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1. Daphné

J'étais allé à Marseille pour retrouver un immeuble dont j’avais perdu l’adresse. Bien des années auparavant, j’y avais fait une visite à une femme qui avait été une amie de ma mère et qui avait demandé à me voir. J'étais arrivé à Marseille par le train, un après-midi d’automne, j’avais passé la soirée chez elle et j’y avais dormi. Depuis toujours je connaissais son existence mais je l'avais rencontrée peu souvent et jamais bien longtemps. Il y avait les photos que ma mère me laissait voir. De furtives apparitions dans le couloir de notre appartement de l’avenue Jugnot. Un rire, un parfum qu'elle laissait derrière elle. Son invitation tardive m'avait surpris. J’y avais répondu en pensant qu’elle me parlerait de ma mère. Les deux femmes avaient été liées par une longue amitié, elles avaient voyagé ensemble, elles étaient allées au cinéma, au concert, elles avaient échangé des livres, elles avaient beaucoup parlé, et j’avais imaginé que Daphné (c'était son nom) me révélerait un épisode, peut-être un aspect de la vie de ma mère que j’ignorais, que celle-ci m’avait caché. Et comme ma mère était morte et que je n'étais plus un enfant, je m’étais préparé à tout entendre. J’étais plutôt curieux. Or, qu’avais-je entendu? Étrangement, le souvenir de ce qu’elle m’avait dit s'était aussitôt effacé.

Nous avions dîné face à face, dans sa cuisine. Je gardais l’impression d’un repas copieux, qu’elle avait préparé avec soin, et pendant tout ce repas elle avait beaucoup parlé, expliqué, raconté, mais sans doute avais-je bu trop de vin, si bien que je voyais son visage sans entendre aucun mot qui sortait de sa bouche, et même cette image n'était pas nette, comme si la lumière avait été insuffisante, ou comme si au visage que je voyais se superposait celui de la femme élégante et malicieuse qu’elle avait été lorsque j'étais enfant, ou peut-être même le visage de ma mère.

Puis, elle m’avait indiqué la pièce où je pouvais dormir. C'était un salon qui donnait sur le boulevard et, toute la nuit, mon sommeil avait été traversé par le bruit des tramways qui passaient sous les fenêtres. Je me réveillais et je me rendormais au milieu de cauchemars, dont le plus insistant voulait que le sol de la pièce penche en direction du boulevard vers lequel mon canapé se trouvait entraîné, comme une barque, avec le danger de basculer dans le vide. Elle était morte quelques années plus tard sans que je la revoie. Et pourquoi, après si longtemps, avais-je l'idée que, le lendemain matin, j'étais parti de chez elle sans l'avoir saluée, sans qu’elle me soit apparue, comme si, la veille au soir, quelque chose d'irréparable avait pu se produire entre nous? Et plusieurs fois depuis lors, je m'étais dit qu’en revenant sur les lieux, je me souviendrais peut-être.

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