— J’adore l'été. Quand j'étais enfant et que c'était l'été, il y avait les dimanches que nous passions à la plage. Nous partions à plusieurs voitures, avec des oncles, des cousins, des amis. Nos parents n’étaient pas de très forts organisateurs. Ces parties de plage étaient décidées la veille, à la va-vite, au téléphone. Mais le téléphone était raccroché sans qu’on ait dit où nous irions. Il était convenu que nous nous retrouverions, le matin, à l'entrée de l’autoroute. Je me souviens de rendez-vous qui avaient lieu tout au haut du boulevard Gorbella. À l’heure dite, nos voitures venaient se ranger l’une derrière l’autre sur le bord du trottoir. Nous autres enfants devions rester à l’intérieur, pour ne pas risquer de nous faire écraser, tandis que nos parents quittaient la voiture pour se retrouver et décider ensemble. Ils en profitaient pour acheter, tout près de là, le poulet rôti, la mayonnaise et les parts de pissaladière qui manquaient encore, puis ils revenaient à la voiture et nous partions. Parfois nous n’allions pas plus loin que le cap Ferrat, mais le plus souvent nous filions jusqu’aux plages de la Riviera italienne, ou tout à fait à l’opposé, du côté de l’Esterel. Nos quatre ou cinq voitures formaient un convoi, et de l’une à l’autre, nous nous adressions des grimaces et des signes de la main, derrière les vitres. C’étaient nos pères qui conduisaient et nos mères ôtaient leurs sandales pour poser leurs pieds nus sur le tableau de bord. Et nous, derrière eux, nous reprenions les chansons qu’ils faisaient jouer sur le radio-cassette. Nous chantions avec eux Voyage, voyage, en nous embrouillant dans les paroles. Je me souviens d’une plage de sable, qui était au fond d’une crique, au pied des rochers rouges, et d’un pont romain, ou d’un viaduc qui franchissait une vallée au-dessus de la plage. C’était la plage d'Anthéor, près de Saint-Raphaël. Je l’ai cherchée sur la carte. Pourquoi est-ce que je me souviens de celle-ci plutôt que d’une autre? Les journées que nous passions alors étaient les plus agréables, encore que nous les vivions dans une sorte de vertige, parce que nous avions le sentiment que nos parents nous oubliaient un peu. C’était comme si, par un jour de grand soleil, nous avions survolé le Grand Canyon du Colorado à bord d’un hélicoptère dont le pilote s’était endormi. Sur les plages où nous allions, nous étions livrés à nous-mêmes. Nous nagions, nous jouions dans le sable, nous marchions sur les rochers en tâchant de ne pas tomber et de ne pas nous écorcher la plante des pieds, nous ramassions des coquillages, et nous aussi, nous finissions par les oublier. Et le soir, au retour, nous étions épuisés, nous avions pris des coups de soleil sur le nez, sur les épaules, sur les genoux, nous n’étions pas loin de nous endormir, nous nous endormions par moments, mais d’un sommeil troublé, avec le sentiment que nous avions manqué quelque chose, qu’un événement s’était produit, une dispute peut-être entre nos parents, ou peut-être pas une dispute, à un moment ou un autre de cette journée, qui pouvait n’être pas sans conséquence. Nous pensions que nous n’avions pas été assez vigilants, que nous aurions dû ne pas les quitter des yeux. Qu'en dehors de notre surveillance, ils étaient capables de tout.
Georges se tait. Il a tout dit. Et, dans la même obscurité, c’est Olivier qui reprend:
— J’ai un souvenir qui ressemble à cela, mais c’est le souvenir d’une seule journée. Et cette journée, j’ai eu beau interroger mes parents, je n’ai jamais réussi à la situer parmi nos souvenirs de vacances, si bien que je pense plutôt que je l’ai rêvée.
— Raconte quand même.
— Voilà. La scène se passe à l’embouchure d’un fleuve côtier. Ici, il n’y a pas de rochers, seulement du sable, de l’eau et des roseaux. La mer est plus loin, on ne la voit pas, ou on la voit à peine comme un trait de lumière sur l’horizon. Le fleuve se divise en plusieurs ruisseaux qui courent et qui s’enlisent dans le sable, et sur les bancs de sable il y a les roseaux où nos parents se cachent en petits groupes séparés. Comme dans ton souvenir, il ne s’agit pas d’une seule famille mais de plusieurs, de parents et d’amis qui d’abord se sont baignés dans la mer et qui maintenant se sont dispersés sur ces bancs de sable, pour déjeuner puis pour faire la sieste au milieu des roseaux. Et les membres d'une même famille ne sont pas restés ensemble. Certains au moins se sont dispersés au hasard d’autres groupes. Et nous autres enfants jouons à les surprendre et à les attaquer comme des Sioux. Nous pataugeons dans les roseaux, courbés en deux, nous nous hissons sur les bancs de sable, puis nous écartons les roseaux et nous surgissons soudain avec des cris, et eux crient aussi. Ils disent: “Nous sommes attaqués! Au secours! Qui sont ces méchants bandits?”, et ils nous chassent. Bon, et bien sûr nos corps sont brûlés par le soleil, il y a le sel qui nous gratte et des oiseaux de mer qui s’envolent en battant des ailes au-dessus des roseaux.
— C’est très beau, mais dans ton souvenir il n’y a pas de vertige.
— Non, il y a au contraire un bonheur parfait, que je n’ai jamais connu ailleurs, dans aucun autre souvenir ni dans aucun autre rêve.