Flora Zambetti était infirmière. Elle était atteinte de troubles de la personnalité, ce qui ne la rendait pas toujours disponible pour exercer sa profession. Il y avait des périodes durant lesquelles elle n'était capable de rien, tout juste de ne pas avaler deux ou trois boîtes de médicaments, ou de se tailler les veines, ce qui lui était arrivé de faire quand elle était jeune. C'était une infirmière libérale, une agence d'aide à la personne lui trouvait des clients. Elle ne voyait pas d’inconvénient à habiter seule un logement social dans le quartier prétendument “défavorisé” de l’Ariane. Elle disait même qu’elle était ravie d’habiter là.
À l'Ariane, la vie associative favorise l’entraide entre les communautés. Flora s’y sentait comme un poisson dans l’eau. Elle était de toutes les fêtes, de tous les spectacles de rue, de tous les repas en plein air où chacun apporte ce qu’il a préparé dans sa cuisine et qui est une spécialité de son pays. Elle adorait les tajines, les paellas et les couscous. Elle ne buvait pas d’alcool. Elle ne fumait pas de cannabis. Elle était de toutes les initiatives solidaires. Quand c'était Noël, quand il faisait trop chaud, quand il faisait trop froid. Dans tous les moments où on avait besoin d’elle, elle répondait présente, sauf, bien sûr, dans ceux où elle n'était plus là du tout. Où elle avait sombré. Où elle s’enfermait chez elle, où elle ne mangeait plus, où elle ne s’habillait plus, où elle ne se lavait plus, où elle ne répondait plus au téléphone. Une ou deux voisines avaient le privilège exclusif de communiquer avec elle à travers la porte palière de son appartement, voire, au bout de quatre ou cinq jours, de lui faire entrouvrir cette porte. Elles lui apportaient alors une bouteille de lait et un paquet de céréales, comme pour un chat. Dans la phase conclusive de la crise, elles pouvaient même la suivre dans sa salle de bain pour lui laver les cheveux. Quand ses cheveux étaient propres, qu’elle avait enfilé son vieux jean et une chemise propre, on pouvait ramener la pauvre Flora dans le monde des vivants. On lui disait: “Ce soir, il y a un karaoké chez Georges. Il faut absolument que tu viennes!” Et si, ce soir-là, Flora se levait à son tour pour chanter, le micro à la main, Marcia Baïla des Rita Mitsouko, ou Libertine de Mylène Farmer, ou Macumba de Jean Pierre Mader, on applaudissait très fort, on savait qu’elle était sortie d’affaire, et qu'on était tranquille pour quelques mois.
Avec les années, les crises s’espaçaient et Flora devenait capable de mieux les gérer. Elle s'investissait davantage dans les activités du Planning familial. Elle y côtoyait des jeunes femmes qui l'aimaient, qui la respectaient, qui prenaient soin d’elle, qui la regardaient comme une pionnière. On pensait même l’interroger devant une caméra vidéo pour faire d’elle un portrait, où elle évoquerait l’époque héroïque du MLF, des luttes pour le droit à l’avortement, où elle ranimerait la mémoire de toutes les amies et de tous les amis qui avaient disparu, en quelques années, victimes du SIDA. Et puis, un évènement inattendu s’est produit. Un notaire a pris contact avec elle. Flora s’est rendue à son étude en se demandant de quoi on allait l’accuser, et, une fois qu’elle s’est trouvée assise en face de lui, il lui a annoncé qu’elle héritait d’une maison à Gairaut.
Oh, c'était une toute petite maison, une masure abandonnée depuis longtemps, délabrée, inhabitable, mais qu’elle n’aurait aucun mal à vendre pour un bon prix à ses voisins. Elle se dressait sur un arpent de terre beaucoup trop étroit pour être constructible, ce qui diminuait de beaucoup sa valeur, mais elle était attenante à une villa dont les propriétaires souhaitaient agrandir le terrain. Le notaire ne lui a pas dit que ces voisins parlaient de la masure comme d’une “verrue” qui gâchait le paysage. Qu’ils étaient impatients de la raser pour construire à la place une pergola. Ils l’agrémenteraient de plantes grimpantes. Celles-ci fleuriraient au printemps et les oiseaux viendraient y battre des ailes.
Flora a eu l’esprit troublé par cette annonce. Elle qui n’avait jamais rien possédé, qui circulait en cyclomoteur, voilà qu'elle se retrouvait propriétaire d’une maison à Gairaut. Il ne lui était pas arrivé trois fois dans sa vie d’aller se promener sur cette colline si proche de la ville, qui en était devenue un des quartiers les plus huppés.
Jadis, la colline de Gairaut était un paradis. Elle était couverte de fermes où on élevait des moutons, et de serres où on cultivait des œillets. Mais la vue qu’elle offrait sur la ville et sur l’étendue de la mer, jusqu'aux montagnes corses, et le climat si propice qui y régnait, ne pouvaient pas manquer d’aiguiser l'appétit des investisseurs.
En deux ou trois décennies, les fermes avaient laissé la place à des villas avec piscines, encloses dans des domaines résidentiels fermés par de hautes grilles, avec partout des caméras de vidéosurveillance et des vigiles en uniformes. Aujourd'hui, on aurait pu se croire à Hollywood Hills ou à Bel Air. Et dans tout ce décor de cinéma, il ne restait qu’un seul vestige de l’ancien temps: la petite maison dont héritait Flora.
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