Quelques semaines avant le début de la crise sanitaire, il s'était réconcilié avec ses parents. Ceux-ci l’avaient convaincu d’accepter leur aide. Ils voulaient qu’il quitte son emploi de manutentionnaire au marché d'intérêt local pour reprendre ses études, ou, s’il ne voulait pas reprendre des études, qu’il ouvre un petit commerce dont ils financeraient l’installation. Et Daniel avait répondu que, s’inscrire à l'université, il n’en était pas question, mais un petit commerce, oui, pourquoi pas, et ils s'étaient étendus sur l'idée d’un magasin de vélos, dont le projet ne supposait pas un gros investissement. Ils avaient pris des contacts, ils s'étaient renseignés. Puis, la crise était venue et le projet avait été mis en suspens.
Il me parlait de la façon dont il occupait ses journées, des films qu’il visionnait sur son ordinateur, des vélos d’occasion qu’il remettait à neuf, chez lui, dans une pièce de son petit appartement de la rue Veillon dont il avait fait son garage, tandis qu’il évitait de me parler des parties de poker qu'il disputait, la nuit, dans divers endroits de la ville. J’avais compris assez vite qu’il jouait au poker d’une façon qui n'était plus tout à fait celle d’un amateur, et je m'étais inquiété des dangers que pouvait représenter, pour un jeune homme comme lui, la fréquentation de tripots clandestins. Mais ces craintes que je nourrissais l’avaient fait sourire, et vite il en était revenu au sujet qui me valait ses visites.
Il se disait très admiratif de l'étendue de ma culture cinématographique. Je lui répondais qu’à mon âge le catalogue des films qu'il aurait vus serait bien plus étendu que le mien, pour autant qu’il puisse exister un catalogue des films qu'on a vus, ou des musiques qu’on a entendues. Quand on a lu un livre, il y a de fortes chances pour qu'on le garde chez soi, qu’on le range sur une étagère, si bien qu’à l’avoir sous les yeux, ou seulement à pouvoir le retrouver un jour, à sa place parmi les autres, il y a de fortes chance aussi qu'on se souvienne de l’avoir lu et qu’on se souvienne de l’histoire qu'il racontait, tandis que d’un film qu’on a vu, ou d’une musique qu’on a entendue, on ne garde le plus souvent aucune trace matérielle, si bien qu’il y a toutes les chances qu’on l’oublie. Ou si on s’en souvient, bien des années plus tard, en un autre âge de notre vie, ce sera par hasard. Une scène, une image, une bribe de dialogue nous reviendra en mémoire sans qu’on sache nécessairement à quoi la rattacher. On se demandera même s’il s’agit du souvenir d’un film, ou pas plutôt d’un événement qu'on a vécu soi-même, d’une histoire qu'on nous a racontée, ou d’un rêve qu'on a fait. Je disais à Daniel:
— Tu verras un jour que, quand on devient vieux, on a la chance, ou la malchance, d'accéder à ce que Patrick Modiano appelle “l'éternel présent”. Celui dans lequel tous les âges se confondent, où les souvenirs les plus anciens n’ont pas moins de fraîcheur que ceux qui datent de la veille. Où ils flottent tous, sans ordre, sans même que tu sois toujours capable de dire s’ils se rattachent à des êtres réels ou à des inventions.
Mais il lui arrivait aussi de me parler de Cynthia. Elle n'était plus à Nice. La crise sanitaire avait entraîné la fermeture temporaire des universités, et ses parents l’avaient rappelée à La Garde, auprès d’eux.
— Mais elle te reviendra? lui disais-je.
Non, elle ne lui reviendrait pas, me répondait-il. Elle avait été admise à l’Institut polytechnique de Grenoble. Elle l'intégrerait à la rentrée d’automne. Une chance pour elle. Mais aussi, elle avait rencontré un garçon qui habitait Chambéry, plus âgé qu’elle, plus âgé qu'eux. Daniel ne savait pas trop comment ils s'étaient rencontrés, ni depuis combien de temps, mais Cynthia avait fini par lui avouer qu’elle était amoureuse, et ils avaient rompu.
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