Accéder au contenu principal

13 - Fenêtre sur cour

Il a continué à marcher vers le nord, sur la rue de Rivoli. Il a traversé la rue de la Buffa puis le boulevard Victor Hugo, il est arrivé ainsi à l’angle de la rue Verdi, et il s’est arrêté. Il fallait qu’il s'arrête à cet endroit, qu’il marque une pause, en dépit de la pluie, et alors il a vu, d’où il se tenait, à l'angle des rues désertes, une fenêtre éclairée. C'était au 26 de la rue Verdi, Palais Mireille, troisième étage. 
D’abord il s’est demandé s’il ne se trompait pas, mais non, c'était bien la fenêtre du salon. Puis il s’est demandé si Viviane pouvait être rentrée de l’hôpital. Elle y avait été admise dix jours auparavant et, d'après ce que Flora lui avait dit, la dernière fois qu’ils s'étaient parlé au téléphone, il était peu probable qu’elle revienne de sitôt. Se pouvait-il que les lumières du salon soient restées allumées depuis si longtemps? Un sombre pressentiment lui fait traverser le carrefour. 
Il vérifie qu’il a bien la clé de l’immeuble et celle de l’appartement attachées aux siennes. Il appelle l’ascenseur. Parvenu au troisième étage, il hésite, il écoute. Il tourne la clé dans la serrure de l’appartement en se disant que peut-être il va trouver Viviane endormie sur le fauteuil du salon, au milieu de ses photos répandues sur le sol. Mais, quand il pousse la porte, c’est Flora Zambetti qui se tient dans l'entrée. Elle a été alertée par le bruit. 
— Daniel, dit-elle, que fais-tu ici? 
Elle a le regard inquiet. Daniel lui répond qu’il passait au coin de la rue, tout à fait par hasard, qu’il a vu de la lumière.
— Je me suis demandé si Viviane pouvait être de retour. 
— Mais non, je t’ai dit, elle ne va pas bien du tout.
Ils sont tous les deux debout dans ce hall mal éclairé. Ils sont étonnés de se voir. Ils se regardent comme s’ils n'étaient pas sûrs de se reconnaître. Quelque chose s’est produit en arrière-plan, dans les coulisses du théâtre, dans les rouages de l’horloge, dans le scénario de l’histoire qu’ils ont vécue ensemble, entourant Viviane Hayward de leur sollicitude pendant plusieurs semaines. Daniel n’a pas le temps de réfléchir. Il dit:
— Et toi, que fais-tu ici? Tu as vu l’heure?
— Je fais une lessive.
Elle donne à sa présence une explication qui paraît crédible. Elle dit qu’elle a été appelée par un malade qui habite deux rues plus loin, auprès duquel elle a dû se rendre. Il était tard, elle a appelé une ambulance, et il lui a fallu attendre longtemps avant qu’elle arrive. Puis, quand l’ambulance a été là, au pied de l’immeuble, et que son malade est parti avec les brancardiers, elle s’est souvenue que Viviane avait besoin de linge propre. Alors, elle est venue ici.
— Je n’avais pas envie de dormir, dit-elle. De retourner chez moi. Tu entends la machine?
Et, derrière elle, elle ouvre la porte d’un cagibi où la machine à laver ronfle comme un moteur d’avion.
Daniel veut bien ajouter foi à son récit. Pourquoi pas, après tout? Il hoche la tête. Il dit:
— Et maintenant?
— J’attends que le programme se termine pour étendre le linge. Trois minutes à peine. La pluie devrait cesser. Demain il fera beau.
— Je peux t'aider?
— Si tu veux.
Les trois minutes s’écoulent sans qu’ils se disent rien. Puis, le moteur s'arrête. Il y a un étendoir installé à la fenêtre de la chambre, et un autre plus étroit à la fenêtre de la cuisine. Les deux fenêtres du côté cour. Flora remplit une bassine de petit linge et de pinces en plastique, qu’elle donne à Daniel en lui disant:
— Tu pends cela à la fenêtre de la cuisine. Fais attention! Il y a chaque fois du linge qui tombe dans la cour.
Puis, elle s’empare des draps, des serviettes-éponges, du peignoir de bains qu’elle emporte dans la chambre.
Daniel se trouve ainsi penché à la fenêtre de la cuisine, avec juste une poignée de petites culottes et de socquettes colorées entre les mains. Il craint qu’elles lui échappent tandis qu’il s’emploie à les suspendre dans le vide.
Il ne pleut plus qu’à peine. La cour est un puits de ténèbres que troue la clarté d’une seule fenêtre ouverte. Il entend le murmure de deux voix mais à peine. Des voix paisibles, d'un homme et une femme qui se parlent sans qu’il puisse les voir dans la lumière de leur chambre. Ces voix ne connaissent pas la peur qu’il a ressentie en découvrant Flora dans cet appartement, peut-être parce qu’elle-même paraissait effrayée de le voir, comme s’il la surprenait en train de préparer un crime. Ou comme si elle n’avait plus été Flora Zambetti mais une autre.
Il monte du fond de la cour une odeur de gasoil et de plantes putrides, mais cela n'empêche pas les deux voix de poursuivre leur dialogue. Et puis il arrive que la femme apparaisse à la fenêtre. Elle est nue et elle allume une cigarette. Elle lève les yeux vers lui, un étage plus haut, et elle aperçoit Daniel qui l'observe. Il ne se détourne pas. Il ne bat pas en retraite. Le temps d’un regard échangé, elle lui sourit, puis sans hâte elle se tourne vers l'intérieur de la chambre, mais sans quitter l’appui du chambranle à hauteur de ses reins.
Daniel continue de l’observer. Il se sent autorisé à le faire. S’il devait la rencontrer demain, dans la rue, sans doute qu’il ne la reconnaîtrait pas. Pourtant, en cet instant, son image le rassure et l’apaise. Elle reste, le dos tourné vers l’obscurité de la cour, tandis que son profil, ses épaules et son buste s’offrent dans la lumière.

