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Articles

Affichage des articles du 2025

Images

Quand vous vous réveillez dans votre chambre des quartiers nord et que vous songez au restaurant du Club nautique, celui-ci vous paraît terriblement lointain et désirable. L’attirance est si forte que vous êtes tenté de quitter aussitôt votre lit pour partir à pied, à travers la ville, dans sa direction. Mais vous savez que cette tentative ne serait pas raisonnable. Vous n'iriez pas loin, les forces vous manqueraient, surtout vous savez qu’à cette heure de la nuit, la ville est indécente, qu’il ne faut pas la voir. La beauté vient par surprise. Une image vous saisit, elle éclate sous vos yeux comme un chameau marchant dans le désert ou comme la nudité d’un corps, et dans le même instant, vous vous dites qu’il fallait bien que cela arrive un jour, qu’elle se montre enfin, vous croyez la reconnaître encore que vous ne l’avez jamais vue ni imaginée auparavant, à moins qu’il vous soit arrivé déjà de la voir sans qu’il se passe rien. Pier Paolo Pasolini la cherchait aux confins de la vi...

Les Visages du Monde

Le monde montre un nombre infini de visages, mais il ne nous en montre jamais qu'un seul à la fois. Un "visage du monde" (VdM) peut être visuel, sonore ou textuel. Vous pouvez dire que tel roman de Georges Simenon ou d'un autre auteur donne, dans son entier, un VdM, mais vous pouvez dire aussi que, dans ce roman, un VdM apparaît soudain au détour d'un paragraphe, dans tel chapitre. Pareil pour un poème, ou pour une œuvre musicale, ou pour un film. Dans la conscience de celui qui le voit, un VdM est seul, il remplace tous les autres, il les occulte, il les fait oublier, ce qui veut dire qu'à cet instant il est tout le visage du monde, ou le visage du monde tout entier. Une œuvre d'art montre un VdM qui est l'invention de l'artiste — invention étant entendu ici au sens de découverte, comme quand on parle d'invention de la Vraie Croix. Ce qui veut dire que ce VdM est une invention de l'artiste, que personne ne pouvait inventer à sa place, en ...

Valeur des œuvres d'art (4)

Sur la question des œuvres d'art comme actes de langage, deux choses. 1) Je n'affirme pas que les œuvres d'art soient des actes de langage et seulement des actes de langage, je dis que c'est le point de vue sous lequel je les considère. Les propositions que j'avance à partir de là ne peuvent avoir qu'une valeur heuristique. 2) Quand je considère une œuvre d'art comme un acte de langage, disons un tableau de Manet ou de Matisse, je le fais sans supposer du tout qu'il redoublerait une parole (un discours) qui en serait le prétexte ou le programme. Bien au contraire, je veux dire que la peinture est, dans les deux cas, un langage à part entière, parmi les autres, qu'aucune parole ne peut ni précéder ni traduire. Je peux même ajouter que la peinture n'est pas dans les deux cas le même langage dont useraient les deux artistes, mais que le terme de "peinture" recouvre alors deux langages différents. Ce qui implique l'idée d'une radica...

Valeur des œuvres d'art (3)

Un canular se répétait il y a deux ou trois décennies encore, qui consistait à adresser à de grands éditeurs une copie d' Une saison en enfer ou des Illuminations avec la mention d'un auteur inconnu. Invariablement, le manuscrit était refusé, ce qui faisait beaucoup rire. J'imagine que, de la part des auteurs cachés du canular, il s'agissait de montrer que les éditeurs étaient incompétents, et sans doute fallait-il qu'ils le soient assez pour ne pas reconnaître ces textes. Pour autant, est-il bien certain que nous-mêmes lirions ces textes de la manière que nous faisons si nous ne savions pas qu'ils sont d'Arthur Rimbaud? Et qui s'attacherait à lire Finnegans Wake , et encore moins à le traduire, s'il ne savait pas qu'il est de James Joyce? Il me semble que la question se pose. La plupart des poèmes qui figurent dans Les Fleurs du mal sont très beaux et faciles à lire. Ils s'imposent d'eux-mêmes. Il n'en reste pas moins que nous sav...

