Quand elle était jeune, elle était mince mais pas tout à fait assez grande pour faire le mannequin, et un jour, dans le salon d’essayage de la place des Victoires, Renji Takemura lui a demandé de prendre des photos d’un modèle. Il savait qu’elle faisait des photos, qu’elle avait toujours son Nikon dans son sac, elle lui avait montré des photos qu’elle avait faites et qui lui semblaient pas mal, mais il les avait regardées très vite, sans faire de commentaire, ce qui l’avait déçue, et ce jour-là le photographe de l’agence n’avait pas pu venir, et Renji Takemura lui a demandé de photographier sous tous les angles l’essayage d’une robe dont il n'était pas satisfait, sur laquelle il voulait travailler encore. Qui lui donnait du mal. Le temps pressait. C'était à la veille d’un défilé important, le premier depuis qu’il avait créé sa marque. Il n'était pas à prendre avec des pincettes. Toute la presse serait là. Elle a capté les moues, les sourires, les gestes et les mouvements du corps de la jeune femme qui se prêtait à ce jeu, et que la présence de Viviane semblait rassurer. Et, à partir de ce jour, Renji n’a plus cessé de faire appel à elle dans diverses occasions. On l’appelait au téléphone pour lui dire: “Renji Takemura vous veut près de lui pour son défilé de Londres ou de Milan, la semaine prochaine. Je lui dis que c’est possible?” Et elle répondait: “Bien sûr que c’est possible!” Elle était folle de joie qu’il pense encore à elle. Elle courait préparer son Leica et un Polaroid.
L'idée, quand elle s’est décidée à acheter cet appartement, était qu'elle puisse retourner à Paris très souvent et, en retour, qu’elle puisse recevoir chez elle ses amis parisiens, Judith bien sûr, Cynthia bien sûr, Paul et Louis, et pourquoi pas aussi Renji Takemura lui-même. Elle rêvait de lui faire découvrir la vieille ville, visiter l'église Sainte Rita où ils auraient allumé un cierge au pied de la statue, de l’emmener manger des ravioli à la daube chez Acchiardo, et de lui faire découvrir cette enfilade magique de l’avenue Ségurane et de la rue de Foresta qui débouche au-dessus du môle, sur le port.
Elle a pris l’autobus pour aller une fois à Monaco, une autre fois à Vintimille. À Monaco, elle a passé beaucoup de temps devant les aquariums du Musée Océanographique. Elle a acheté un chapeau cloche, en paille, avec un ruban, pour se protéger du soleil, qui la faisait ressembler aux modèles de ses photos, et à ce qu’elle appelait dans son esprit “une anglaise sur le continent”. Elle a relu Chambre avec vue sur l’Arno, elle a revu le film. Elle emportait dans son sac un thermos de thé et des biscuits. Tout s’est passé si vite. Elle emportait un guide touristique à la couverture verte. Elle se demandait d’où venait ce parfum d’aventures qu’on respire sur les corniches du bord de mer, quand on s’en va vers l’Italie. Elle évitait de déjeuner dans les restaurants, elle préférait les bancs des jardins publics où elle mangeait des sandwichs au jambon, achetés dans des boulangeries avec des petites bouteilles d’eau.
Était-il possible qu'alors elle ne sache pas? La crise sanitaire n’avait pas commencé, elle en était à ses prémisses mais personne n’y prêtait attention, surtout pas elle. Les mesures restrictives sont intervenues dans la semaine de son déménagement. Soudain le monde a changé d'aspect. Le sang s’est retiré des places et des rues. Soudain on a porté des masques blancs et on a eu peur des autres. Et la même peur s’est déclarée à l’intérieur de son propre corps. Quelque part dans sa poitrine.
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