Commentaires

  1. ChatGPT ne peut pas générer d'image à partir de ce texte à cause de l'idée de nudité qui lui est interdite. En revanche, il cite à son propos Eric Rohmer, Georges Simenon et Robert Bresson. D'où je conclus qu'il sait lire

    RépondreSupprimer
  2. J ' adore te lire Cher Christian vraiment un bonheur à chaque fois !!!

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

Vampire

Assez vite je me suis rendu compte qu’elles avaient peur de moi. Les infirmières, les filles de salle, les religieuses, mais aussi les médecins. Quand soudain elles me rencontraient dans un couloir. L’hôpital est vaste comme une ville, composé de plusieurs bâtiments séparés par des jardins humides, avec des pigeons, des statues de marbre, des fontaines gelées, des bancs où des éclopés viennent s’asseoir, leurs cannes ou leurs béquilles entre les genoux, pour fumer des cigarettes avec ce qui leur reste de bouche et, la nuit, les couloirs sont déserts. Alors, quand elles me rencontraient, quand elles m’apercevaient de loin, au détour d’un couloir. Elles ne criaient pas, je ne peux pas dire qu’elles aient jamais crié, mais aussitôt elles faisaient demi-tour, ou comme si le film s'était soudain déroulé à l’envers. Elles disparaissaient au détour du couloir. Je me souviens de leurs signes de croix, de l'éclat des blouses blanches sur leurs jambes nues. Du claquement de leurs pas sur...

Valeur des œuvres d'art

En quoi consiste la valeur d'une œuvre d'art? Pour répondre à cette question, je propose le schéma suivant qui distingue 3 points de vue différents: V1 - Valeur d'usage V2 - Valeur de témoignage V3 - Valeur de modèle V1 - Valeur d'usage . Elle tient à l'usage que l'amateur peut faire de l'œuvre dans l'ignorance, ou sans considération de la personne qui l'a produite, ni des conditions dans lesquelles elle l'a fait. Cet usage peut être hasardeux, très occasionnel, mais il peut être aussi très assidu et, dans les deux cas, provoquer de puissantes émotions. Ainsi, pour des raisons intimes, une simple chanson peut occuper une place importante dans notre vie, sans que, pour autant, nous nous soucions de savoir qui en a écrit les paroles ni composé la musique. Cette valeur d'usage est très subjective. Elle tient en partie au moins à la sensibilité du récepteur (celle qu'il montre aux thèmes, au climat, au genre illustrés par l'artiste), ains...

Projections du Grand Meaulnes

Augustin Meaulnes s’enfuit de l’école du village de Saint-Agathe en Sologne, où il est pensionnaire, au chapitre 4 de la première partie du roman. Nous sommes alors en décembre, quelques jours avant Noël. Et il y est de retour quatre jours plus tard, au chapitre 6 de la même partie. D’abord, il ne dit rien de son escapade. Puis, une nuit, vers le 15 février, il en fait le récit à son camarade François Seurel, le narrateur, qui est le fils du couple d’instituteurs. Et c’est ce récit que François nous rapporte, remplissant avec lui les 10 chapitres (8 à 17) qui suivent, et à l’issue desquels se clôt la première partie. Au début de ce récit (1.8), François prend soin de déclarer que son ami ne lui a pas raconté cette nuit-là tout ce qu’il lui était arrivé sur la route, mais qu’il y est revenu maintes fois par la suite. Et cette précaution me paraît de la plus haute importance, car elle est un indice. Elle s’ajoute pour donner une apparence de crédibilité à un récit qui par lui-même est in...