À ces décors s’ajoute celui de la chambre d’hôpital où Viviane est enfermée. Les visites à l’hôpital ne sont pas autorisées en raison de la crise sanitaire et des risques de contamination, ce qui fait qu’aucun de nos protagonistes n’a pu voir cette chambre ni ne la verra jamais, mais chacun l’imagine, ne peut pas s’empêcher de l’imaginer, de l’avoir toujours en tête, la nuit comme le jour, et tout spécialement Flora.
Si bien que nous avons affaire à trois lieux qui sont comme des planètes qui gravitent ensemble. Le film, ou le roman graphique, devra rendre compte de ce système. Ce n'est peut-être pas tant le déroulement de l’histoire qui importe ici que la distribution des lieux dans l’espace. Dans nos esprits. Dans nos mémoires. Et sans doute faut-il que j’en ajoute un quatrième qui est un peu à l'écart des trois autres, je veux parler du quai des Docks, où je me rends presque chaque jour et où il arrive que le commissaire Langlois, en fin d'après-midi, vienne me retrouver. Assis l’un à côté de l’autre à une table en terrasse, nous buvons un jus d’ananas ou un jus de tomate en regardant le soir qui tombe.
Longtemps j’ai fréquenté le Canastel, au bas du boulevard Gambetta, mais depuis l’affaire de L'inconnu du môle, j’ai gardé l’habitude de retourner au port. Je descends en tramway jusqu’à la place Masséna, puis je continue à pied. On respire sur les quais un air plus vif et plus sain, chargé d’iode, en même temps qu'avec un peu de flair, on sait y reconnaître un parfum d'aventures.
On se figure qu’on attend le retour d’un navire que, depuis longtemps, on croyait disparu et dont les autorités annoncent à présent que, d’un jour à l’autre, il pourrait se profiler à l’extrémité du môle. Et ce n’est pas nécessairement qu’on aurait mis des sous dans le commerce de denrées rares auquel il devait se livrer avec les comptoirs de Madagascar, d'Inde et de Chine (on n’est pas si riche), mais à tout le moins voudrait-on être parmi les premiers à entendre le récit du capitaine, si celui-ci est toujours vivant, ou à défaut celui des hommes d'équipage qui, après l'avoir jeté par-dessus bord, ont dû échapper par leurs propres moyens aux tempêtes tropicales et à l’épidémie de choléra. Ou peut-être faut-il imaginer que ce Navire Mystique est allé s’égarer près du pôle Nord, dans la banquise qui l’aura retenu prisonnier pendant plusieurs années, après avoir broyé sa coque comme une coquille de noix? Et dans ce cas, ce que nous verrons bientôt arriver, au bout du môle, ce sera le fantôme du vrai navire qui a péri là-bas.
Mais revenons à notre affaire. Langlois me dit que Daniel lui a donné rendez-vous dans un tabac de la place Saint-Sylvestre. Il voulait lui demander conseil. Ils ont bu un café. Et là, il lui a dit qu’il soupçonnait Flora de voler les photos de Viviane.
Il voulait en avoir le cœur net. Il est retourné à l’appartement, un soir, il a vérifié qu'il n’y avait pas de lumière à la fenêtre du salon, il voulait s’assurer que cette fois il serait seul, et il est monté. Il a ouvert l’appartement. Il a fait de la lumière, il s’est allongé sur le fauteuil Eames où Viviane avait l’habitude de s'étendre, et il a contemplé le paysage qu'il avait sous les yeux. C'était un champ de ruines. Tout de suite, il a songé à une ville très ancienne qu’une fouille archéologique aurait mise à jour. Le vestige d’une civilisation disparue. Beaucoup de cartons avaient été ouverts, leurs contenus répandus sur le sol, tandis que d’autres s’empilaient encore, de guingois, prêts à s’écrouler au moindre coup de vent. Il n’a touché à rien. Puis, au bout d’un long moment, il a sorti son téléphone de sa poche et il a fait quantité de photos.
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