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Affichage des articles du mai, 2025

Intervalle 1

  Les photos Le son

Un équilibre fragile

Je me souviens des années 60. Nous avions besoin que Picasso nous montre des œuvres qui nous disaient qu'il savait peindre, pour pouvoir prendre au sérieux (considérer de manière positive) d'autres toiles qui, à nos yeux, ne le montraient pas. C'est comme dans la conversation, où il est nécessaire que tu tiennes des propos qui, à ton interlocuteur, paraîtront sensés, qui correspondront à son attente, à ses propres opinions, pour pouvoir tenir à d'autres moments des propos qui risquent de le décevoir ou de le heurter. Sinon, il ne t'écoute pas. Toujours une tension, une question d'équilibre. Il me semble que, dans la façon dont l'IA gère ses échanges avec nous, cette question se pose. Et je suis bluffé par la manière dont ChatGPT s'en débrouille.  Je soumets cette réflexion à ChatGPT qui me répond: "Tu mets le doigt sur quelque chose de très profond — à la fois en art, en rhétorique, et dans le dialogue humain, y compris avec une IA. Ce que tu décris...

Un paysage de ruines

Se peut-il que Flora ne soit plus la même quand elle se trouve seule, la nuit, dans l’appartement de la rue Verdi, qu’elle se laisse envoûter par les vêtements de Viviane et par ses photos, tout spécialement par celles qui montrent Judith? Ou faut-il imaginer que déjà elle a perdu l’esprit quand elle a hérité de la masure de Gairaut et qu’elle a commencé de l’habiter en compagnie de deux gros chiens et d’un fusil? À ces décors s’ajoute celui de la chambre d’hôpital où Viviane est enfermée. Les visites à l’hôpital ne sont pas autorisées en raison de la crise sanitaire et des risques de contamination, ce qui fait qu’aucun de nos protagonistes n’a pu voir cette chambre ni ne la verra jamais, mais chacun l’imagine, ne peut pas s’empêcher de l’imaginer, de l’avoir toujours en tête, la nuit comme le jour, et tout spécialement Flora. Si bien que nous avons affaire à trois lieux qui sont comme des planètes qui gravitent ensemble. Le film, ou le roman graphique, devra rendre compte de ce systèm...

Fenêtre sur cour

Il a continué à marcher vers le nord, sur la rue de Rivoli. Il a traversé la rue de la Buffa puis le boulevard Victor Hugo, il est arrivé ainsi à l’angle de la rue Verdi, et il s’est arrêté. Il fallait qu’il s'arrête à cet endroit, qu’il marque une pause, en dépit de la pluie, et alors il a vu, d’où il se tenait, à l'angle des rues désertes, une fenêtre éclairée. C'était au 26 de la rue Verdi, Palais Mireille, troisième étage.  D’abord il s’est demandé s’il ne se trompait pas, mais non, c'était bien la fenêtre du salon. Puis il s’est demandé si Viviane pouvait être rentrée de l’hôpital. Elle y avait été admise dix jours auparavant et, d'après ce que Flora lui avait dit, la dernière fois qu’ils s'étaient parlé au téléphone, il était peu probable qu’elle revienne de sitôt. Se pouvait-il que les lumières du salon soient restées allumées depuis si longtemps? Un sombre pressentiment lui fait traverser le carrefour.  Il vérifie qu’il a bien la clé de l’immeuble et cel...

Rue de Rivoli

La Promenade des Anglais n’était pas belle à voir, par les nuits de ce printemps-là. Ou peut-être l'était-elle mais d’une beauté dont, par prudence ou par pudeur, on préférait se détourner. Tant de noirceur du ciel et de la mer, opposée à la lumière blanche des chambres d’hôpitaux où les malades étaient branchés sur des respirateurs artificiels, dont des infirmières en blouses blanches venaient, d’heure en heure, vérifier le bon fonctionnement. La maladie de Viviane suffisait, à elle seule, à remplir d’effroi les palmiers alignés comme une armée de crocodiles qu’on aurait coiffés de plumes. Il pleuvait quand Daniel est sorti de l'hôtel et il ne s’est pas attardé devant ce spectacle. Il a tourné dans la rue de Rivoli et, le col relevé, les mains enfoncées dans les poches de son blouson, il est parti d’un bon pas en direction des quartiers nord. Il se souvenait de leur dernière rencontre, sur ce banc du boulevard Victor Hugo, quand ils étaient convenus qu’il la remplacerait auprè...

