jeudi 8 mai 2025

Le blanc et le noir

Et puis son état s’est aggravé, au point qu’il a fallu l’hospitaliser à plusieurs reprises. C’était une période critique: les hôpitaux, débordés par l’afflux des malades du COVID, ne savaient plus où trouver les lits ni les chambres nécessaires pour les accueillir. La priorité était de limiter les risques de contamination. Les autres patients devaient être gardés le moins longtemps possible, et ils étaient isolés tant bien que mal, souvent relégués dans des recoins improbables. On installait des lits dans des couloirs déserts, derrière des paravents, ou au fond d’annexes oubliées.
Viviane se retrouvait alors dans l’un ou l’autre de ces endroits sinistres. Et chaque semaine, une personne désignée sur sa fiche d’admission devait venir lui apporter du linge propre en échange du sale. Mais il n'était pas question que cette personne pénètre dans l'hôpital. Le linge devait être livré sur le parvis, soigneusement emballé dans un sac en plastique. Tout juste pouvait-on ajouter à ce ballot une carte postale, un dessin d'enfant, un petit mot d'amitié.
À l’entrée, les portiers tentaient de joindre le service concerné via une ligne téléphonique intérieure qui était saturée. Après de longues minutes d’attente, un aide-soignant finissait par apparaître, en blouse blanche, avec un sac de plastique à la main. On pouvait voir ses traits tirés par la fatigue quand il retirait son masque blanc, le temps de respirer un peu de l’air frais du matin, avant de le remettre très vite sur son visage. Depuis combien d’heures n’avait-il pas dormi? Quel était le bilan de la nuit? Il ne le dirait pas. Il se contentait de tendre la main, d’aussi loin que possible, pour déposer le sac de linge sale qu’il avait apporté et prendre en échange le sac de linge propre. Puis, sans un mot, il s’en retournait d’où il était venu, avalé par l’immense bâtiment désormais inaccessible aux gens de la ville, dressé sur la colline de Cimiez comme le château de Kafka devant l’Arpenteur.
Le nom de Daniel était indiqué sur la fiche d’admission de Viviane, ainsi que celui de Flora. Et chaque fois que l'hôpital faisait appel à eux, pour apporter du linge propre, ou des affaires de toilette réclamées par Viviane, ou des médicaments, ils se concertaient pour savoir lequel des deux se rendrait disponible. Et c'était chaque fois Flora qui se montrait la plus convaincante. Elle finissait par dire:
— Arrête, Daniel! Tu as autre chose à faire. Ce n’est pas de ton âge et c’est mon métier!
Et Daniel la remerciait alors, sans oser lui avouer combien l'idée d’aller là-bas lui faisait peur.
Puis, un événement inattendu s’est produit. Daniel s'est assis à une table de poker, dans un hôtel de la Promenade des Anglais. Cet hôtel était alors fermé à la clientèle comme tous les autres du pays. Mais quand on connaissait le concierge, il était possible de se faire ouvrir une chambre pour la nuit.
Bertrand Leca était un riche avocat, et c'était lui qui avait organisé la partie. Il avait invité à sa table un certain Guido Peters, joueur professionnel de grand renom qui avait fait le voyage de Malte pour être opposé à un petit groupe d’amateurs fortunés, des amis de Leca. Aucun d'entre eux n'imaginait de battre Peters, mais ils ne voyaient pas d’inconvénient à perdre un peu d’argent pour avoir le privilège de jouer contre lui. Et, en plus de ce petit groupe d’amis, Leca avait invité Daniel qui s'était acquis à Nice, depuis le début de la crise sanitaire, une jolie réputation.
Dans certains cercles, on commençait à l’appeler “le Kid”. Le vrai enjeu de la soirée serait de voir le Kid opposé à Peters, le vieux maître qui n'était pas sans ressembler, par son physique rondouillard, au personnage de Lancey Howard, incarné par Edward G. Robinson, dans le film de Norman Jewison, Le Kid de Cincinnati (1965). Mais, par chance, Daniel était plus jeune et plus sage que le personnage d’Eric Stoner, incarné par Steve McQueen.
Au bout de deux heures trente-cinq exactement, ils se sont retrouvés seuls, face à face, et Daniel a tenu une heure vingt-trois encore avant d'être battu par une très improbable quinte flush contre son carré d’as. Et, sur ce coup, Daniel avait perdu la totalité des gains accumulés depuis six mois, mais pas davantage. Et quand Peters s’est levé pour reboutonner son gilet et sa veste, quand il a fini d'ajuster sa cravate, après avoir ramassé la mise, et quand il lui a tendu la main en lui disant: “Well done, Kid—since that’s what they call you. A few years from now, I might have to worry about you… but not just yet”, Daniel a trouvé moyen de sourire et de lui répondre: “I paid for the lesson. Thanks, boss!”



J’ai lu, quand j’étais très jeune, une version abrégée du roman de Richard Jessup, Le Kid de Cincinnati, dans un numéro de Sélection du Reader’s Digest, revue à laquelle mes parents étaient abonnés, et pour une raison que je ne m’explique pas j’avais été fasciné par l’histoire, mais depuis très longtemps j’avais perdu la trace de cette publication. Aujourd’hui j’interroge ChatGPT, qui me répond:

Oui, le roman The Cincinnati Kid de Richard Jessup a été condensé et publié dans l'édition française de Sélection du Reader's Digest en 1964. Il figurait dans un volume intitulé Les Meilleurs Livres Condensés, aux côtés de Vol de nuit d'Antoine de Saint-Exupéry, Le Chahut de E.R. Braithwaite et Le Grand Cyprès de Powell. 

Ce volume comptait environ 510 pages et était relié sous une couverture cartonnée. Cette publication française est intervenue peu après la sortie du roman original en 1963, et avant l'adaptation cinématographique de 1965 réalisée par Norman Jewison, avec Steve McQueen dans le rôle principal.

J’avais donc 13 ans quand j’ai lu ce livre, j’étais élève au lycée du Parc Impérial, et ces précisions que m’apporte ChatGPT me semblent une découverte archéologique faite dans les profondeurs de mon passé et de mon imaginaire le plus intime. 

