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15 - Langlois fait la sieste

Quand Langlois découvre le nom de Flora Zambetti dans le livre des mains courantes enregistrées par son service, Daniel lui a déjà parlé d’elle. La plainte a été déposée par Bernard et Marie-Claude Brandone, ses voisins, propriétaires de la Villa Rodrigue. Ceux-ci affirment que madame Zambetti les a menacés avec un fusil et même qu’elle a tiré deux coups de feu en l’air pour les faire reculer, un soir où ils étaient venus devant chez elle pour se plaindre des nuisances sonores causées par ses chiens.

Langlois demande qu’on lui fournisse un plan du Domaine des Ollières, dont fait partie la Villa Rodrigue. Le lendemain matin, il s’accorde une promenade en voiture sur la colline de Gairaut.

La masure héritée par Flora se trouve en contrebas de la Villa Rodrigue, à la limite du Domaine des Ollières, devant un mur de soutènement qui longe le Vieux Chemin de Gairaut. On y accède par un sentier escarpé que Flora emprunte avec sa Mobylette.

Langlois, ce matin-là, arrête sa voiture devant le haut portail du domaine. L’endroit est désert. Mais il ne coupe pas le moteur de sa voiture, il n’en sort pas pour sonner au parlophone. Il regarde où sont placées les caméras de vidéosurveillance, puis il repart à la recherche du sentier indiqué sur le plan.

Arrivé à l'entrée du sentier, il gare sa voiture et descend à pied. C’est une journée de grand soleil. Les lauriers sont en fleurs. La mer apparaît dans les feuillages, éparse comme des morceaux de céramique. Il n’a pas fait vingt pas que des chiens invisibles commencent à aboyer. Parvenu au bas du sentier, il découvre deux bergers allemands qui tirent sur leurs chaînes en lui montrant les crocs. La masure est haute d’un étage surmonté d’un grenier, mais d’un plan si étroit qu’on dirait une tour, quelque chose comme un ancien moulin à huile ou comme un pigeonnier, avec un banc de pierre et un tilleul majestueux devant sa porte.

Il s’approche des chiens avec précaution en tendant la main pour qu’ils la reniflent, et il parvient jusqu’au banc de pierre où il s’assied. Un peu plus tard, il est couché sur ce banc et il dort, un bras replié sur son front, la veste de son costume gris grossièrement pliée pour servir de coussin. À quoi rêve-t-il? Peut-être au Chat botté couché dans l’herbe et qui attend que les oiseaux viennent se prendre d’eux-mêmes dans le sac ouvert près de lui. Un peu plus tard encore, dans son demi-sommeil, il entend les chiens qui agitent leurs chaînes et qui jappent. Il ouvre alors les yeux et, dans le contre jour, il voit se dessiner la silhouette d’un homme debout devant lui. L’homme dit: 

— Le commissaire Langlois! Quand j’ai vu votre voiture sur le bord de la route, je me suis demandé ce qui nous valait l’honneur. 

Langlois ne répond pas tout de suite. Il se redresse, s’assied, déplie sa veste et l’époussette d’une main tandis que l’autre la tient pendue par le col, comme un lapin qu’on s'apprête à occire. Mais quand il lève les yeux pour voir l’homme debout devant lui, il est ébloui par le soleil. Alors, il lui fait signe de s’asseoir sur le banc, à côté de lui, et à son tour il le nomme:

— Richard Janvrin! J’aurais pu vous appeler, mais je me suis accordé la faveur d’une petite promenade. J'étais sûr de vous trouver ici.

Janvrin est plus grand que Langlois et plus large d'épaules. Lui aussi a ôté sa veste à cause de la chaleur. Il a le nez cassé, souvenir d’un passé de boxeur, et un air étonné sur le visage qui le rendrait presque sympathique. Mais il prend un ton un peu grincheux, un peu boudeur, pour répondre:

— Tous mes clients sont à Gairaut!

— Je sais. Vous leur faites payer assez cher vos services. J’ai remarqué, sur le portail d’entrée, les derniers modèles de caméras électroniques. J’imagine que vous avez choisi le fournisseur. Mais convenez que notre rencontre n’a pas lieu n’importe où à Gairaut. Il faut que ce soit précisément devant la maison de Flora Zambetti!

— Vous savez qu’elle lâche ses chiens, la nuit, et qu’ils courent partout, qu’ils font peur à tout le monde?

— Je sais surtout que les Brandone sont vos clients, et que votre licence vous a déjà été retirée une fois…

— Cette histoire de chevaux….?

— C'était pour l’histoire de chevaux ou pour celle concernant le club de tennis? Je ne m’en souviens plus très bien. Mais oublions cela, voulez-vous? L’important aujourd'hui est que vous fassiez entendre aux Brandone que madame Zambetti vendra sa maison quand cela lui plaira et au prix du marché. Pas à un autre moment et pas pour un sou de moins. Est-ce clair?

L’autre enchaîne aussitôt. Il dit, toujours sur le même ton plaintif, ou comme celui d’un enfant qui moucharde:

— Et vous savez aussi qu’elle est armée, qu’elle les a accueillis à coups de fusil?

Langlois reprend alors d’une voix plus ferme:

— Ce fusil, j’en fais mon affaire, je m'en occupe, Janvrin, soyez rassuré! Mais vous ne répondez pas à ma question. Le message que je vous demande de faire passer est décisif pour la suite de votre carrière! Vous avez une bonne place, ici, tâchez de la garder! Et pour faire bonne mesure, vous direz aussi à vos clients qu’il serait très fâcheux, je veux dire très préjudiciable pour eux aussi bien que pour vous, qu’il arrive malheur aux chiens de notre amie! Cette fois, m’avez-vous bien entendu, Janvrin, ou faut-il que je l'écrive?

Il n’a pas attendu la réponse. Après ces mots, Langlois s’est levé et, sa veste sur l'épaule, sans se retourner, sans une parole de plus, il a repris le sentier qui conduit à la route. Janvrin l’a regardé partir. Il est resté un bon moment assis sur le banc de pierre. Comme un boxeur un peu sonné. Il transpirait à grosses gouttes.

Image créée avec l'aide de ChatGPT 


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