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4. L'envol

Après la mort de Viviane Hayward puis la fin de la crise sanitaire, la vie de Daniel a beaucoup changé. En l’espace de quelques mois, il est devenu marchand et réparateur de vélos. Ses parents se sont associés pour acheter un garage qui existait déjà, rue Vincent Fossat, à deux pas de la rue Parmentier où il continue d'habiter, et ils en ont fait le gérant, rôle qu’il assume avec beaucoup de sérieux. Il a renoncé au poker et il paraît bien décidé à faire en sorte que son garage devienne l'un des rendez-vous incontournables du cyclisme azuréen. Il a une stratégie pour cela: il va courir le dimanche matin avec ceux de ses clients qui ont déjà leurs habitudes sur les routes de l'arrière-pays. Il les suit comme il peut, encore que la plupart soient plus âgés que lui, et de chacune de ces randonnées il rapporte de courtes séquences vidéo qu’il réalise avec une caméra frontale, et qu'il projette ensuite sur un grand écran qu’il a fait installer dans le magasin, puis qu’on peut retrouver sur le site internet que Karim a créé pour lui à l’adresse du CycloRoutier.com.

Pour pouvoir suivre les vrais cyclistes amateurs, maigres comme des triques, sur les routes du dimanche, qu’ils suivent jusque très haut dans la montagne, il faut qu’il s’entraîne tout seul plusieurs fois par semaine. À sept heures du soir, il a revêtu la tenue idoine, avec les chaussures spéciales qui le font marcher comme sur des œufs, il baisse le rideau métallique du garage et il s’en va courir sur les routes des collines. Il n’a pas besoin de chercher bien loin pour les trouver. Il monte jusqu'à la place Saint-Sylvestre où s'arrête la ville, et là, tout de suite, il faut qu’il se dresse en danseuse pour gravir le boulevard Jean Behra puis le Chemin du Col de Bast et parvenir ainsi sur la route de Saint Pancrace. Et sur les quatre kilomètres qu’il a parcourus alors, il s’est arraché les poumons. Ses jambes flageolent. Mais voilà que la nuit tombe, que les étoiles s’allument, qu’il s’est rapproché du ciel et que, dans les quelques minutes qui suivent, les forces lui reviennent.

Quand Daniel me raconte ces sorties, je m’émerveille pour lui et je tremble pour lui. Je tremble parce que ces routes sont dangereuses. Elles sont peu fréquentées mais elles sont tortueuses. Les voitures qui les parcourent à cette heure du soir sont puissantes, ce sont celles d’avocats, de chirurgiens, d’anesthésistes, d’oligarques russes, de membres de la Mafia, pressés de rejoindre leurs villas avec piscine, pour s'offrir un plongeon dans la piscine, une séance de massage, un whisky et (ou) peut-être un rail de coke, et parce que ces individus roulent alors à des vitesses infernales. Mais je m’émerveille aussi parce que je connais ces paysages. C'était au début des années 70, je ne conduisais pas une voiture puissante mais une vieille Renault 4, brinquebalante, aux yeux éteints, et ces routes étaient plus désertes encore qu’elles le sont aujourd'hui. Et quelle attirance exerçaient-elles sur nous? Quel magnétisme?

Il y avait une heure du soir où nous laissions tout, dans la ville basse, nos études, nos métiers, nos amis, nos conjoints, pour nous y retrouver ensemble. Pour nous égarer entre les villages déjà éteints: Saint Pancrace, Aspremont, Colomars, La Sirole. Pour arrêter la voiture au milieu des vignes de Bellet et contempler de là-haut les avions qui planaient au-dessus de la mer, avec leurs pilotes occupés à viser au plus juste la piste de l'aéroport dont les balises clignotaient et qui leur était attribuée par la tour de contrôle.

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