(On imagine comment quand, à dix-huit ans, je suis devenu philosophe, j’aurais pu garder un gros volume du Reader's Digest dans ma bibliothèque, entre ceux de Louis Althusser et de Jacques Derrida!)

mercredi 7 mai 2025

Deux ou trois choses que je sais d'elles

Car lui, Daniel, combien de fois a-t-il rencontré Flora Zambetti, l’infirmière de Viviane, avant que les choses se compliquent?
Durant les trois premiers mois de sa maladie, Viviane n’avait affaire à l’hôpital que pour ses séances de chimiothérapie. Une ambulance venait la chercher le matin et la ramenait quelques heures plus tard. La faiblesse l’avait envahie d'un seul coup. En l’espace d’une semaine, elle l’avait transformée en fantôme. Et, le reste du temps, par ses propres moyens, elle était incapable de sortir. 
Flora Zambetti était la seule à lui apporter de l’aide. Elle lui faisait une visite le matin et une autre le soir. Et Viviane ne tarissait pas d'éloges à son égard. Elles étaient devenues amies.
Flora faisait halte à la rue Verdi quand elle avait déjà vu tous ses autres clients, ce qui lui laissait davantage de temps, disait-elle, pour s’occuper de “sa malade préférée”. La plus jolie, la plus élégante dans ses manières, la plus célèbre, et celle qui lui parlait avec le plus de respect. Elle la soignait d’une main sûre, rapide, discrète, allant droit au but, mais aussi elles se racontaient tout ce qui leur passait par la tête. Il était question, dans leurs conciliabules, de mode, de photo, du Planning familial, des troubles psychiques, du féminisme, du cinéma de Chantal Ackermann, du droit au suicide, et de bien d'autres choses qu’on ne saura jamais. Elles avaient des fou-rire, et Viviane finissait par dire:
— Mais enfin, Flora, tu as vu l’heure qu’il est? Il faut que tu t’en ailles. Après, je rêve de toi sur ta mobylette, perdue, la nuit, toute seulette sur le Vieux Chemin de Gairaut, et que des loups te poursuivent!
Et Flora lui administrait alors le dernier cachet qui la ferait dormir presque aussitôt d’un sommeil paisible qui durerait jusqu’à deux ou trois heures du matin. Après quoi, plus personne ne pourrait plus rien pour elle. Ce serait le saut dans le vide.
Daniel venait le soir, lui aussi, et Flora le chargeait alors de passer des coups de téléphone, de sortir le linge de la machine à laver et de l'étendre, côté cour, à la fenêtre de la cuisine, d’aller chercher des médicaments à la pharmacie voisine avant qu’elle ferme, de faire de menus achats à la supérette du coin (“Pense à l'ail. Elle aime le goût de l’ail dans les coquillettes au beurre. Et pense aussi à l’ananas”). Autant dire qu’elle le tenait à distance du corps souffrant et décharné de la malade, qu’elle lui laissait peu d'occasions de passer le seuil de sa chambre. Et Daniel ne doutait pas qu’elle prenait ces précautions par délicatesse à son égard, ou par ce qu'on appelle “l’intelligence du cœur”. Et, lui aussi, il lui en était reconnaissant.

mardi 6 mai 2025

Les photos du désastre

Je n’ai jamais rencontré Viviane Hayward. De ses photos, j’ai connu d’abord celles qui figuraient dans les magazines de mode que je feuilletais distraitement quand le hasard voulait qu’il m’en tombe un sous la main. On les reconnaissait au premier coup d'œil à cause du flou qui nimbait ses modèles et qui donnait le sentiment de les voir de très loin, à travers la poussière du temps. Comme des personnes qu’on a connues, puis qu’on a oubliées et qui, un jour, vous reviennent en rêve.
Sur ces photos, les visages qui semblaient émerger de l’oubli retenaient l’attention plutôt que les vêtements. C'étaient de grands manteaux noirs aux cols relevés ou, à l’inverse, des robes d'écolières, claires et légères comme pour un été à la campagne. Et toujours il se dégageait de ces images une impression de luxe mais aussi de désastre. Il fallait que les jeunes femmes qu’elles montraient soient sportives, cultivées, libres, audacieuses, aimées par leurs familles et par leurs amants, en même temps qu’on ne pouvait pas s’empêcher de penser qu’elles avaient échappé à la guerre, à des pogromes, à des rafles pour trouver refuge chez une tante qui avait sa maison en Normandie ou sur la côte basque, à moins qu’elles soient à courir encore dans les couloirs du métro parisien, leurs pas claquant sous les voûtes, poursuivies par des hommes en armes et par l’aboiement des molosses, tout crocs dehors, qu'ils s'apprêtent à lâcher.
Ce style si particulier qu’elle montre dans ses productions d’alors l’avait rendue célèbre, mais il lui faisait occuper une place marginale dans l’univers de la mode, et au fil des ans elle s’en est éloignée. Puis il est arrivé qu’un éditeur connu jusque-là pour ses livres érotiques lui demande d’illustrer une nouvelle de Marcel Schwob, Le Livre de Monelle. Et l’ouvrage remporta un tel succès que l’éditeur ne tarda pas à enchaîner les titres. Il y eut ainsi, à la suite:

La Chute de la maison Usher, d’Edgar Allan Poe (trad. Charles Baudelaire)
L'Île de la terreur, de Jean Ray 
Celui qui hante la nuit, de H. P. Lovecraft
Histoire de l’œil, de Georges Bataille
La Légende du saint buveur, de Joseph Roth
Le Tour d'écrou, de Henry James
Le Golem, de Gustav Meyrink
Le Passant de Prague, de Guillaume Apollinaire...

et une demi-douzaine d’autres encore, dont j’ai la liste et que je cherche à acquérir mais dont les prix, chez les libraires spécialisés, dépassent mes moyens.
La manière dont Viviane Hayward illustrait ces œuvres littéraires a fait événement, dans la mesure où elle ne les illustrait pas mais elle les habitait. La presse a pu ainsi se demander si on était sûr qu’elle les avait bien lues. On retrouvait dans tous ces livres, quel que soient le thème, le genre, les lieux et l'époque où se déroulait l’action, la même figure de Judith, et le même noir et blanc rehaussé de taches rouges. La même inquiétude. La même urgence. Le même danger. Dans une des rares interviews qu’elles a accordées où elle commente ce travail, elle dit:
— En effet, je ne sais pas moi-même si Judith incarne chaque fois un personnage du récit, ou si le visage qu’elle montre n’est pas plutôt celui d'une lectrice qui serait mon double. Celle-ci s’aventure dans le texte pour la première fois, comme le Petit Chaperon rouge dans une forêt profonde, et elle est effarée par le climat d’impudeur qu’elle y rencontre, en même temps qu'elle est attirée aussi par le parfum d'interdit, et celui-ci quelquefois la fait rougir.

Combien de milliers de photos dormaient à présent dans les cartons d'archives de Viviane Hayward, parmi lesquelles elle devait choisir la soixantaine de celles qui accompagneraient son livre d’entretiens avec Renji Takemura? Et la maladie lui a-t-elle laissé le temps de faire ce choix?
Dans le carton qu’elle récupère, rempli des centaines de photos que l’infirmière avait volées, Cynthia en retrouve seize glissées dans une enveloppe de papier kraft, sur laquelle Viviane a écrit au feutre bleu: “Pour le livre de Renji”. Il paraît raisonnable de penser que c’est bien Viviane qui les a choisies et glissées dans l’enveloppe, mais comment savoir s’il n’y en avait pas d'autres, que l’infirmière avait sorties de l’enveloppe pour les regarder à la loupe, pour se laisser envoûter par elles, et qui étaient à présent dispersées dans le fouillis de celles que Viviane n'avait pas retenues.
Renji prend l'avion pour assister à l’enterrement qui a lieu le matin, au cimetière de Caucade. Puis, après l’enterrement, Cynthia, Daniel et lui se retrouvent à l’appartement de la rue Verdi, où ils vont passer toute la journée et une partie de la nuit suivante à choisir les photos qui manquent pour le projet de livre, et à échanger des souvenirs concernant la défunte. Cynthia invitera Renji, avant qu'il ne reparte, à choisir parmi les vêtements qui appartenaient à Viviane et dont elle avait rempli un vieux semainier bancal, qu'elle avait fait transporter de Paris à Nice, saucissonné par des cordes épaisses pour ne pas qu'il se disloque, un peu comme un corps humain soumis au rituel du bondage, et qui était près de son lit.
Mais je vais trop vite, j’ai sauté des étapes, il faut que je revienne en arrière. 


