mardi 29 avril 2025

Sur le banc

Quelques jours plus tard, elle l’appelle de nouveau. Elle dit:
— Daniel, j’ai un service à te demander. Est-ce que nous pourrions nous retrouver en ville?” Et, bien sûr, Daniel accepte sans demander davantage d’explications.
En temps ordinaire, ils se seraient retrouvés chez elle, rue Parmentier, ou alors au Canastel, au bas du boulevard Gambetta. Le Canastel est un café, ou plutôt un glacier, que Daniel fréquentait déjà avec sa mère, quand il était enfant. Ils descendaient à la plage, depuis la rue Kosma, par le boulevard Gambetta, et le soir, en retournant chez eux, ils s'arrêtaient au Canastel pour manger une glace ou boire un lait frappé. Quand il a rencontré Cynthia, il a voulu lui faire connaître cet endroit. Ils y sont venus souvent, pour être seuls. Mais à présent, il ne peut plus être question qu’ils se retrouvent à l’appartement de la rue Parmentier, que Cynthia n’habite plus, qu’elle a vidé de tout ce qui lui appartenait, dont elle garde les clés mais qui représente pour eux une zone bien trop dangereuse pour qu’ils osent s’y risquer. Et quant au Canastel, il est fermé, ainsi que tous les cafés et restaurants de la ville, ainsi que la plupart des commerces, depuis le début de la crise sanitaire. Aussi, pour leur rendez-vous, ont-ils choisi un banc du boulevard Victor Hugo, qui est large et tout droit, bordé de grands arbres, et sur lequel les voitures sont si rares à circuler que les rares piétons marchent sur la chaussée, le pas lent et le visage couvert d’un masque.
Ils sont convenus d'un banc qui se trouve devant l’American Church, à l’architecture joliment gothique. Ils y arrivent ensemble et, dans les premières minutes, Daniel est surpris de ne pas souffrir davantage de retrouver la jeune fille. Il n'est pas sûr de la reconnaître, peut-être seulement parce qu’elle a un peu grossi, ou peut-être parce que ses fiançailles avec son nouvel amoureux ont suffi à faire d’elle une autre. Ils s’asseyent sur un banc et elle dit:
— Merci d'être venu. Je n’avais personne d’autre à qui je puisse m’adresser. Tu me diras si je t'embête. 
— Tu ne m'embêtes pas, je suis venu et je t'écoute. Dis-moi la suite!
Cynthia hésite. Elle ne sait pas trop par où commencer, puis elle dit:
— Voila! J’ai une tante, c’est la sœur aînée de mon père, elle s’appelle Viviane Jodelle mais elle s’est fait connaître sous le nom de Viviane Hayward. Elle est photographe, elle a été photographe toute sa vie et, il y a un an ou deux, elle a décidé de cesser ses activités et de venir à Nice. Toute sa vie, elle a habité à Paris et, à présent, elle voulait vivre à Nice. Elle a acheté un appartement, tout près d’ici, elle s’y est installée au début du printemps, et ce n'était pas plus tôt fait qu’elle est tombée malade. Vraiment malade. Elle se soigne, on pense la guérir, mais il se trouve qu’à Nice, elle ne connait personne. Je me fais du souci pour elle.
Ils sont assis côte à côte. Elle se tourne vers lui pour lui parler, tandis que lui évite de la regarder. Il baisse la tête, il regarde ses pieds. Il dit:
— Vous êtes proches? Tu la connais bien?
La jeune fille hésite encore, puis elle explique:
— Depuis que je suis enfant, j’ai souvent fait des voyages à Paris, toute seule, en train ou en avion, pour me réfugier chez ma tante. Tu comprends, elle n’a pas eu d’enfant, elle n'était pas mariée. Chez elle, j'avais ma chambre. Et plus souvent encore, je suis allée chez elle quand j'étais adolescente. C'était une femme libre. Je l’admirais. Je continue de l’admirer beaucoup. Et puis, elle était un peu célèbre. Elle connaissait beaucoup de monde. Les soirées chez elle, quand elle recevait des amis, ou que nous sortions ensemble, cela me changeait de La Garde et des amis de mes parents. Je n’en croyais pas mes yeux ni mes oreilles.
Il y a un silence. Les promeneurs qui marchent devant eux, au milieu de la chaussée, avec leurs masques sur le visage, ressemblent à des fantômes. C’est la fin de l'été. On attend depuis des mois que l'épidémie se termine, les autorités sanitaires le laissent espérer, mais rien n’est encore sûr. L’immunité collective se fait attendre. On vaccine et on teste à tour de bras. On compte les morts. Puis, c’est Daniel qui interroge:
— Et cette personne sait que tu t’en vas? Tu le lui as dit?
Maintenant il la regarde et Cynthia sourit. Elle dit:
— En tout cas, tu sais écouter! Je n’ai jamais vu quelqu'un qui sache écouter comme toi!
Il fronce les sourcils en même temps qu’il sourit à son tour. Il dit:
— Pas de flatterie, s’il te plaît! Continue ton histoire, réponds-moi!
— L’histoire, dit-elle, c’est en effet que Viviane ne connaît que moi dans cette ville. Si elle n’avait pas su que j’y habitais, sans doute en aurait-elle choisi une autre, moins éloignée de Paris. Et maintenant, elle est là!
— Tu continues de la voir?
— Je ne lui ai pas dit que maintenant, je suis retournée à La Garde. Depuis le mois de juillet, je prends le train une fois par semaine pour lui faire une visite.
— Et tu ne lui as pas dit non plus que tu allais habiter à Grenoble?
— Je voulais t’en parler avant. Oh, je ne te demande pas grand-chose, juste si tu pouvais aller prendre de ses nouvelles quelquefois, et me dire ensuite comment elle va, au téléphone! Ce serait tellement gentil! Tu serais un amour!
— Ce mot-là, évite-le, s’il te plaît… Tu prends des risques! Et tu oublies qu'elle ne me connaît pas!
— Eh bien, justement, j’ai pensé que nous pourrions aller la voir, tous les deux. Passer un moment avec elle. Je te présenterais comme mon meilleur ami. Je lui dirais comme tu sais bien faire les pâtes à la carbonara et même la soupe de légumes. Et ainsi, je trouverais le courage de lui dire que je pars à Grenoble!

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