Valeur des œuvres d'art (2)

Je propose de considérer les œuvres d'art comme des actes de langage, ce qui revient à les envisager sur le versant de l'énonciation en même temps et tout autant que sur celui de l'énoncé. Cette approche devrait permettre de mieux comprendre ce qu'est une œuvre d'art, en quoi consiste sa valeur, et de répondre à la question de savoir dans quelle mesure une production de l'IA peut être regardée comme une œuvre d'art. D'abord, un rappel historique qui devrait nous mettre sur la voie. En 1996-1997, le champion du monde d'échecs Garry Kasparov est opposé au supercalculateur Deep Blue d'IBM. Il remporte le premier match (1996) et perd le second (1997). Après quoi, l'intérêt pour des duels homme-machine au plus haut niveau diminue, car les programmes informatiques d'échecs continuent à progresser, dépassant de manière constante la force des meilleurs joueurs humains. Le fait est connu. Le point important consiste, de mon point de vue, dans ce q...

Le Klyuch

Jean-Luc dit: Il m’a fallu longtemps pour en savoir davantage, je ne suis pas certain aujourd'hui encore de tout savoir ni d’avoir tout compris, surtout je ne suis pas certain de vouloir tout savoir ni tout comprendre. L’histoire me paraît troublante et belle pour ce que j’en sais, pour ce que Nora a bien voulu m’en dire, ou ce qu’elle m’a laissé entendre, pour ce qu’elle m’a donné à connaître et à imaginer, et cela me suffit.  J’avais appris que l’homme à la mobylette était son père. Le soir même où il les avait attendues à la sortie de la boucherie, puis où il les avait suivies de loin sur l’avenue Cyrille Besset, en poussant sa mobylette dans la montée, avec une jambe un peu raide, Lucette m’a dit, Tu sais, un monsieur nous a suivies; et comme Nora était là, qu’elle était en train de préparer à dîner pour nous trois, j’ai dû lever les yeux vers elle comme pour l’interroger. Alors, s’adressant à Lucette, elle a dit, Ne t’inquiète pas, il n'était pas méchant, ce monsieur, il é...

Pour Noël

Question de croire Il y a des histoires qui évoquent le passé, et d'autres qui parlent pour l'avenir. Quelqu'un dit: "Hier, il a neigé". La question est alors de savoir si hier, il a vraiment neigé. "Tu es sûr qu'il a neigé? Où a-t-il neigé? Tu es sûr que tu n'as pas rêvé ? Tu ne parles pas d'un autre lieu, un autre jour?" La question est alors de savoir si c'est vrai ou si ça ne l'est pas. Une autre histoire dit qu'un petit enfant est né dans une crèche, entre un âne et un bœuf. Et que cet enfant était en réalité le fils de Dieu, Dieu autant que lui, le roi du monde. La question n'est plus alors de savoir si c'est vrai, si cela s'est réellement produit, en un moment ou un autre de l'histoire, mais plutôt de savoir si cela ne se produit pas chaque jour, sous nos yeux, si cela ne se produira pas encore et toujours, à chaque moment, dans tous les lieux, et si, dans ce cas, cet enfant, nous saurons le reconnaître pour...

La figure du père

La jeune femme s’appelle Corinne Albera. Elle habite avec son enfant à Castans, un village de la Montagne noire, département de l’Aude. Quatre jours par semaine, elle laisse son enfant à la garde d’une voisine et elle se rend à Mazamet où elle est employée à la bibliothèque municipale. Elle fait le trajet en autobus. Le trajet n’est pas long, à peine vingt-six kilomètres. Il y aurait la répétition des trajets en autobus, les visages des autres passagers, la vue des paysages ruraux derrière la vitre, les éclairages changeants de la campagne selon les heures du jour et les saisons, parfois la nuit. Le reste du temps, elle est associée à toutes les activités du village, agricoles, festives, domestiques, encore qu’elle vienne d’ailleurs, qu’elle n’ait pas l’accent du pays. Ici, s’intercale l' épisode du pré en pente , où s'organise un grand banquet au milieu de l'été, puis un bal, et où on voit que Corinne est très appréciée par les hommes du village comme par ceux qui viennent...

Un dimanche matin

Lucette n’est pas à Cannes, chez sa grand-mère comme c'est d’habitude dans les fins de semaine. Elle est avec sa mère chez le boucher de l’avenue Borriglione. Elles font la queue. Un grand soleil d’automne remplit le ciel, Noël approche. Puis, quand elles ressortent du magasin à la devanture peinte en rouge avec des carreaux de faïence blanche, un homme est là, sur le trottoir opposé, debout près d’une motocyclette d’un modèle sans âge, venu on ne sait d’où, ayant fait une longue route sur sa motocyclette, on imagine, le buste droit avec des gants et de grosses lunettes serrées sur la tête par une lanière en caoutchouc. Il les attend. Vieux, grand, vêtu d’une longue veste de cuir serrée à la taille par une ceinture qu’il a nouée parce qu’il en a perdu la boucle. Charbonneux de sourcils, l’ossature d’un ours mais le corps amaigri. Efflanqué comme on dit d’un cheval. Son regard et celui de Nora se rencontrent d’un trottoir à l’autre de l’avenue où passe le tramway. La lumière étincel...