En hommage à Sarah Moon

dimanche 4 mai 2025

Patrick Modiano et Fip

Fip est “la radio la plus éclectique du monde”. C’est son slogan. En cela, c’est celle où l’auditeur est le mieux livré aux hasards de ce que Patrick Modiano appelle “l'éternel présent”. Les titres musicaux se succèdent en continu, jour et nuit, choisis dans tous les genres et de toutes les époques. Le concept est hérité de l'ancienne émission de Paris-Inter intitulée Travaillez en musique! Vous travaillez dans votre bureau ou dans votre atelier et Fip vous offre un fond sonore auquel, la plupart du temps, vous ne prêtez pas attention, vous avez trop à faire, jusqu'à ce que soudain une musique vous accroche l’oreille.
Le plus souvent, c’est une musique que vous connaissez et qui vous transporte aussitôt à l’époque où vous l’avez entendue pour la première fois, ou dans un moment marquant de votre vie, que vous n'êtes pas prêt d’oublier, soit parce que vous étiez seul à vous morfondre dans votre chambre d’adolescent, avec des posters aux murs, soit au contraire parce que votre flirt d’alors vous avait rejoint dans la même chambre, ce même dimanche après-midi où vos parents avaient eu la bonne idée d’aller voir ailleurs, en emmenant votre petite sœur. Mais il peut s'agir aussi d’une musique que vous ne connaissiez pas, que vous n’avez jamais entendue, et qui vous subjugue. Une musique qui tombe du ciel, à propos de laquelle vous vous demandez ce que c’est, d’où ça sort, un peu de la même manière que le petit Elliott, dans le film de Steven Spielberg, découvre l’extraterrestre et l'entraîne dans sa chambre.
Le plus souvent, les titres des œuvres ne sont pas indiqués. Aujourd'hui, vous pouvez les retrouver au fur et à mesure sur le site internet de la station, mais à l’antenne ils ne sont pas dits, ce qui a pour effet que les musiques flottent mieux encore dans le vide intergalactique, comme en apesanteur.
Ajoutons les voix de femmes, uniquement des femmes, qu’on surnomme les fipettes, qui interrompent le programme musical, à intervalles réguliers, pour distiller des informations culturelles, principalement des annonces de concerts, partout en France, d’un ton délicieusement mutin. Vous ne voyez pas leurs visages, elles n’ont pas de visages, tout juste parfois, avec beaucoup d’entraînement, pouvez-vous accrocher un prénom à la voix suave de l’une d’elles. Et ces personnes invisibles vous font rêver. Vous songez que, tout au long de l'année, elles doivent recevoir quantité d’invitations aux concerts qu’elles annoncent à l’antenne, ce qui les fait sortir plusieurs fois par semaine dans Paris, jusqu'aux petites heures de la nuit. Ces sorties font partie de leur métier. Elles sont leur apanage, elles ajoutent à leur prestige. Et que vous vous trouviez, une nuit, à marcher dans les rues de Paris en compagnie de l’une d’entre elles, comment ne pas imaginer le scénario qui vous en offrirait l’occasion?
Vous avez échangé quelques mots avec cette inconnue pendant le concert, à propos d’une écharpe qu’elle avait laissé tomber. À propos du nom du bassiste que vous n’aviez pas bien entendu. Ou d’un titre en anglais. Comme elle a eu la gentillesse de vous répondre, vous n’avez pas tenté de la retenir de crainte de paraître importun. Et voilà que plus tard, quand le concert s’est terminé, et que vous êtes parti, non sans penser à elle mais sans espoir de jamais la revoir, vous vous retrouvez en sa compagnie à l'entrée d’une station de métro dont les grilles sont fermées.
— Il est donc si tard? dit-elle. Je n’ai pas regardé l’heure.
Est-ce bien à vous qu’elle s’adresse? Vous êtes seuls, tous les deux, perchés au sommet des escaliers.
— Oui, il est bien tard, répondez-vous. Moi non plus, je n’ai pas regardé l’heure. Le temps passe si vite! Vous habitez loin? Voulez-vous que j’appelle un taxi? À moins que nous marchions…
— Oui, marcher, pourquoi pas? vous répond-elle. Et vous, où habitez-vous?
J’ai tendance à penser qu’elle habite du côté de Caulaincourt, tandis que vous, ce serait plutôt à l’opposé de la butte, du côté des Martyrs. Mais ces détails importent peu. L'important, c’est le bruit de ses talons qui claquent sur le pavé des rues désertes, et peut-être le moment où sa main viendra s’appuyer sur votre bras (elle dit: “Je peux?”) parce que, sur les pavés inégaux, elle craint de se tordre une cheville.
Dois-je ajouter qu’en passant sous les réverbères, devant les vitrines des magasins qui restent éclairées, vous avez à peine le temps de voir son visage de profil. Et vous vous dites alors: “Et s’il m’arrivait de la croiser demain, en pleine lumière, parmi d’autres femmes… est-ce que je saurais encore la reconnaître?”
Dans plusieurs romans de Patrick Modiano, surtout ceux de la dernière période, on voit le narrateur errer la nuit dans les rues de Paris en compagnie d’une jeune femme au passé trouble et qui sortira bientôt de son existence de façon mystérieuse, comme elle y était entrée. Ces jeunes femmes ont chaque fois un prénom différent, comme le narrateur lui-même a chaque fois un prénom différent. Pourtant, dans le souvenir que nous gardons de nos lectures, elles se confondent, comme s’il s’agissait chaque fois de la même créature mythologique qui se dédouble à l’envi, ou comme s'il s’agissait de nymphes de la même escouade, celles qui entouraient le corps nu de Diane quand Actéon l’a surprise au bain.

