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Articles

Affichage des articles du février, 2025

L'église

J'étais parti trop loin. Après, il fallait revenir. Le pire, je n'étais plus tout à fait sûr de l’adresse de mon hôtel, ni même de son nom. J’avais dîné dans une taverne au plafond voûté. La lumière était insuffisante. Je voyais mal ce qu’il y avait dans mon assiette. Après, j’ai voulu marcher pour digérer ce repas trop lourd, et c'est ainsi que je me suis perdu. J'ai rencontré une fête foraine. Dans toutes les villes où je me suis perdu, je rencontrais les mêmes décors. C’étaient chaque fois des villes différentes mais les décors étaient toujours les mêmes. Avez-vous remarqué que, dans une ville, les tramways sont tous pareils, ce qui vous donne l’impression qu'il n'y en a qu’un, que c’est toujours le même? Quand il passe devant vous, il ne va pas très vite. Une allure de père tranquille. Les habitacles qui défilent dans la nuit n’abritent que de rares passagers qui somnolent. Et dans ce cas comment se peut-il que le même véhicule soit partout à la fois? J’ai ...

La honte (4)

Quand Bertrand et Walid se retrouvent devant la gare, déjà à la nuit tombée, quand Bertrand l’embarque dans sa voiture et qu’ils s’en vont ensemble, je ne sais pas où ils auraient pu aller ailleurs que là où ils sont allés. Bien sûr, c'était joué. Je ne sais pas ce que Walid lui aura dit pendant la brève conversation qu’ils ont eue, la veille au soir, au téléphone, quelque chose comme: “J’ai un couple d’amis qui peut m’accueillir chez eux, à Contes ou à Sospel. Un garçon que j’ai connu, qui s’est rangé. Si tu peux me conduire là-bas. Ensuite, je ne vous embêterai plus, mais sur la route tu me donneras des nouvelles des autres”. Et Bertrand, de son côté, a-t-il pu le croire une seule seconde? D’abord, quand il lui a parlé au téléphone, et encore quand il est monté dans la voiture, Walid n’a pas fait mention de leur destination réelle. De là où il le conduisait. C’est ensuite seulement, au tout dernier moment, comme ils traversaient le quartier de Bon Voyage et qu’ils s'apprêtaie...

La honte (3)

— Il prend la voiture de son père. Pourquoi? J’imagine que la vôtre était au parking?  — Il m’a dit que son père était malade. Qu’il l’avait appelé, qu’il avait besoin de lui. C'est le prétexte qu’il a trouvé. Et il est parti sur sa moto. — Vous l’avez cru? — Bertrand n’avait pas passé une seule nuit chez son père depuis bien longtemps. Mais pourquoi pas? Il ne m’avait jamais menti. Il a fallu cette fois. Et ce n'était pas pour retrouver une fille. — Entendu. Je comprends. Mais remontons quelques heures en arrière. Vous quittez votre bureau de l’avenue Thiers à six heures, vous revenez en tramway, et vous allez d’abord récupérer votre enfant chez votre mère, comme chaque soir. — Ma mère va chercher Paul à la sortie de l'école. S’il fait beau, ils vont goûter au jardin, puis elle le ramène chez elle. La vie n’est pas gaie à la maison, ma mère a besoin de moi, de cette visite que je lui fais chaque jour, Inès aussi. — Vous ne me parlez pas de votre autre frère. — Sofiane ne m...

La honte (2)

Amina occupe un poste important à la Mission locale. Au moment des faits, Hélène Barot, sa directrice, est à deux ans de la retraite, et elle compte bien qu’Amina lui succède à ce poste. Elle ne tarit pas d'éloges, la concernant. Elle dit que c’est la fille qu’elle aurait voulu avoir si elle s’était mariée et qu’elle avait eu un enfant. Voilà ce que dit le rapport. Bertrand, le mari d’Amina, est instituteur. Ils habitent ensemble dans le quartier des Moulins où ils ont grandi et où ils se sont connus quand ils étaient très jeunes. Les Moulins est, dans la banlieue de Nice, un “quartier sensible”, on dit aussi un “quartier prioritaire”. L’affaire s’ancre dans le quartier des Moulins, c’est là que tout commence, que tout se noue, tandis que l’épilogue nocturne se situe, dix ans plus tard, dans un autre quartier sensible, tout à fait à l’opposé de la ville, celui dit des Liserons. La famille Slimani a été pour Bertrand une seconde famille, peut-être sa vraie famille. Sa mère est mort...

