mardi 6 mai 2025

Les photos du désastre

Je n’ai jamais rencontré Viviane Hayward. De ses photos, j’ai connu d’abord celles qui figuraient dans les magazines de mode que je feuilletais distraitement quand le hasard voulait qu’il m’en tombe un sous la main. On les reconnaissait au premier coup d'œil à cause du flou qui nimbait ses modèles et qui donnait le sentiment de les voir de très loin, à travers la poussière du temps. Comme des personnes qu’on a connues, puis qu’on a oubliées et qui, un jour, vous reviennent en rêve.
Sur ces photos, les visages qui semblaient émerger de l’oubli retenaient l’attention plutôt que les vêtements. C'étaient de grands manteaux noirs aux cols relevés ou, à l’inverse, des robes d'écolières, claires et légères comme pour un été à la campagne. Et toujours il se dégageait de ces images une impression de luxe mais aussi de désastre. Il fallait que les jeunes femmes qu’elles montraient soient sportives, cultivées, libres, audacieuses, aimées par leurs familles et par leurs amants, en même temps qu’on ne pouvait pas s’empêcher de penser qu’elles avaient échappé à la guerre, à des pogromes, à des rafles pour trouver refuge chez une tante qui avait sa maison en Normandie ou sur la côte basque, à moins qu’elles soient à courir encore dans les couloirs du métro parisien, leurs pas claquant sous les voûtes, poursuivies par des hommes en armes et par l’aboiement des molosses, tout crocs dehors, qu'ils s'apprêtent à lâcher.
Ce style si particulier qu’elle montre dans ses productions d’alors l’avait rendue célèbre, mais il lui faisait occuper une place marginale dans l’univers de la mode, et au fil des ans elle s’en est éloignée. Puis il est arrivé qu’un éditeur connu jusque-là pour ses livres érotiques lui demande d’illustrer une nouvelle de Marcel Schwob, Le Livre de Monelle. Et l’ouvrage remporta un tel succès que l’éditeur ne tarda pas à enchaîner les titres. Il y eut ainsi, à la suite:

La Chute de la maison Usher, d’Edgar Allan Poe (trad. Charles Baudelaire)
L'Île de la terreur, de Jean Ray 
Celui qui hante la nuit, de H. P. Lovecraft
Histoire de l’œil, de Georges Bataille
La Légende du saint buveur, de Joseph Roth
Le Tour d'écrou, de Henry James
Le Golem, de Gustav Meyrink
Le Passant de Prague, de Guillaume Apollinaire...

et une demi-douzaine d’autres encore, dont j’ai la liste et que je cherche à acquérir mais dont les prix, chez les libraires spécialisés, dépassent mes moyens.
La manière dont Viviane Hayward illustrait ces œuvres littéraires a fait événement, dans la mesure où elle ne les illustrait pas mais elle les habitait. La presse a pu ainsi se demander si on était sûr qu’elle les avait bien lues. On retrouvait dans tous ces livres, quel que soient le thème, le genre, les lieux et l'époque où se déroulait l’action, la même figure de Judith, et le même noir et blanc rehaussé de taches rouges. La même inquiétude. La même urgence. Le même danger. Dans une des rares interviews qu’elles a accordées où elle commente ce travail, elle dit:
— En effet, je ne sais pas moi-même si Judith incarne chaque fois un personnage du récit, ou si le visage qu’elle montre n’est pas plutôt celui d'une lectrice qui serait mon double. Celle-ci s’aventure dans le texte pour la première fois, comme le Petit Chaperon rouge dans une forêt profonde, et elle est effarée par le climat d’impudeur qu’elle y rencontre, en même temps qu'elle est attirée aussi par le parfum d'interdit, et celui-ci quelquefois la fait rougir.

Combien de milliers de photos dormaient à présent dans les cartons d'archives de Viviane Hayward, parmi lesquelles elle devait choisir la soixantaine de celles qui accompagneraient son livre d’entretiens avec Renji Takemura? Et la maladie lui a-t-elle laissé le temps de faire ce choix?
Dans le carton qu’elle récupère, rempli des centaines de photos que l’infirmière avait volées, Cynthia en retrouve seize glissées dans une enveloppe de papier kraft, sur laquelle Viviane a écrit au feutre bleu: “Pour le livre de Renji”. Il paraît raisonnable de penser que c’est bien Viviane qui les a choisies et glissées dans l’enveloppe, mais comment savoir s’il n’y en avait pas d'autres, que l’infirmière avait sorties de l’enveloppe pour les regarder à la loupe, pour se laisser envoûter par elles, et qui étaient à présent dispersées dans le fouillis de celles que Viviane n'avait pas retenues.
Renji prend l'avion pour assister à l’enterrement qui a lieu le matin, au cimetière de Caucade. Puis, après l’enterrement, Cynthia, Daniel et lui se retrouvent à l’appartement de la rue Verdi, où ils vont passer toute la journée et une partie de la nuit suivante à choisir les photos qui manquent pour le projet de livre, et à échanger des souvenirs concernant la défunte. Cynthia invitera Renji, avant qu'il ne reparte, à choisir parmi les vêtements qui appartenaient à Viviane et dont elle avait rempli un vieux semainier bancal, qu'elle avait fait transporter de Paris à Nice, saucissonné par des cordes épaisses pour ne pas qu'il se disloque, un peu comme un corps humain soumis au rituel du bondage, et qui était près de son lit.
Mais je vais trop vite, j’ai sauté des étapes, il faut que je revienne en arrière. 


En hommage à Sarah Moon

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