samedi 3 mai 2025

Bientôt cinq ans

Le reste, ce qui se passait chez Viviane, au 26 de la rue Verdi, je l’ai appris par Daniel. Non pas qu’il m’en ait dit beaucoup, il n'était pas bavard, et à présent, quand il venait chez moi, nous jouions aux échecs. Sans lever les yeux de l’échiquier, en préparant ses coups, il lui arrivait de livrer deux ou trois informations concernant ce qu’il avait vu là-bas, qu’il laissait échapper par inadvertance, comme s’il s'était parlé à lui-même. Il disait:
— J’y suis retourné hier soir. L’infirmière était là, elle s’appelle Flora Zambetti, elle paraissait surprise de voir que j’avais les clés. Viviane l’a rassurée. Elle lui a dit que j'étais le petit ami de sa nièce Cynthia.
Oui, le petit ami de Cynthia, ce que Daniel avait toujours été, depuis qu’ils étaient sortis de l’enfance, Cynthia et lui, même si à présent elle se mariait avec un autre. Il disait encore:
— Dans le salon, il y avait une odeur de tabac. J’ai demandé à l’infirmière si c'était elle qui avait fumé. Elle m'a répondu que non, qu’elle ne se serait pas permis. Elle m’a dit que Viviane avait un paquet de cigarettes et un briquet cachés sous son oreiller. Elle tombait dessus quand elle refaisait son lit ou qu’elle l’aidait à changer de pyjama. Viviane ne se souciait pas alors qu’elle les voie. Était-ce moi qui les lui avait fournis? J’ai répondu que non. Elle m’a demandé s’il fallait qu’elle les mette dans sa poche et qu’elle me les donne. Il suffisait qu’elle glisse sa main sous l’oreiller. J’ai répondu que non, bien sûr, Viviane n'était plus une enfant. Et d’ailleurs, était-il important qu’elle fume encore, tant qu’elle pouvait le faire?
Et, quand je me retrouvais seul, ces rares paroles me trottaient dans la tête. J’y pensais, elles résonnaient comme en échos dans mon sommeil. J’arrangeais les phrases à ma manière, je remplissais les vides, je voyais défiler des images. Et, à partir du peu qu’il m’avait dit, je me faisais des films.

Après que l’infirmière était partie, Viviane s'endormait très vite, ou parfois s’endormait-elle avant. C'étaient quatre ou cinq heures d’un sommeil paisible, peuplé de rêves agréables. Mais ensuite, quand elle se réveillait, au milieu de la nuit, elle ne savait plus qui elle était ni où elle se trouvait. Elle n’avait pas eu le temps de s’habituer à ce nouvel appartement. Elle ne se souvenait pas que désormais elle habitait à Nice. Alors, sans même songer à faire de la lumière, elle quittait son lit, et un pied devant l’autre, très lentement, elle s’en allait explorer cet espace mystérieux où elle soupçonnait qu’un monstre était tapi, et où personne ne veillait sur elle.
Elle sortait de sa chambre, elle traversait l'entrée et bientôt elle pénétrait dans le salon où, par la fenêtre dont les rideaux n'étaient jamais tirés, filtrait un peu de la lumière de la rue. La faible lueur d’un unique réverbère qui se dressait au coin de la rue déserte, non loin de la vitrine du pharmacien toujours illuminée. Les tours de ses cartons d’archives se découpaient en silhouettes. Le fauteuil était juste là où il fallait pour l’accueillir. Il était grand comme une gondole. L’infirmière avait dit qu’elle ne devait pas attendre que la douleur fût trop forte, qu’elle prenne le dessus, pour avaler les cachets qu’on lui avait prescrits. Mais où étaient-ils? Il y en avait tellement! Bientôt sa main trouvait le chemin d’une lampe qu’elle allumait. Sur la table ronde, quelqu’un avait oublié une loupe, près du cendrier, et, comme par miracle aussi, les cigarettes et le briquets s’offraient à sa main dans une poche du pyjama. Et pendant tout ce qui restait de nuit, avant de s’endormir sur le même fauteuil, dans les premières lueurs de l’aube, elle scrutait à la loupe des photos qui lui glissaient des mains, l’une après l’autre.
Ce qu’elle pouvait y retrouver? Le visage de Judith, le sourire de Renji. Et surtout des souvenirs des voyages en Italie où elle avait entraîné sa nièce. Quel âge avait Cynthia quand elle lui avait fait découvrir la Madonna del Parto, sur un mur de la chapelle funéraire de Sansepolcro, ouverte en pleine campagne? Ou peut-être que non, elle dit: “Je me trompe!” Elle confond les lieux et les dates. Quand Cynthia avait dix ans, la Madonna del Parto n'était plus en pleine campagne. Elle avait déjà été déplacée à l’abri dans le musée de Monterchi. Et quand avaient-elles visité ensemble l'église d’Arezzo où est peinte la Légende de la vraie croix? Elles y avaient passé toute une semaine, elles avaient circulé en autobus dans toute la Toscane. Et quel âge avait-elle encore, peut-être quinze ans, quand elles étaient toutes les deux à Paris et que, par un jour de pluie, elle lui avait fait écouter sur Youtube les cours de Daniel Arasse?
Avant de s’endormir, ou peut-être déjà dans son sommeil, deux vers lui sont revenus à l'esprit, et ils l’ont fait sourire:
Un cœur tendre qui hait le néant vaste et noir,
Du passé lumineux recueille tout vestige.

vendredi 2 mai 2025

Une maison à Gairaut

Sur la colline de Gairaut, il reste une maison abandonnée. Il faut se dépêcher pour la voir, elle ne restera plus longtemps debout. C’est le commissaire Langlois qui m’a raconté l’histoire de Flora Zambetti et de la maison abandonnée. Il l’a fait quand l'histoire a trouvé son dénouement. Son récit m’a permis de recoller les morceaux.

Flora Zambetti était infirmière. Elle était atteinte de troubles de la personnalité, ce qui ne la rendait pas toujours disponible pour exercer sa profession. Il y avait des périodes durant lesquelles elle n'était capable de rien, tout juste de ne pas avaler deux ou trois boîtes de médicaments, ou de se tailler les veines, ce qui lui était arrivé de faire quand elle était jeune. C'était une infirmière libérale, une agence d'aide à la personne lui trouvait des clients. Elle ne voyait pas d’inconvénient à habiter seule un logement social dans le quartier prétendument “défavorisé” de l’Ariane. Elle disait même qu’elle était ravie d’habiter là.

À l'Ariane, la vie associative favorise l’entraide entre les communautés. Flora s’y sentait comme un poisson dans l’eau. Elle était de toutes les fêtes, de tous les spectacles de rue, de tous les repas en plein air où chacun apporte ce qu’il a préparé dans sa cuisine et qui est une spécialité de son pays. Elle adorait les tajines, les paellas et les couscous. Elle ne buvait pas d’alcool. Elle ne fumait pas de cannabis. Elle était de toutes les initiatives solidaires. Quand c'était Noël, quand il faisait trop chaud, quand il faisait trop froid. Dans tous les moments où on avait besoin d’elle, elle répondait présente, sauf, bien sûr, dans ceux où elle n'était plus là du tout. Où elle avait sombré. Où elle s’enfermait chez elle, où elle ne mangeait plus, où elle ne s’habillait plus, où elle ne se lavait plus, où elle ne répondait plus au téléphone. Une ou deux voisines avaient le privilège exclusif de communiquer avec elle à travers la porte palière de son appartement, voire, au bout de quatre ou cinq jours, de lui faire entrouvrir cette porte. Elles lui apportaient alors une bouteille de lait et un paquet de céréales, comme pour un chat. Dans la phase conclusive de la crise, elles pouvaient même la suivre dans sa salle de bain pour lui laver les cheveux. Quand ses cheveux étaient propres, qu’elle avait enfilé son vieux jean et une chemise propre, on pouvait ramener la pauvre Flora dans le monde des vivants. On lui disait: “Ce soir, il y a un karaoké chez Georges. Il faut absolument que tu viennes!” Et si, ce soir-là, Flora se levait à son tour pour chanter, le micro à la main, Marcia Baïla des Rita Mitsouko, ou Libertine de Mylène Farmer, ou Macumba de Jean Pierre Mader, on applaudissait très fort, on savait qu’elle était sortie d’affaire, et qu'on était tranquille pour quelques mois.