Speak Low

Jean-Luc a décidé qu'il était trop vieux à présent pour sortir le soir. Il marche vaillamment le matin, il traverse la ville dans tous les sens, jusqu'à la mer, mais dès la nuit tombée, il ne trouve rien de plus agréable à faire que d'écouter de la musique en préparant son repas, puis de se coucher pour regarder des films sur sa tablette numérique, plusieurs films parfois au cours de la même nuit. Mais l'été a été long, accablant de chaleur, et quand l’automne est enfin venu et que Nora, sa jeune voisine du dessous lui a annoncé qu’elle reprenait son tour de chant à la Barque rouge, il lui a répondu que oui, un soir, il viendrait l'écouter. Nora est une jeune mère qui élève seule sa petite Lucette, mis à part les weekends où l’enfant est prise en charge par sa grand-mère qui l’emmène à Cannes où elle habite. Nora est caissière au supermarché Monoprix de Gorbella mais le weekend venu, elle se livre à sa vraie passion et à son vrai talent qui sont ceux d’une chanteus...

De somptueux haillons

C'était un matin de novembre, froid soudain avec un parfum de neige tombée de la nuit sur les premiers versants de la montagne, sans qu’on la voie. Dans le ciel des mêmes boulevards, des nuages, ici très sombres, ailleurs laiteux, se défaisaient et se reformaient sur un fond de ciel bleu pâle, dans des trouées où le soleil jaune projetait ses rayons, qui vous réchauffaient quand vous arriviez sur la place du marché, devant la gare du Sud, en même temps que coupants comme des lames d'épées glissées du haut du ciel à travers les nuages. Il fallait, me dis-je, manger des mandarines. Un ami qui s'inquiète pour moi, me demande souvent, Manges-tu assez de fruits? À l’approche de Noël, le goût des mandarines devient nécessaire à l'âme aussi bien qu’à tout l'être qui veut vivre encore, le vieux bougre, malgré sa faiblesse et les rhumatismes. Leur couleur répandue sur les étaux des marchands éclatait dans le gris bleuté de l’air où la nuit avait laissé comme des traînées d...

Vestige

Pierre écoute de la musique en lisant les partitions, Nina écoute de la musique, le soir, sur son poste de radio, en faisant de la couture; et peut-être parce qu’elle écoute de la musique en faisant de la couture, bientôt ce n’est plus tout à fait de la couture qu’elle fait mais quelque chose d’autre à quoi elle est incapable de donner un nom. Le processus de transformation de son activité (de sa petite entreprise) a commencé ailleurs, dans la rue où elle fait des photos . D'abord, elle fait des photos de gens “stylés” (stylish) qu’elle rencontre dans la rue et dont elle publie les photos sur son compte Instagram, des photos dont elle fait collection, pour faire valoir qu’à Nice aussi il y a des gens stylish qu’on rencontre dans la rue, le plus souvent à la terrasse du Liber’Tea ou dans ses environs, mais aussi avec l'idée qu'un jour elle pourra en faire d’autres, elle aussi, à Paris et pourquoi pas à New-York. Voilà les faits. D’abord, sur mon conseil, elle s’emploie à se ...

L'Excelsior

Georg Duncan m’a raconté ceci: J’ai passé une année en Ligurie. J’avais trouvé à louer une masure restaurée, située à trois ou quatre kilomètres d’un petit port de pêcheurs où il y avait un cinéma. J’avais loué cette maison dans l’espoir qu’une femme viendrait m’y retrouver pour l’habiter avec moi. J'étais jeune, très amoureux de cette femme qui n'était pas libre, nous avons échangé des lettres, je crois qu’elle a hésité mais elle n’est pas venue. Elle était plus âgée que moi. Je m'étais mis dans l'idée d’écrire un roman qui aurait raconté notre histoire comme j'avais cru la vivre, comme je me l'étais racontée à moi-même pendant les quelques mois qu’avait duré notre liaison. J’y travaillais avec assiduité, plusieurs heures par jour et même la nuit. Je vivais de pas grand-chose, en sandales, pantalon de toile et chemise ouverte, la nuque brûlée par le soleil de l'été. Je m’imaginais dans la peau d’ un voyageur romantique . Je descendais au port chaque matin ...

