Cette fois, j'étais venu en voiture. Mais c'était de nouveau l'automne et, quand je suis arrivé, il faisait déjà nuit. Plusieurs fois au cours des dernières années, j’avais consulté le plan de la ville pour ancrer mon souvenir dans le monde réel, et mon attention avait fini par se concentrer sur une zone qui s'étendait de la gare Saint-Charles au parc Longchamp. Et, à force, le boulevard de la Libération m’était apparu comme le résultat le plus probable de ma recherche.
J’ai laissé ma voiture dans un parking souterrain et je m’y suis rendu à pied. Et aussitôt que j’y suis parvenu, je n’ai plus douté. En effet, il était en pente, parcouru par une ligne de tramway, et l’absence presque complète de vitrines éclairées aux rez-de-chaussée des immeubles lui donnait dans la nuit un air d’abandon. Mais de là à retrouver l'entrée de l’immeuble où Daphné avait habité et où j'étais venu la rencontrer, c'était une autre affaire.
On parlait beaucoup, à cette époque, des quartiers historiques, où de beaux immeubles bourgeois avaient fait la fierté de la ville avant d'être abandonnés à la précarité des publics interlopes au cours des dernières décennies, les habitants les plus riches ayant choisi d’aller vivre entre soi, sur la colline du Roucas Blanc ou dans des zones résidentielles du bord de mer. Daphné avait pu s’y installer à une époque intermédiaire, mais depuis la visite que je lui avait faite, le boulevard de la Libération semblait s'être enfoncé dans la nuit. Même les migrants n’en voulaient plus, ou peut-être les avait-on chassés de crainte que ces vieux bâtiments ne s'écroulent sur eux. N’y restaient que les chats. Et quant à retrouver l'entrée de son immeuble, il aurait fallu pour cela que je le parcoure dans son entier, que je revienne plusieurs fois sur mes pas, que je pousse des portes pour voir les ascenseurs, que je gravisse des marches d'escaliers, que j’en ressorte pour interroger peut-être un passant, pour autant que je finirais par en rencontrer un, et bien vite j’ai ressenti un vide en moi. J’ai été pris d’une grande lassitude. J’ai renoncé pour ce soir-là au moins, et j’ai demandé à mon téléphone de me guider jusqu’au Mama Shelter de la rue de la Loubière où j’avais réservé une chambre.
Une amie m’avait conseillé cette adresse avec un sourire que je n’avais pas cherché à interpréter d’abord. L'hôtel était situé au cœur d’un lacis de rues étroites, bordées de maisons basses qui pouvaient abriter, derrière leurs volets clos, d’anciens membres des Brigades rouges ou d’autres factions politiques, ayant fui d’Italie, d’Allemagne, de Grèce ou de pays d’Amérique latine dont ils avaient gardé l’accent, et qui s’étaient reconvertis depuis lors dans le spectacle de marionnettes. Quant à l’hôtel lui-même, de l’extérieur il ressemblait plutôt à un bunker, ce qui rendait d’autant plus étonnant de découvrir, quand on y était entré, l’immense salle à manger où régnait une ambiance de boîte de nuit à la mode.
On se croyait transporté sur une autre planète, ou à bord d’un vaisseau spatial où avaient été embarqués quelques représentants de l'espèce humaine qu'on avait choisis pour leurs qualités génétiques, dans l’espoir que, le temps du voyage, ils s’y reproduiraient, tandis que la Terre derrière eux était vouée à une destruction prochaine.
Les lumières étaient celles d’un dancefloor et les musiques électroniques couvraient les voix. J’y dînais en tâchant de me faire remarquer le moins possible des autres rescapés dont le plus vieux pouvait avoir la moitié de mon âge, et qui étaient bien plus élégants que moi, bien plus sportifs et bien plus joyeux. Et dont aucun n'était venu seul, à la différence de l’intrus dont je tenais le rôle.
Un détail a attiré mon attention: en plusieurs endroits, au milieu des plantes vertes hautes comme des arbres, des photos étaient affichées, où se montraient par deux ou trois des personnes masquées qui avaient adopté devant l’objectif des poses amusantes. Rien de baroque dans ces masques, ils étaient empruntés plutôt au monde de l’enfance, et encore qu’ils étaient sympathiques, je me demandais ce qu’ils faisaient là. Enfin, plus tard, quand j’ai rejoint ma chambre, j’ai été étonné de découvrir que trois ou quatre masques semblables étaient suspendus aux montants de mon lit. Et encore que j'étais à moitié endormi, que j’en étais à choisir le film que je visionnerais sur l'écran mural de ma chambre, le sourire de l’amie qui m’avait indiqué l'adresse m’est revenu à l’esprit. Et j’ai souri aussi.
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