Avec les années, les crises s’espaçaient et Flora devenait capable de mieux les gérer. Elle s'investissait davantage dans les activités du Planning familial. Elle y côtoyait des jeunes femmes qui l'aimaient, qui la respectaient, qui prenaient soin d’elle, qui la regardaient comme une pionnière. On pensait même l’interroger devant une caméra vidéo pour faire d’elle un portrait, où elle évoquerait l’époque héroïque du MLF, des luttes pour le droit à l’avortement, où elle ranimerait la mémoire de toutes les amies et de tous les amis qui avaient disparu, en quelques années, victimes du SIDA. Et puis, un évènement inattendu s’est produit. Un notaire a pris contact avec elle. Flora s’est rendue à son étude en se demandant de quoi on allait l’accuser, et, une fois qu’elle s’est trouvée assise en face de lui, il lui a annoncé qu’elle héritait d’une maison à Gairaut.

Oh, c'était une toute petite maison, une masure abandonnée depuis longtemps, délabrée, inhabitable, mais qu’elle n’aurait aucun mal à vendre pour un bon prix à ses voisins. Elle se dressait sur un arpent de terre beaucoup trop étroit pour être constructible, ce qui diminuait de beaucoup sa valeur, mais elle était attenante à une villa dont les propriétaires souhaitaient agrandir le terrain. Le notaire ne lui a pas dit que ces voisins parlaient de la masure comme d’une “verrue” qui gâchait le paysage. Qu’ils étaient impatients de la raser pour construire à la place une pergola. Ils l’agrémenteraient de plantes grimpantes. Celles-ci fleuriraient au printemps et les oiseaux viendraient y battre des ailes.

Flora a eu l’esprit troublé par cette annonce. Elle qui n’avait jamais rien possédé, qui circulait en cyclomoteur, voilà qu'elle se retrouvait propriétaire d’une maison à Gairaut. Il ne lui était pas arrivé trois fois dans sa vie d’aller se promener sur cette colline si proche de la ville, qui en était devenue un des quartiers les plus huppés.

Jadis, la colline de Gairaut était un paradis. Elle était couverte de fermes où on élevait des moutons, et de serres où on cultivait des œillets. Mais la vue qu’elle offrait sur la ville et sur l’étendue de la mer, jusqu'aux montagnes corses, et le climat si propice qui y régnait, ne pouvaient pas manquer d’aiguiser l'appétit des investisseurs.

En deux ou trois décennies, les fermes avaient laissé la place à des villas avec piscines, encloses dans des domaines résidentiels fermés par de hautes grilles, avec partout des caméras de vidéosurveillance et des vigiles en uniformes. Aujourd'hui, on aurait pu se croire à Hollywood Hills ou à Bel Air. Et dans tout ce décor de cinéma, il ne restait qu’un seul vestige de l’ancien temps: la petite maison dont héritait Flora.
 

jeudi 1 mai 2025

Une touriste anglaise

D’abord elle est ravie de son quartier. Elle a pris le temps de l’explorer avant de signer le compromis de vente. Elle a bien noté que la gare se trouve trois rues plus haut, ce qui facilitera ses voyages à Paris ainsi que ses déplacements ailleurs (elle ne conduit pas). Elle a bien noté aussi que la plage est quelques rues plus bas, où elle pourra descendre tôt le matin pour se baigner et prendre le soleil avant qu’il ne fasse trop chaud. Elle a repéré la rue Alphonse Karr où sont les boutiques de mode. Plus à l’est, les Galeries Lafayette et la librairie Masséna. Elle s’est promenée toute une journée dans la vieille ville et du côté du port. Elle a déjeuné rue droite, chez Acchiardo. Par deux fois, elle a parcouru l’avenue Catherine Ségurane puis la rue de Foresta, depuis la place Garibaldi jusqu’au port. Arrivée là, il semblait que la tête lui tournait. Tant d’air et de lumière. Une sensation qu’elle avait éprouvée quelquefois à Marseille, aux alentours de l’Abbaye Saint-Victor. Que la terre se mettait à trembler, que les navires allaient s'élever sur l’horizon de mer avant de basculer et disparaître derrière lui, dans le vide. Elle était saisie d’émerveillement devant tant de beauté mais aussi de peur. Prise de vertige et comme si elle allait se mettre à saigner du nez.

Quand elle était jeune, elle était mince mais pas tout à fait assez grande pour faire le mannequin, et un jour, dans le salon d’essayage de la place des Victoires, Renji Takemura lui a demandé de prendre des photos d’un modèle. Il savait qu’elle faisait des photos, qu’elle avait toujours son Nikon dans son sac, elle lui avait montré des photos qu’elle avait faites et qui lui semblaient pas mal, mais il les avait regardées très vite, sans faire de commentaire, ce qui l’avait déçue, et ce jour-là le photographe de l’agence n’avait pas pu venir, et Renji Takemura lui a demandé de photographier sous tous les angles l’essayage d’une robe dont il n'était pas satisfait, sur laquelle il voulait travailler encore. Qui lui donnait du mal. Le temps pressait. C'était à la veille d’un défilé important, le premier depuis qu’il avait créé sa marque. Il n'était pas à prendre avec des pincettes. Toute la presse serait là. Elle a capté les moues, les sourires, les gestes et les mouvements du corps de la jeune femme qui se prêtait à ce jeu, et que la présence de Viviane semblait rassurer. Et, à partir de ce jour, Renji n’a plus cessé de faire appel à elle dans diverses occasions. On l’appelait au téléphone pour lui dire: “Renji Takemura vous veut près de lui pour son défilé de Londres ou de Milan, la semaine prochaine. Je lui dis que c’est possible?” Et elle répondait: “Bien sûr que c’est possible!” Elle était folle de joie qu’il pense encore à elle. Elle courait préparer son Leica et un Polaroid.

L'idée, quand elle s’est décidée à acheter cet appartement, était qu'elle puisse retourner à Paris très souvent et, en retour, qu’elle puisse recevoir chez elle ses amis parisiens, Judith bien sûr, Cynthia bien sûr, Paul et Louis, et pourquoi pas aussi Renji Takemura lui-même. Elle rêvait de lui faire découvrir la vieille ville, visiter l'église Sainte Rita où ils auraient allumé un cierge au pied de la statue, de l’emmener manger des ravioli à la daube chez Acchiardo, et de lui faire découvrir cette enfilade magique de l’avenue Ségurane et de la rue de Foresta qui débouche au-dessus du môle, sur le port.

Elle a pris l’autobus pour aller une fois à Monaco, une autre fois à Vintimille. À Monaco, elle a passé beaucoup de temps devant les aquariums du Musée Océanographique. Elle a acheté un chapeau cloche, en paille, avec un ruban, pour se protéger du soleil, qui la faisait ressembler aux modèles de ses photos, et à ce qu’elle appelait dans son esprit “une anglaise sur le continent”. Elle a relu Chambre avec vue sur l’Arno, elle a revu le film. Elle emportait dans son sac un thermos de thé et des biscuits. Tout s’est passé si vite. Elle emportait un guide touristique à la couverture verte. Elle se demandait d’où venait ce parfum d’aventures qu’on respire sur les corniches du bord de mer, quand on roule en direction l’Italie. Elle évitait de déjeuner dans les restaurants, elle préférait les bancs des jardins publics où elle mangeait des sandwichs au jambon, achetés dans des boulangeries avec des petites bouteilles d’eau.

