés par des voix comme l’avait été Jeanne d'Arc à Domrémy.
Longtemps, ces voix, je les ai oubliées. Je ne voulais plus les entendre. Puis elles ont recommencé à me parler quand j'étais vieux.
J’ai eu affaire à elles, de nouveau, au moment de la crise du COVID. Les livres que j’avais publiés au fil des décennies m’assuraient un confort modeste qui suffisait à mes besoins, et j’avais épuisé les ressources de mon imagination. Je ne me sentais plus capable d’inventer des intrigues sombres et compliquées, et d’y travailler comme un forçat pendant des mois sans savoir si j’en viendrais à bout. Je préférais me promener.
Les autorités sanitaires avaient drastiquement réduit les droits de se déplacer. Il y avait ceux qui étaient confinés chez eux avec des enfants qu’il fallait occuper, et ceux qui ne voyaient plus personne qu’aux fenêtres où les plus inventifs proposaient des spectacles de chant ou de rire que d’autres applaudissaient. Les villes du monde entier étaient entrées en léthargie. On voyait à la télévision les rues de Manhattan désertes. Les images qui nous venaient de Chine confirmaient les présages les plus funestes de la science-fiction. À Nice, sur les artères principales, la vigilance policière s'exerçait comme ailleurs, mais là où j’habite, dans les quartiers nord, on semblait nous oublier, et comme la plupart des magasins étaient fermés, j’avais l’impression d’errer dans une ville fantôme.
Puis, le soir, en rentrant de ces promenades, j’allumais la radio. Et c’est alors que j’ai recommencé à écouter de la musique, et aussi à m'intéresser à ceux qui avaient établi le programme de chaque rendez-vous. Je les imaginais enfermés derrière la vitre de leurs studios, et la manière familière et savante qu’ils avaient de commenter leurs choix me remplissait d’admiration. Je me disais que ces personnages invisibles, qui avaient consacré leurs vies à découvrir et à défendre le travail des autres, étaient comme des anges. Et j’ai eu le désir de mieux les connaître.

Patrick Modiano et Fip

Fip est “la radio la plus éclectique du monde”. C’est son slogan. En cela, c’est celle où l’auditeur est le mieux livré aux hasards de ce qu...