Le proviseur du Parc Impérial s’appelle Stéphane Theuriet. Il a demandé au commissaire Langlois de le rencontrer. De préférence en terrain neutre. Ils se retrouvent ainsi au restaurant du Club nautique, un jour de décembre où le ciel est si clair, le soleil si brûlant que, sur la terrasse, les hommes sont en chemises et les femmes en robes légères, coiffées de grands chapeaux. Ils ne perdent pas de temps en préambule. Theuriet remercie le commissaire d’avoir accepté son invitation. Ils consultent la carte, commandent l’un et l’autre des filets de soles avec une bouteille d’eau minérale, et aussitôt Theuriet explique:
— J’ai reçu la visite de la mère de l’une de nos élèves en classe de Première. Une jeune fille qui ne s'était jamais fait remarquer jusque là. Sérieuse, plutôt timide. Cette mère m’explique qu’elle a fouillé dans le téléphone de sa fille, et qu’elle y a découvert deux petites vidéos que celle-ci avait postées sur TikTok, et d’autres aussi qu’elle avait reçues. Et, à les voir, elle a compris que Pauline (c'est le nom de la jeune fille) avait participé à l’une au moins de ces fêtes clandestines dont parlent les journaux.
— Celle-ci a confirmé?
— Oui, sans faire trop de difficulté, semble-t-il. Mais elle n’a pas voulu en dire davantage. Elle a prétendu qu’elle n’avait aucune idée de qui avait organisé la fête, ni d'où venaient les invitations, qu’elle s'était rendue sur place avec un camarade de classe, qui était invité lui aussi et qui l’avait transportée sur sa moto. Que la villa se trouvait à Gairaut mais que, là-bas, ils n’avaient vu personne qu’ils connaissaient.
— Elle a donné le nom du camarade en question?
— Elle répondu à sa mère que, même sous la torture…
Le commissaire sourit. Il dit:
— J’imagine la chose. Et la mère vous a paru particulièrement affectée par cette révélation?
— Ce qui l’a surprise surtout, et qui l’a rassurée en même temps, c’est la tranquilité avec laquelle Pauline a avoué la chose. Visiblement, l’expérience ne l’avait pas traumatisée, elle ne donnait pas le sentiment d’avoir participé à une orgie. Elle avait trouvé cette fête plutôt sympathique, plutôt amusante, et elle était triste surtout de n’avoir pas reçu d’invitations pour les fêtes qui ont suivi.
Après le poisson, le commissaire a commandé une glace, tandis que Theuriet s’en tient à un café serré. Langlois contemple les boules de pistache et de chocolat qui ramollissent dans sa coupe en se demandant s’il a fait le bon choix. Il réfléchit, puis il murmure:
— La villa de Gairaut a été la première de la série. Et cette jeune fille n’ignore pas que d’autres ont suivi…
Theuriet répond:
— Elle a continué d'être renseignée par TikTok, j’imagine.
— Bien sûr, dit Langlois.
— Et j’imagine aussi que vous n'êtes pas autorisé à aller fouiller sur les profils TikTok de nos jeunes amis?
— Il faudrait que le juge d’instruction en décide. Nous en sommes encore loin… Et c’est tout ce que vous a appris votre interlocutrice?
— Elle était venue moins pour me renseigner que pour se plaindre, vous l’imaginez aussi. Elle veut qu’une enquête soit menée, que l’organisateur de ces fêtes soit démasqué, qu’il soit puni. Qu’on l’empêche à tout le moins de sévir de nouveau. Elle s’attend à ce que vous veniez enquêter dans nos locaux… Que vous interrompiez les cours pour interroger les élèves, un à un…
— Tandis que vous?...
— Tandis que moi, je préférerais que vous ne le fassiez pas. Pas tout de suite. Pas tant que vous pouvez éviter de le faire.