Était-il possible qu'alors elle ne sache pas? La crise sanitaire n’avait pas commencé, elle en était à ses prémisses mais personne n’y prêtait attention, surtout pas elle. Les mesures restrictives sont intervenues dans la semaine de son déménagement. Soudain le monde a changé d'aspect. Le sang s’est retiré des places et des rues. Soudain on a porté des masques blancs et on a eu peur des autres. Et la même peur s’est déclarée à l’intérieur de son propre corps. Quelque part dans sa poitrine.

mercredi 30 avril 2025

26, rue Verdi

L’appartement paraît trop grand pour elle, une personne seule et fragile qui n’a pas eu le temps de s’y habituer, pas même celui d’y déballer toutes ses affaires. Les archives photographiques ont été déposées dans la pièce la plus grande, prévue pour servir de salon et dont la fenêtre donne sur la rue. Attenante au salon, elle aussi côté rue, une prétendue “chambre d’amis” où rien n’est à sa place, pas même le lit qu’on lui a livré, dont le matelas et le sommier restent emballés dans leurs linceuls de plastique transparent. Sa chambre s’ouvre à l’opposé de l'entrée, côté cours. À la différence des deux autres pièces, celle-ci est meublée sans qu’il y manque rien et avec goût. Enfin, attenante à la chambre, elle aussi côté cours, la cuisine.
Côté rue, côté cours, comme le jour et la nuit. Comme deux mondes différents. Et la peur dans l’espace qui les sépare, qu’elle franchit la nuit, comme une somnambule, sans seulement allumer la lumière.
Les archives photographiques sont restées enfermées dans des caisses qui s’empilent partout dans le salon. Elles forment des tours de hauteurs inégales, comme celles d’une ville, et laissent juste assez de place au sol pour un fauteuil Eames Lounge et son repose-pied. Avec, à côté du fauteuil, une petite table ronde sur laquelle sont posés une théière japonaise, une tasse et un cendrier.
Le projet était simple: réunir une soixantaine de photos, parmi les plus connues et d’autres inédites, qui jalonnaient quarante ans de carrière et qui viendraient illustrer un livre d’entretiens composé en dialogue avec le créateur de mode Renji Takemura. Renji en avait eu l'idée, il l’avait soumise à son éditeur avant d’en faire part à sa vieille amie.
Renji est plus vieux qu’elle d’une dizaine d'années. Ils se sont connus quand Viviane était encore mannequin, et quand lui-même venait à peine de créer sa marque et d'ouvrir sa boutique de la place des Victoires. Et aujourd'hui, Renji est bien plus célèbre qu’elle, et bien plus riche. Sans lui, elle n’aurait jamais obtenu la commande de ce livre. Ils ne s’étaient plus rencontrés depuis longtemps, ou seulement en coup de vent, elle aurait dit qu’il l’avait oubliée, et voilà qu’il lui proposait un dialogue qui couvrirait une centaine de pages, au fil desquelles ils évoqueraient leurs carrières respectives, ils définiraient le sens de leurs recherches, elle finirait enfin peut-être par préciser ses intentions. Par dévoiler certains souvenirs qui nourrissaient son travail créatif. Sa manière si particulière de photographier des femmes. Ce côté sombre, ou nocturne et presque fantastique, en même temps que, sur ses photos, ces femmes sont si jolies. Et c’est l'idée de ce livre qui l’avait décidée de s’installer à Nice. Elle voulait profiter pleinement de cette opportunité qui lui était offerte et qui ne se présenterait pas deux fois. Elle voulait que Renji soit fier du livre qu’ils signeraient ensemble.
Et dans les premières semaines, le système a très bien fonctionné. Elle passait beaucoup de temps dans sa chambre, allongée sur son lit, où il lui semblait bien naturel d'avoir à récupérer de la fatigue que le déménagement avait entraînée, à vider ses poumons de toute la poussière qu’elle avait respirée. Elle jouait au Sudoku sur son iPad, elle regardait des documentaires sur son écran de télévision. Puis, à d’autres moments, elle passait au salon pour ouvrir ses archives, feuilleter un album puis l’autre, allumer une cigarette, l'éteindre parce qu’elle avait un goût amer, et prendre des notes au feutre bleu, dans un cahier Clairefontaine qu’elle avait acheté tout exprès.
Et puis, très vite, le système s'est détraqué. Les pièces de la mécanique se sont enrayées, déboitées, les tours formées par les cartons d'archives ont semblé prêtes à s'écrouler. Une toux qui empirait et qui à présent la réveillait la nuit. Un médecin qu’elle avait consulté sur l'insistance de sa nièce, qui l’avait accompagnée jusque dans la salle d'attente de son cabinet. Une radio des poumons. Et, à peine trois jours plus tard, le verdict.