Le blanc et le noir

Et puis son état s’est aggravé, au point qu’il a fallu l’hospitaliser à plusieurs reprises. C’était une période critique: les hôpitaux, débordés par l’afflux des malades du COVID, ne savaient plus où trouver les lits ni les chambres nécessaires pour les accueillir. La priorité était de limiter les risques de contamination. Les autres patients devaient être gardés le moins longtemps possible, et ils étaient isolés tant bien que mal, souvent relégués dans des recoins improbables. On installait des lits dans des couloirs déserts, derrière des paravents, ou au fond d’annexes oubliées. Viviane se retrouvait alors dans l’un ou l’autre de ces endroits sinistres. Et chaque semaine, une personne désignée sur sa fiche d’admission devait venir lui apporter du linge propre en échange du sale. Mais il n'était pas question que cette personne pénètre dans l'hôpital. Le linge devait être livré sur le parvis, soigneusement emballé dans un sac en plastique. Tout juste pouvait-on ajouter à ce bal...

Deux ou trois choses que je sais d'elles

Car lui, Daniel, combien de fois a-t-il rencontré Flora Zambetti, l’infirmière de Viviane, avant que les choses se compliquent? Durant les trois premiers mois de sa maladie, Viviane n’avait affaire à l’hôpital que pour ses séances de chimiothérapie. Une ambulance venait la chercher le matin et la ramenait quelques heures plus tard. La faiblesse l’avait envahie d'un seul coup. En l’espace d’une semaine, elle l’avait transformée en fantôme. Et, le reste du temps, par ses propres moyens, elle était incapable de sortir.  Flora Zambetti était la seule à lui apporter de l’aide. Elle lui faisait une visite le matin et une autre le soir. Et Viviane ne tarissait pas d'éloges à son égard. Elles étaient devenues amies. Flora faisait halte à la rue Verdi quand elle avait déjà vu tous ses autres clients, ce qui lui laissait davantage de temps, disait-elle, pour s’occuper de “sa malade préférée”. La plus jolie, la plus élégante dans ses manières, la plus célèbre, et celle qui lui parlait ave...

Les photos du désastre

Je n’ai jamais rencontré Viviane Hayward. De ses photos, j’ai connu d’abord celles qui figuraient dans les magazines de mode que je feuilletais distraitement quand le hasard voulait qu’il m’en tombe un sous la main. On les reconnaissait au premier coup d'œil à cause du flou qui nimbait ses modèles et qui donnait le sentiment de les voir de très loin, à travers la poussière du temps. Comme des personnes qu’on a connues, puis qu’on a oubliées et qui, un jour, vous reviennent en rêve. Sur ces photos, les visages qui semblaient émerger de l’oubli retenaient l’attention plutôt que les vêtements. C'étaient de grands manteaux noirs aux cols relevés ou, à l’inverse, des robes d'écolières, claires et légères comme pour un été à la campagne. Et toujours il se dégageait de ces images une impression de luxe mais aussi de désastre. Il fallait que les jeunes femmes qu’elles montraient soient sportives, cultivées, libres, audacieuses, aimées par leurs familles et par leurs amants, en ...