La honte

— Qu’est-ce qu’il allait faire là-bas? Pourquoi l'a-t-il accompagné? — Parce que c'était mon frère. — Je sais. Nous le savons. Et nous savons aussi que votre mari avait reçu un appel de lui la veille au soir. Un échange très bref, qu’il vous cache, dites-vous. Qu’il prend soin de vous cacher. Sans qu’avant cela, il y en ait eu un seul autre depuis trois ans. — Si je l’avais su, vous pouvez croire qu’il ne serait pas ressorti, cette nuit-là. Vous pensez que je mens? — Bien sûr que non. Mais j’essaie de comprendre. Vous êtes sans nouvelles de votre frère depuis trois ans. Et puis, un beau soir, celui-ci appelle votre mari, ils ont un échange très bref, et le lendemain soir, sans qu’il vous en dise rien, votre mari l’accompagne à ce rendez-vous, dont l’un ni l’autre ne devaient revenir. Pourquoi, selon vous? — Parce que Walid était mon frère. Et parce que Walid et Bertrand se connaissaient depuis les années de collège. Et que c'était par lui, par Walid, que nous nous sommes re...

Vampire

Assez vite je me suis rendu compte qu’elles avaient peur de moi. Les infirmières, les filles de salle, les religieuses, mais aussi les médecins. Quand soudain, elles me rencontraient dans un couloir. L’hôpital est vaste comme une ville, composé de plusieurs bâtiments séparés par des jardins humides, avec des pigeons, des statues de marbre, des fontaines gelées, des bancs où des éclopés viennent s’asseoir, leurs canes ou leurs béquilles entre les genoux, pour fumer des cigarettes avec ce qui leur reste de bouche et, la nuit, les couloirs sont déserts. Alors, quand elles me rencontraient, quand elles m’apercevaient de loin, au détour d’un couloir. Elles ne criaient pas, je ne peux pas dire qu’elles aient jamais crié, mais aussitôt elles faisaient demi-tour, ou comme si le film s'était soudain déroulé à l’envers. Elles disparaissaient au détour du couloir. Je me souviens de leurs signes de croix, de l'éclat des blouses blanches sur leurs jambes nues. Du claquement de leurs pas sur...

Pourquoi Bob Dylan ?

Les petites filles bien sages auxquelles elles ne voulaient pas ressembler étaient, dans ces années-là, de futures mères de famille jalouses et exigeantes, elles se préparaient à trouver un mari et à faire ce métier, comme nous autres garçons devions nous préparer à devenir leur mari et le père de leurs enfants, et je ne sais pas qui d’elles ou de nous étaient les plus contraints et les plus angoissés. Hier, j’ai revu A Complete Unknown avec une amie et, en sortant du cinéma, cette amie m’a demandé ce qui m’avait tellement marqué chez Bob Dylan lorsque j'étais adolescent, tellement impressionné. Et d’abord, je n’ai pas su lui répondre, mais plus tard dans la soirée, je lui ai dit que c'était parce qu’il nous offrait une image de la masculinité à laquelle je pouvais adhérer. Lorsque j’avais seize ans, il y avait autour de nous beaucoup de chantiers, avec des grues, des bétonneuses et des dalles de béton hérissées de tiges d’acier, il y avait les trajets de Nice à Paris qu’on pa...

Au rendez-vous d'Alice

La manière dont le soleil d’hiver entre dans l’appartement, un dimanche, par la fenêtre grand ouverte sur le balcon, quand il le fait en personne, avec ses façons royales, semblant dire, Vous me voyez, c’est moi, le seul, le vrai et pas un autre, mais aussi par les fleurs et les fruits que vous avez rapportés du marché. L'éclat du soleil dans lequel, en principe, il ne croyait pas trop, mais qui soudain s’impose. Celui du mimosa qui allumait, sur le cours Saleya, des incendies inversées. Avec le hasard qui a voulu que, ce matin, je relise sur mon téléphone, en courant au rendez-vous que j’avais avec la fillette devenue maman, les premières pages d’ Alice au pays des merveilles , où le soleil n’est pas le même puisque, dans l’histoire, c’est celui de la chaleur écrasante de l'été, mais où on rencontre, aussitôt qu’on a fait connaissance avec elle, le lapin qui craint d'être en retard et qui tire de son gilet une montre à gousset. Toutes les Chroniques sur  Librairie

Apparitions

À partir de quand a-t-il habité Nice? D’où venait-il? À quel âge, à la suite de quel événement avait-il choisi d’habiter ici? Le matin, il descendait sur la Promenade des Anglais, c'était devenu une silhouette familière, on le voyait chaque matin, de septembre au début de l'été, après on ne le voyait plus, quand il faisait trop chaud et qu’il y avait trop de touristes, il disparaissait, certains disaient l'avoir aperçu ici ou là dans la montagne de l'arrière-pays, il se retirait dans la montagne de l’arrière-pays quand il faisait trop chaud, qu’il y avait trop de lumière, s'établir à Nice, ce n'était pas s’y retirer, c'était au contraire s’avancer jusqu’au bord de la mer, jusqu’où il était impossible d’aller plus loin en direction de l’Afrique, mais ensuite, quand il faisait trop chaud et que la lumière vous aveuglait, quand la foule des touristes était trop nombreuse, il se retirait dans la montagne. Certains racontent l’y avoir aperçu, certains disent même...