mardi 29 avril 2025

Sur le banc

Quelques jours plus tard, elle l’appelle de nouveau. Elle dit:
— Daniel, j’ai un service à te demander. Est-ce que nous pourrions nous retrouver en ville?” Et, bien sûr, Daniel accepte sans demander davantage d’explications.
En temps ordinaire, ils se seraient retrouvés chez elle, rue Parmentier, ou alors au Canastel, au bas du boulevard Gambetta. Le Canastel est un café, ou plutôt un glacier, que Daniel fréquentait déjà avec sa mère, quand il était enfant. Ils descendaient à la plage, depuis la rue Kosma, par le boulevard Gambetta, et le soir, en retournant chez eux, ils s'arrêtaient au Canastel pour manger une glace ou boire un lait frappé. Quand il a rencontré Cynthia, il a voulu lui faire connaître cet endroit. Ils y sont venus souvent, pour être seuls. Mais à présent, il ne peut plus être question qu’ils se retrouvent à l’appartement de la rue Parmentier, que Cynthia n’habite plus, qu’elle a vidé de tout ce qui lui appartenait, dont elle garde les clés mais qui représente pour eux une zone bien trop dangereuse pour qu’ils osent s’y risquer. Et quant au Canastel, il est fermé, ainsi que tous les cafés et restaurants de la ville, ainsi que la plupart des commerces, depuis le début de la crise sanitaire. Aussi, pour leur rendez-vous, ont-ils choisi un banc du boulevard Victor Hugo, qui est large et tout droit, bordé de grands arbres, et sur lequel les voitures sont si rares à circuler que les rares piétons marchent sur la chaussée, le pas lent et le visage couvert d’un masque.
Ils sont convenus d'un banc qui se trouve devant l’American Church, à l’architecture joliment gothique. Ils y arrivent ensemble et, dans les premières minutes, Daniel est surpris de ne pas souffrir davantage de retrouver la jeune fille. Il n'est pas sûr de la reconnaître, peut-être seulement parce qu’elle a un peu grossi, ou peut-être parce que ses fiançailles avec son nouvel amoureux ont suffi à faire d’elle une autre. Ils s’asseyent sur un banc et elle dit:
— Merci d'être venu. Je n’avais personne d’autre à qui je puisse m’adresser. Tu me diras si je t'embête. 
— Tu ne m'embêtes pas, je suis venu et je t'écoute. Dis-moi la suite!
Cynthia hésite. Elle ne sait pas trop par où commencer, puis elle dit:
— Voila! J’ai une tante, c’est la sœur aînée de mon père, elle s’appelle Viviane Jodelle mais elle s’est fait connaître sous le nom de Viviane Hayward. Elle est photographe, elle a été photographe toute sa vie et, il y a un an ou deux, elle a décidé de cesser ses activités et de venir à Nice. Toute sa vie, elle a habité à Paris et, à présent, elle voulait vivre à Nice. Elle a acheté un appartement, tout près d’ici, elle s’y est installée au début du printemps, et ce n'était pas plus tôt fait qu’elle est tombée malade. Vraiment malade. Elle se soigne, on pense la guérir, mais il se trouve qu’à Nice, elle ne connait personne. Je me fais du souci pour elle.
Ils sont assis côte à côte. Elle se tourne vers lui pour lui parler, tandis que lui évite de la regarder. Il baisse la tête, il regarde ses pieds. Il dit:
— Vous êtes proches? Tu la connais bien?
La jeune fille hésite encore, puis elle explique:
— Depuis que je suis enfant, j’ai souvent fait des voyages à Paris, toute seule, en train ou en avion, pour me réfugier chez ma tante. Tu comprends, elle n’a pas eu d’enfant, elle n'était pas mariée. Chez elle, j'avais ma chambre. Et plus souvent encore, je suis allée chez elle quand j'étais adolescente. C'était une femme libre. Je l’admirais. Je continue de l’admirer beaucoup. Et puis, elle était un peu célèbre. Elle connaissait beaucoup de monde. Les soirées chez elle, quand elle recevait des amis, ou que nous sortions ensemble, cela me changeait de La Garde et des amis de mes parents. Je n’en croyais pas mes yeux ni mes oreilles.
Il y a un silence. Les promeneurs qui marchent devant eux, au milieu de la chaussée, avec leurs masques sur le visage, ressemblent à des fantômes. C’est la fin de l'été. On attend depuis des mois que l'épidémie se termine, les autorités sanitaires le laissent espérer, mais rien n’est encore sûr. L’immunité collective se fait attendre. On vaccine et on teste à tour de bras. On compte les morts. Puis, c’est Daniel qui interroge:
— Et cette personne sait que tu t’en vas? Tu le lui as dit?
Maintenant il la regarde et Cynthia sourit. Elle dit:
— En tout cas, tu sais écouter! Je n’ai jamais vu quelqu'un qui sache écouter comme toi!
Il fronce les sourcils en même temps qu’il sourit à son tour. Il dit:
— Pas de flatterie, s’il te plaît! Continue ton histoire, réponds-moi!
— L’histoire, dit-elle, c’est en effet que Viviane ne connaît que moi dans cette ville. Si elle n’avait pas su que j’y habitais, sans doute en aurait-elle choisi une autre, moins éloignée de Paris. Et maintenant, elle est là!
— Tu continues de la voir?
— Je ne lui ai pas dit que maintenant, je suis retournée à La Garde. Depuis le mois de juillet, je prends le train une fois par semaine pour lui faire une visite.
— Et tu ne lui as pas dit non plus que tu allais habiter à Grenoble?
— Je voulais t’en parler avant. Oh, je ne te demande pas grand-chose, juste si tu pouvais aller prendre de ses nouvelles quelquefois, et me dire ensuite comment elle va, au téléphone! Ce serait tellement gentil! Tu serais un amour!
— Ce mot-là, évite-le, s’il te plaît… Tu prends des risques! Et tu oublies qu'elle ne me connaît pas!
— Eh bien, justement, j’ai pensé que nous pourrions aller la voir, tous les deux. Passer un moment avec elle. Je te présenterais comme mon meilleur ami. Je lui dirais comme tu sais bien faire les pâtes à la carbonara et même la soupe de légumes. Et ainsi, je trouverais le courage de lui dire que je pars à Grenoble!

lundi 28 avril 2025

Une autre piscine

Je ne connaissais pas Bertrand et Christine Jodelle, les parents de Cynthia. Je ne pouvais pas les connaître. Je n’avais pas assisté à la petite fête qu’ils avaient donnée dans leur villa de La Garde, autour de la piscine, à l’occasion de laquelle ils avaient annoncé les fiançailles de leur fille avec Laurent Basquié. Et Daniel ne pouvait pas me l’avoir racontée puisque lui-même n’était pas présent. Il en avait eu connaissance. Avant ou après, Cynthia lui en avait fait part. Alors qu’ils ne s'étaient plus revus depuis plusieurs semaines, elle l’avait appelé au téléphone pour qu’il en soit averti, pour que personne d’autre ne l’en informe avant elle. Et Daniel m’en avait parlé, un après-midi qu'il était venu chez moi. Qu’il me parlait du cinéma d’Éric Rohmer qu’il avait commencé à explorer sur ma recommandation, et dont il me disait qu’il commençait à comprendre, en effet, l'intérêt que j’y trouvais. Passant du coq à l'âne, en baissant les yeux, comme il a l’habitude de faire, il a dit:
— Cynthia m’a appelé hier. Elle voulait me dire que ses parents avaient annoncé ses fiançailles avec Laurent Basquié, son nouvel amoureux.
Il est peu probable qu’il en ait dit davantage, ce jour-là. Peut-être qu’il y est revenu un autre jour, mais pour cette fois, il ne s’est pas attardé sur le sujet, il s'est vite rabattu sur notre évocation commune de la dernière scène de La femme de l’aviateur. Si longue. Durant laquelle le personnage d’Anne, interprété par Marie Rivière, évolue en culotte et liquette blanches dans la minuscule chambre de bonne où elle habite, où François est venu la réveiller, le petit postier qui est amoureux d’elle, où elle va et elle vient devant lui, s’assied en tailleur sur son lit, se relève, marche, se retourne, sans aucun souci de le séduire mais seulement avec la volonté de lui dire qui elle est vraiment, dans quelle situation elle se trouve, amoureuse d’un autre, de lui dire qu'il faut bien qu’il comprenne, tout garçon et lourd qu'il est, jusqu'à éclater en sanglots. Une scène parmi les plus émouvantes de toute l’histoire du cinéma.
Pourtant, de cette fête à La Garde, j’ai l’impression de me souvenir comme si j’avais été présent parmi les invités. Non pas que j’y aurais participé comme un être réel, que j’aurais bu du champagne et bavardé avec les autres, qu’ils m’auraient vu, mais comme si j’avais assisté à une scène et une seule de son déroulement. Une scène que je suis maintenant capable de décrire dans la précision d’un détail qui m'étonne moi-même et qui tient de l’hallucination.