Structuralisme

J’ai compris que mon séjour se passerait dans la banlieue. Une voiture m’attendait à la gare. Piotr est assis à l’avant, il donne des ordres au conducteur. Nous parlons lui et moi en nous regardant dans le rétroviseur. Nous traversons des quartiers anciens, places monumentales que je reconnais pour les avoir vues en photos. Il neige, il se mit à neiger. Les ailes blanches des oiseaux battaient dans le ciel des boulevards. Des nuages noirs emplissent le ciel où flottent des ballons qu’on voit pilotés par des êtres appartenant à plusieurs espèces animales mais de formats plus importants, effrayants ou grotesques. Échanges de tirs au laser. Plutôt rituels. La nuit vient trop vite. La banlieue, au contraire, apparaît dans un pâle soleil d’hiver. Ma chambre au premier étage ouvre sur une esplanade où est installé un cirque. Je découvre, sous ma fenêtre, son chapiteau et ses caravanes peintes de couleurs vives. Je respire l’odeur des fauves, je les entends se plaindre dans la nuit, raconter ...

Conte de Noël

Avec l'arrivée de l'hiver, Pierre a froid dans son abribus quand il fait nuit, ce qui n'empêche pas qu'il reste plus longtemps. Des hommes l’observent d'un peu loin, depuis le seuil de l'Auberge des Vieilles Écuries où ils sortent pour fumer une cigarette et pour le voir, dont un qui dit, Il est toujours là, il ne faudrait pas qu'il s'endorme sur le banc, tandis qu’une maison confortable l'attend à pas plus d’un kilomètre. Le col relevé de sa veste, un bonnet sur la tête, pas assez couvert, transi avec toujours une nouvelle partition sur les genoux qu’il a reçue par la poste, qu'il scrute et qu’il annote au crayon rouge et, posée à côté de lui, une boîte de bière, c'était la dernière, qui est vide maintenant. Dans le halo de lumière de l'abribus, ce qu'il peut voir de cette partition, on se demande, avec ce qu'il a bu de bière, et ensuite comment il finit par se lever, rassembler son barda pour s’en retourner à pied comme il étai...

La Belle Hélène

Mon grand-père travaillait à la poste, un emploi très modeste dont le salaire lui permettait à peine de nourrir sa famille, mais il était aussi pompier-volontaire, ce qui lui valait un accès gratuit au théâtre de l'opéra où, debout dans les coulisses, il était censé prévenir les départs d'incendies. Venant d’Italie, il s'était établi à Douai, où il s’était marié et avait eu des enfants. Mon père n’avait que douze ou treize ans quand mon grand-père est mort, mais il se souvenait de l’avoir accompagné dans les coulisses du théâtre de l'opéra au moins une fois, pour une représentation de La Belle Hélène . Mon grand-père, venant de Naples, se dirigeait vers le nord, probablement vers la Belgique, peut-être la Hollande, et je me suis toujours imaginé qu’il s’était arrêté à Douai parce que cette ville était dotée d’un théâtre d'opéra à l’italienne. De fait, il était entré à la poste et j’ai cru comprendre qu’il était chargé d’installer les téléphones chez les particuliers...

Andromaque

Ils répétaient Andromaque . Ils étaient une petite troupe de comédiens amateurs, ils se déplaçaient dans un parc, à la tombée de la nuit, à l’abord d’une ville nouvelle, ou le long de la route, ou dans les rues désertes, et de loin je les voyais qui parlaient sans entendre ce qu’ils pouvaient se dire, mais que c'étaient de longues phrases qui s’enchaînaient et qui se répondaient l’une l’autre. Je voyais qu’ils parlaient haut et fort mais sans violence, du même souffle qui les portait, qui les poussait de l’avant, au même rythme, du même bon pas de cavaliers français, ou juste un instant soudain pour se retourner, se regarder l’un l’autre sans que le discours s'arrête, plutôt pour ajouter une répartie cinglante comme un fouet de l’air, une question jetée à la face de l’autre, l’aveu d’une passion qui les terrassait, une circonstance, un reproche, une raison qu’ils devaient exprimer avant de reprendre leur déambulation assidue dans la nuit, le long de la route où je les voyais à ...

OVNI

Elle m’a fait entrer dans la classe, elle m’a dit, Quand j'étais enfant, nous étions là une trentaine d’élèves, à présent ils sont moins de dix, pas plus de huit cette année. Chaque année, l’inspection académique nous annonce qu’elle supprime le poste, alors nous descendons en délégation devant le rectorat, nous y faisons du bruit, les journalistes de Nice-Matin viennent nous interroger, nous pique-niquons sur place et nous finissons par obtenir gain de cause pour l'année qui commence. Mais cette fois, je crains fort qu’il n’en aille pas ainsi. Un autobus viendra chercher les enfants le matin pour les transporter à Guillaumes et il les ramènera le soir. Notre petite école sera fermée. Il y avait dans cette salle tout le matériel qu’il fallait pour faire une belle école: les tables des élèves, le bureau du maître perché sur son estrade en bois, le grand tableau noir en authentique ardoise avec ses craies de différentes couleurs, des cartes en relief de la France et du départeme...