La fête

Nous avons marché dans la nuit, d’abord sur la route, ensuite dans un champ, avec les lumières et les bruits de la fête devant nous. J'étais fatigué, j’avais sommeil, j'étais déjà à moitié endormi et je marchais quand même en tenant la main de maman. D’habitude, à cette heure, j'étais couché, tandis que ce soir-là, après dîner, nous étions partis tous les trois pour la fête dont les baraques avaient été installées assez loin, à la sortie du village, je ne sais plus si nous disions le village ou la cité. Et de la fête, je n’ai aucun souvenir, encore moins de notre retour. Au retour, je devais dormir, il a bien fallu que Rémy me porte, mais peut-être que je dormais déjà dans les allées de la fête, malgré le bruit des manèges et des rires, couché n’importe où. Enfant, lorsque j’avais sommeil, je pouvais m’endormir n’importe où, le bruit ne me dérangeait pas. Quand nous étions invités chez des gens, maman et moi, il suffisait de me trouver un lit sur lequel étaient entassés les...

Titus (7)

Bon, la suite et fin se résume en quelques lignes, vous l’aurez compris. Titus, sans renoncer à instruire comme il pouvait les pages de Wikipédia, avait décidé un beau jour de construire une carte géographique de sa longue carrière, et de la publier en temps réel sur Google Maps. Un repère (ou un ancrage) dans chacun des lieux où il s'était produit, à la date où il l’avait fait, avec chaque fois quelques mots de commentaire, indiquant le nom de celui ou de celle qui avait organisé l’événement, et les noms des autres musiciens qui y avaient participé, lorsque c'était le cas. Rien de très folichon, comme on le voit. Rien de nature à casser des briques, à intéresser grand monde et, encore moins, à soulever des tempêtes. Si ce n'était qu’au même moment, Leonardo Costa, le maître actuel du Cercle de Lisbonne, déjà député conservateur, était devenu leader de son parti, et qu’à ce titre il pouvait prétendre le représenter lors des prochaines élections présidentielles. C’est là que...

Titus (6)

La première fois, c’est pour un mariage. Un certain George Roberts l’appelle chez lui, un soir, et lui dit qu’il cherche un musicien pour un mariage. Pas pour la cérémonie qui aura lieu à l'église mais pour la petite fête qui réunira ensuite les deux familles chez les parents du marié. Titus demande s’il doit se mettre en quête d’autres musiciens, ou si d’autres musiciens ont été prévus, mais son interlocuteur lui répond que non. “Nous ne voulons pas un orchestre, juste un musicien qui joue au milieu de nous, comme un invité parmi les autres qui serait venu avec son instrument. Vous voyez ce que je veux dire?” Titus répond que oui, encore qu’il soit surpris et qu’il cherche à ne pas le laisser paraître. L’homme au téléphone mentionne alors l’adresse de l’appartement où aura lieu la réception, et c’est dans la rue Horta Seca, à deux pas de la place Largo de Camões, puis il annonce le montant du cachet, et celui-ci est beaucoup plus élevé que ce à quoi Titus pouvait s’attendre. Pour ...

Titus (5)

“Vous savez avec quelle curiosité Titus avait découvert les outils numériques. Il s'était familiarisé avec eux dès la fin des années 80, mais la grande révélation ce fut une dizaine d’années plus tard, quand Google a lancé son moteur de recherche. C’est le moteur de recherche de Google qui a inspiré à Titus son grand projet, et tout de suite, il a commencé à partager avec trois ou quatre amis ses premières notices. Je faisais partie du nombre. — Vous avez eu de la chance! J'aurais bien aimé les voir, moi aussi, ces notices. Vous m’intriguez. De quoi était-il question? — De jazz, bien sûr. De quoi d’autre aurait-il pu s’agir? Titus avait décidé de consacrer une notice à chacun des musiciens qu’il avait connus, comme à ceux qu’il n’avait pas connus personnellement mais qui avaient compté pour lui. Il avait intitulé ce projet Le Jazzophile , et il l’avait installé sur un blog. — Pardon, je vous entends, j’ai toute raison de vous faire confiance, mais j’ai du mal à le croire. Comme...

Titus (4)

Quand je suis arrivé à Lisbonne, je savais par qui et pourquoi Titus avait été agressé. Maintenant je peux le dire. J’en avais l’intuition, qui devait m'être confirmée par Evaristo. Ou peut-être est-ce seulement quand Evaristo a parlé, quand il a ouvert la bouche, que les pièces du puzzle se sont mises en ordre dans ma tête. Se sont emboîtées soudain dans mon esprit d’une manière qui m’a paru tout de suite évidente. Comment savoir? Nous savons tant de choses que nous ne savons pas savoir. Ou que nous ne voulons pas savoir, tant que cela est possible et tant que cela nous arrange. Ce qu’il y avait à savoir, je le savais déjà. Ou, du moins, je pouvais le déduire de ce que je savais. Sans grand risque d'erreur. Et puis, Evaristo m’a dessillé les yeux. Une infirmière venait le veiller, la nuit. Je l’avais recrutée dès le lendemain de mon arrivée. Elle s'accommodait de somnoler dans un fauteuil, près de son lit. Ce soir-là, j’attendais son arrivée pour partir. J'étais pris d...