— C’est ce que vous êtes venu me dire. Eh bien, il se trouve que je suis assez de votre avis. Nos collègues qui travaillent sur les enregistrements vidéos sont plutôt rassurants, eux aussi. J’attends leur rapport, mais pour le peu qu'ils m’en ont dit, ils n’ont pas l’air d’y voir des horreurs. Cette mère d'élève a trop regardé Twin Peaks. Elle craint que sa fille ne soit Laura Palmer. Mais nous ne sommes pas dans le Montana, ni en Californie. Il nous reste un peu de marge. Allons, dites-lui que vous m’avez rencontré, que nous suivons l’affaire. Au besoin, renvoyez-la vers nous.
Sur la terrasse où ils ont déjeuné, devant la mer, le soleil leur brûlait les yeux. Langlois accompagne Theuriet à sa voiture, qui est garée devant l'entrée du Parc Vigier, et comme Theuriet propose de le déposer à son bureau, Langlois répond que non, qu’il le remercie mais qu’il a besoin de marcher. Et quand Theuriet dévérouille sa portière, que déjà il lui tourne le dos, Langlois lui dit:
— À propos, tant que j’y pense, je crois avoir compris que vous connaissez Daniel Rocroy. Je me trompe?
Theuriet se retourne, très surpris, et d’abord il bredouille:
— Daniel Rocroy? Oui, en effet, il a été de nos élèves. Pourquoi, vous le connaissez aussi?
— Figurez-vous que Monsieur Rocroy a été mêlé très indirectement à deux affaires dont j’ai eu à m’occuper. Et que, dans les deux cas, il a montré un courage et une honnêteté qui nous ont permis d'éviter le pire.
— Je suis heureux de l’apprendre. Mais vous savez peut-être aussi qu’il a été exclu de notre établissement.
— J’avais cru le comprendre.
— Une histoire un peu triste. Compliquée. Daniel Rocroy aurait eu un flirt un peu poussé avec l’une de nos élèves qui était aussi la fille d’une de nos professeures. Le flirt a mal tourné. La jeune fille s'est plainte d’avoir été traitée sans trop de ménagements. Elle a fait une dépression nerveuse, on a parlé aussi d'une tentative de suicide. Elle a dû être placée en maison de repos pendant plusieurs semaines. J’ai reçu Rocroy en même temps que la mère. Celle-ci ne semblait pas comprendre ce qui s'était passé. Elle voulait juste que Daniel s’explique, mais il a refusé de le faire…
Langlois sourit encore. Il dit:
— J’imagine la scène. Vous me rappelez l’histoire du jeune Baudelaire qui avale le bout de papier qu'un camarade lui a fait parvenir, à travers la classe, pour que leur professeur ne puisse pas lire le message qui y était écrit! C'était à Louis-le-Grand, je crois.
— En effet, une bravade, quelque chose de ce genre. Peut-être un geste chevaleresque. Qui sait? Il n’y a pas eu de conseil de discipline. Notre collègue ne voulait surtout pas ébruiter l’affaire. Mais j’ai pris sur moi de demander à Rocroy d’aller voir ailleurs. Et c’est ce qu’il a fait.
— Eh bien, Monsieur le Proviseur, l’histoire coïncide assez bien avec l'idée que je me fais du personnage. Et vous savez peut-être aussi que Daniel est le patron, à présent, d’un garage de vélos, rue Vincent Fossat. Que ce garage est très bien tenu, très prospère, qu’il y passe beaucoup de monde, qu’on y parle, qu'on s'y attarder volontiers. Si bien que je me dis que, peut-être…
Jusque là, Theuriet était crispé. Et voilà que maintenant, il n’en faut plus beaucoup pour qu'il éclate de rire. Il dit:
— Monsieur le Commissaire, ne seriez-vous pas en train de me donner un conseil?
— Comment oserais-je, Monsieur le Proviseur? À chacun son métier! Mais, si je ne me dépêche pas, je n’aurai pas parcouru mes dix kilomètres à pied d’ici ce soir. Vous avez ma carte avec le numéro de mon portable. N’hésitez pas à m’appeler. La prochaine fois que nous déjeunons ensemble, je vous emmène à l’hôtel du Couvent.
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