Patrick Modiano et Fip

Fip est “la radio la plus éclectique du monde”. C’est son slogan. En cela, c’est celle où l’auditeur est le mieux livré aux hasards de ce que Patrick Modiano appelle “l'éternel présent”. Les titres musicaux se succèdent en continu, jour et nuit, choisis dans tous les genres et de toutes les époques. Le concept est hérité de l'ancienne émission de Paris-Inter intitulée Travaillez en musique! Vous travaillez dans votre bureau ou dans votre atelier et Fip vous offre un fond sonore auquel, la plupart du temps, vous ne prêtez pas attention, vous avez trop à faire, jusqu'à ce que soudain une musique vous accroche l’oreille. Le plus souvent, c’est une musique que vous connaissez et qui vous transporte aussitôt à l’époque où vous l’avez entendue pour la première fois, ou dans un moment marquant de votre vie, que vous n'êtes pas prêt d’oublier, soit parce que vous étiez seul à vous morfondre dans votre chambre d’adolescent, avec des posters aux murs, soit au contraire parce que...

Bientôt cinq ans

Le reste, ce qui se passait chez Viviane, au 26 de la rue Verdi, je l’ai appris par Daniel. Non pas qu’il m’en ait dit beaucoup, il n'était pas bavard, et à présent, quand il venait chez moi, nous jouions aux échecs. Sans lever les yeux de l’échiquier, en préparant ses coups, il lui arrivait de livrer deux ou trois informations concernant ce qu’il avait vu là-bas, qu’il laissait échapper par inadvertance, comme s’il s'était parlé à lui-même. Il disait: — J’y suis retourné hier soir. L’infirmière était là, elle s’appelle Flora Zambetti, elle paraissait surprise de voir que j’avais les clés. Viviane l’a rassurée. Elle lui a dit que j'étais le petit ami de sa nièce Cynthia. Oui, le petit ami de Cynthia, ce que Daniel avait toujours été, depuis qu’ils étaient sortis de l’enfance, Cynthia et lui, même si à présent elle se mariait avec un autre. Il disait encore: — Dans le salon, il y avait une odeur de tabac. J’ai demandé à l’infirmière si c'était elle qui avait fumé. Elle m...

Une maison à Gairaut

Sur la colline de Gairaut, il reste une maison abandonnée. Il faut se dépêcher pour la voir, elle ne restera plus longtemps debout. C’est le commissaire Langlois qui m’a raconté l’histoire de Flora Zambetti et de la maison abandonnée. Il l’a fait quand l'histoire a trouvé son dénouement. Son récit m’a permis de recoller les morceaux. Flora Zambetti était infirmière. Elle était atteinte de troubles de la personnalité, ce qui ne la rendait pas toujours disponible pour exercer sa profession. Il y avait des périodes durant lesquelles elle n'était capable de rien, tout juste de ne pas avaler deux ou trois boîtes de médicaments, ou de se tailler les veines, ce qui lui était arrivé de faire quand elle était jeune. C'était une infirmière libérale, une agence d'aide à la personne lui trouvait des clients. Elle ne voyait pas d’inconvénient à habiter seule un logement social dans le quartier prétendument “défavorisé” de l’Ariane. Elle disait même qu’elle était ravie d’habiter là. ...

Une touriste anglaise

D’abord elle est ravie de son quartier. Elle a pris le temps de l’explorer avant de signer le compromis de vente. Elle a bien noté que la gare se trouve trois rues plus haut, ce qui facilitera ses voyages à Paris ainsi que ses déplacements ailleurs (elle ne conduit pas). Elle a bien noté aussi que la plage est quelques rues plus bas, où elle pourra descendre tôt le matin pour se baigner et prendre le soleil avant qu’il ne fasse trop chaud. Elle a repéré la rue Alphonse Karr où sont les boutiques de mode. Plus à l’est, les Galeries Lafayette et la librairie Masséna. Elle s’est promenée toute une journée dans la vieille ville et du côté du port. Elle a déjeuné rue droite, chez Acchiardo. Par deux fois, elle a parcouru l’avenue Catherine Ségurane puis la rue de Foresta, depuis la place Garibaldi jusqu’au port. Arrivée là, il semblait que la tête lui tournait. Tant d’air et de lumière. Une sensation qu’elle avait éprouvée quelquefois à Marseille, aux alentours de l’Abbaye Saint-Victor. Que...