Où es-tu?

— L’instituteur était chez nous depuis deux ans, m’a dit le maire, nous l’attendions au retour des vacances d'été. Nous ne nous sommes pas inquiétés d’abord, il avait parlé d’un assez long voyage qu’il voulait faire, mais à la rentrée de septembre il n'était pas de retour, et quand Ingrid vous a vu ici, elle a cru que vous étiez son remplaçant. Elle m’a appelé à l’atelier, elle m’a dit, J’ai ici un monsieur qui a loué une chambre, il est seul, je ne le connais pas, je me demande si ce n'est pas le nouvel instituteur. Je lui ai dit, C’est facile de le savoir, tu n’as qu’à lui poser la question, mais elle m’a répondu qu’elle n’osait pas, que ce n'était pas à elle de le faire, qu’elle était commerçante. J'étais arrivé en milieu d’après-midi. L’auberge était bien à sa place, au fond de l’épingle à cheveux que fait la route qui traverse le village, avec le même air abandonné qu’elle montrait huit ans auparavant, quand nous y avions dormi. Je ne me souvenais pas du numéro...

Mstislav Rostropovitch

Pierre se souvient que Mstislav Rostropovitch jouait dans les salles de concert les plus prestigieuses partout dans le monde, avec les plus grands orchestres, sous la direction de chefs renommés, devant les publics les plus connaisseurs et les plus exigeants, mais il se souvient aussi des tournées qu’il lui arrivait de faire dans des villages perdus de Sibérie où il s’acheminait en camion ou en naviguant en barques sur les rivières, avec un tout petit nombre d’autres musiciens et un unique récitant qui était chargé de présenter les œuvres; et il se dit que c'étaient là deux visages très différents du même métier d’artiste, deux faces opposées; et il se trouve que, s’il nourrit la plus grande admiration pour le Rostropovitch qui crée, le 4 octobre 1959, à Leningrad, le Concerto pour violoncelle et orchestre n⁰ 1 que son ami Dimitri Chostakovitch a écrit pour lui et qui présente d’incroyables difficultés techniques, il est fasciné peut-être davantage par les petits concerts que le mê...

Âme en peine

Maintenant je retrouve Jean chaque fois que je vais dormir chez eux. Il occupe un couloir. Au-dessus de son lit, des étagères où il aligne des livres de la Série noire. Il en achète un, il le lit jusque tard dans la nuit, je vois la lumière sous sa porte, puis il le range avec les autres. Je vais compter combien il y a de livres sur son étagère le lendemain matin quand il est déjà parti. Je ne me souviens pas qu’il se soit jamais adressé à moi, qu’il m’ait jamais vu mais je l’observe. Il dîne assis à côté de mon grand-père de ce que ma grand-mère a préparé (des cocas à la frita, tortillas et poulet farci, avec de la salade et une pointe de brie), ils partagent la même bouteille de vin, il ne parle qu’à lui, non pas des chantiers où il travaille mais des cafés qu’il fréquente le soir quand il ressort. Il est question de bagarres et peut-être de filles que les garçons comme lui rencontrent dans les bars, et mon grand-père fait un signe vers moi avec la pointe de sa fourchette pour lui ra...

Fanfan la Tulipe

Nous avons marché dans la nuit, d’abord sur la route, ensuite dans un champ, avec les lumières et les bruits de la fête devant nous. J'étais fatigué, j’avais sommeil, j'étais déjà à moitié endormi et je marchais quand même en tenant la main de maman. D’habitude, à cette heure, j'étais couché, tandis que ce soir-là, après dîner, nous étions partis tous les trois pour la fête dont les baraques avaient été installées assez loin, à la sortie du village. Et de la fête, je n’ai aucun souvenir, encore moins de notre retour. Alors, je devais dormir. Il a bien fallu que Rémy me porte, mais peut-être que je dormais déjà dans les allées de la fête, malgré le bruit des manèges et des rires, couché n’importe où. Enfant, lorsque j’avais sommeil, je pouvais m’endormir n’importe où, le bruit ne me dérangeait pas. Quand nous étions invités chez des gens, maman et moi, il suffisait de me trouver un lit sur lequel étaient entassés les vêtements des invités, elle me couchait là et je dormais, ...