— Cynthia m’a appelé hier. Elle voulait me dire que ses parents avaient annoncé ses fiançailles avec Laurent Basquié, son nouvel amoureux.
Il est peu probable qu’il en ait dit davantage, ce jour-là. Peut-être qu’il y est revenu un autre jour, mais pour cette fois, il ne s’est pas attardé sur le sujet, il s'est vite rabattu sur notre évocation commune de la dernière scène de La femme de l’aviateur. Si longue. Durant laquelle le personnage d’Anne, interprété par Marie Rivière, évolue en culotte et liquette blanches dans la minuscule chambre de bonne où elle habite, où François est venu la réveiller, le petit postier qui est amoureux d’elle, où elle va et elle vient devant lui, s’assied en tailleur sur son lit, se relève, marche, se retourne, sans aucun souci de le séduire mais seulement avec la volonté de lui dire qui elle est vraiment, dans quelle situation elle se trouve, amoureuse d’un autre, de lui dire qu'il faut bien qu’il comprenne, tout garçon et lourd qu'il est, jusqu'à éclater en sanglots. Une scène parmi les plus émouvantes de toute l’histoire du cinéma.
Pourtant, de cette fête à La Garde, j’ai l’impression de me souvenir comme si j’avais été présent parmi les invités. Non pas que j’y aurais participé comme un être réel, que j’aurais bu du champagne et bavardé avec les autres, qu’ils m’auraient vu, mais comme si j’avais assisté à une scène et une seule de son déroulement. Une scène que je suis maintenant capable de décrire dans la précision d’un détail qui m'étonne moi-même et qui tient de l’hallucination.
Il fait nuit. Quinze ou vingt personnes sont réparties dans la piscine et autour. Des réverbères sur les berges, des spots à l’intérieur. Bernard Jodelle a nagé. Maintenant il s’adosse dans un angle du bassin, les deux bras écartés posés sur la margelle, les jambes et les pieds nus qui remontent en équerre devant lui. Tout blancs dans l’eau émeraude, la peau fripée. Et il parle. Pas très fort. Bertrand Jodelle n’est pas une grande gueule, du genre à se vanter. Mais tout de même assez haut et clair pour que ses amis l’entendent. Sa voix se réfléchit à la surface de l’eau. Il annonce deux nouvelles. La première, que Cynthia vient d’être admise sur dossier dans une école d’ingénieurs, celle-là même dont elle rêvait depuis qu’elle était enfant. La seconde, qu’elle se fiance à un brillant épidémiologiste, membre de l’O.M.S. dont le siège se trouve dans le canton de Genève. Il dit aussi:
— Laurent avait son pied à terre à Genève mais ils habiteront à Grenoble où se trouve l'école de Cynthia. Laurent fera le trajet en voiture. D’ailleurs, il se déplace beaucoup. Nos experts européens sont très cotés, paraît-il, aux États-Unis, et aussi en Australie et au Japon. Je veux bien le croire.
Il dit aussi:
— Ils ont trouvé à Grenoble quelque chose à louer, de provisoire. Christine est allée aider sa fille à poser des étagères. Elle parle déjà d’y retourner pour poser des rideaux, un bon prétexte pour m’abandonner ici!
Il dit encore:
— Laurent pratique le trekking. Vous ne savez pas ce que c'est que le trekking? Rassurez-vous, je ne le savais pas non plus avant que ma fille me l'explique. C'est très simple. Le trekking est la forme extrême de la randonnée. Aux balades de trois ou quatre heures que nous faisons, vous et moi, sur les sentiers des Alpes, les trekkeurs préfèrent des randonnées de plusieurs jours, ponctuées de bivouacs. Laurent a promis à Cynthia de l'emmener bientôt faire un trek dans le canyon du Colorado. Il connaît l’endroit. Il lui a montré l’itinéraire sur la carte. Elle s'entraîne pour être à la hauteur en jouant au tennis. Mais il choisit pour son propre compte des destinations beaucoup plus incroyables. Il faut que je vous raconte. Je n'arrête pas de raconter cette histoire aux gens de mon équipe, et même à mes malades. Vous n’y couperez pas. Que ceux qui l’ont déjà entendue se bouchent les oreilles! C'était il n’y a pas si longtemps. J'étais rentré tard de l’hôpital, et quand nous avons fini de dîner, nous sommes restés ici, sur la terrasse, à dire des banalités en buvant une tisane. Nous avions éteint presque toutes les lumières à cause des moustiques. Je ne sais pas de quoi nous parlions. Cynthia avait son téléphone posé à côté d’elle et soudain celui-ci a émis un signal. Juste un petit éclair, comme une luciole. Elle avait reçu un message. Christine et moi ne disons rien, nous la laissons lire son message, nous voyons qu’elle sourit, qu’elle est émue. “C’est Laurent? lui demande sa mère. — Oui, c’est Laurent, répond Cynthia en continuant de lire. Il est en Mongolie, c’est le petit matin, il se réveille de son bivouac sur la rive du lac Khovsgol. Ils ont dormi près d’un camp de yourtes qui appartient à des nomades, éleveurs de rennes. Il fait froid, il boit du thé brûlant. Ils s'apprêtent à partir à la découverte d’un autre lac. Il pense à moi et il vous embrasse aussi. Attendez! Maintenant, il envoie des photos.”
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