Il fait nuit. Quinze ou vingt personnes sont réparties dans la piscine et autour. Des réverbères sur les berges, des spots à l’intérieur. Bernard Jodelle a nagé. Maintenant il s’adosse dans un angle du bassin, les deux bras écartés posés sur la margelle, les jambes et les pieds nus qui remontent en équerre devant lui. Tout blancs dans l’eau émeraude, la peau fripée. Et il parle. Pas très fort. Bertrand Jodelle n’est pas une grande gueule, du genre à se vanter. Mais tout de même assez haut et clair pour que ses amis l’entendent. Sa voix se réfléchit à la surface de l’eau. Il annonce deux nouvelles. La première, que Cynthia vient d’être admise sur dossier dans une école d’ingénieurs, celle-là même dont elle rêvait depuis qu’elle était enfant. La seconde, qu’elle se fiance à un brillant épidémiologiste, membre de l’O.M.S. dont le siège se trouve dans le canton de Genève. Il dit aussi:
— Laurent avait son pied à terre à Genève mais ils habiteront à Grenoble où se trouve l'école de Cynthia. Laurent fera le trajet en voiture. D’ailleurs, il se déplace beaucoup. Nos experts européens sont très cotés, paraît-il, aux États-Unis, et aussi en Australie et au Japon. Je veux bien le croire.
Il dit aussi:
— Ils ont trouvé à Grenoble quelque chose à louer, de provisoire. Christine est allée aider sa fille à poser des étagères. Elle parle déjà d’y retourner pour poser des rideaux, un bon prétexte pour m’abandonner ici!
Il dit encore:
— Laurent pratique le trekking. Vous ne savez pas ce que c'est que le trekking? Rassurez-vous, je ne le savais pas non plus avant que ma fille me l'explique. C'est très simple. Le trekking est la forme extrême de la randonnée. Aux balades de trois ou quatre heures que nous faisons, vous et moi, sur les sentiers des Alpes, les trekkeurs préfèrent des randonnées de plusieurs jours, ponctuées de bivouacs. Laurent a promis à Cynthia de l'emmener bientôt faire un trek dans le canyon du Colorado. Il connaît l’endroit. Il lui a montré l’itinéraire sur la carte. Elle s'entraîne pour être à la hauteur en jouant au tennis. Mais il choisit pour son propre compte des destinations beaucoup plus incroyables. Il faut que je vous raconte. Je n'arrête pas de raconter cette histoire aux gens de mon équipe, et même à mes malades. Vous n’y couperez pas. Que ceux qui l’ont déjà entendue se bouchent les oreilles! C'était il n’y a pas si longtemps. J'étais rentré tard de l’hôpital, et quand nous avons fini de dîner, nous sommes restés ici, sur la terrasse, à dire des banalités en buvant une tisane. Nous avions éteint presque toutes les lumières à cause des moustiques. Je ne sais pas de quoi nous parlions. Cynthia avait son téléphone posé à côté d’elle et soudain celui-ci a émis un signal. Juste un petit éclair, comme une luciole. Elle avait reçu un message. Christine et moi ne disons rien, nous la laissons lire son message, nous voyons qu’elle sourit, qu’elle est émue. “C’est Laurent? lui demande sa mère. — Oui, c’est Laurent, répond Cynthia en continuant de lire. Il est en Mongolie, c’est le petit matin, il se réveille de son bivouac sur la rive du lac Khovsgol. Ils ont dormi près d’un camp de yourtes qui appartient à des nomades, éleveurs de rennes. Il fait froid, il boit du thé brûlant. Ils s'apprêtent à partir à la découverte d’un autre lac. Il pense à moi et il vous embrasse aussi. Attendez! Maintenant, il envoie des photos.”

dimanche 27 avril 2025

Daniel, le retour

Daniel venait me voir l’après-midi. Il m’appelait le matin pour me demander si j'étais libre, si cela ne me dérangeait pas, et comme j'étais toujours libre, nous convenions d’une heure, après la sieste, et à l’heure dite il sonnait à ma porte, et nous avions alors deux heures à être ensemble, à converser comme deux vieux amis, au bout desquelles il s’en retournait chez lui, tandis que je m’en allais faire, de mon côté, ma promenade du soir.
Quelques semaines avant le début de la crise sanitaire, il s'était réconcilié avec ses parents. Ceux-ci l’avaient convaincu d’accepter leur aide. Ils voulaient qu’il quitte son emploi de manutentionnaire au marché d'intérêt local pour reprendre ses études, ou, s’il ne voulait pas reprendre des études, qu’il ouvre un petit commerce dont ils financeraient l’installation. Et Daniel avait répondu que, s’inscrire à l'université, il n’en était pas question, mais un petit commerce, oui, pourquoi pas, et ils s'étaient étendus sur l'idée d’un magasin de vélos, dont le projet ne supposait pas un gros investissement. Ils avaient pris des contacts, ils s'étaient renseignés. Puis, la crise était venue et le projet avait été mis en suspens.
Il me parlait de la façon dont il occupait ses journées, des films qu’il visionnait sur son ordinateur, des vélos d’occasion qu’il remettait à neuf, chez lui, dans une pièce de son petit appartement de la rue Veillon dont il avait fait son garage, tandis qu’il évitait de me parler des parties de poker qu'il disputait, la nuit, dans divers endroits de la ville. J’avais compris assez vite qu’il jouait au poker d’une façon qui n'était plus tout à fait celle d’un amateur, et je m'étais inquiété des dangers que pouvait représenter, pour un jeune homme comme lui, la fréquentation de tripots clandestins. Mais ces craintes que je nourrissais l’avaient fait sourire, et vite il en était revenu au sujet qui me valait ses visites.
Il se disait très admiratif de l'étendue de ma culture cinématographique. Je lui répondais qu’à mon âge le catalogue des films qu'il aurait vus serait bien plus étendu que le mien, pour autant qu’il puisse exister un catalogue des films qu'on a vus, ou des musiques qu’on a entendues. Quand on a lu un livre, il y a de fortes chances pour qu'on le garde chez soi, qu’on le range sur une étagère, si bien qu’à l’avoir sous les yeux, ou seulement à pouvoir le retrouver un jour, à sa place parmi les autres, il y a de fortes chance aussi qu'on se souvienne de l’avoir lu et qu’on se souvienne de l’histoire qu'il racontait, tandis que d’un film qu’on a vu, ou d’une musique qu’on a entendue, on ne garde le plus souvent aucune trace matérielle, si bien qu’il y a toutes les chances qu’on l’oublie. Ou si on s’en souvient, bien des années plus tard, en un autre âge de notre vie, ce sera par hasard. Une scène, une image, une bribe de dialogue nous reviendra en mémoire sans qu’on sache nécessairement à quoi la rattacher. On se demandera même s’il s’agit du souvenir d’un film, ou pas plutôt d’un événement qu'on a vécu soi-même, d’une histoire qu'on nous a racontée, ou d’un rêve qu'on a fait. Je disais à Daniel:
— Tu verras un jour que, quand on devient vieux, on a la chance, ou la malchance, d'accéder à ce que Patrick Modiano appelle “l'éternel présent”. Celui dans lequel tous les âges se confondent, où les souvenirs les plus anciens n’ont pas moins de fraîcheur que ceux qui datent de la veille. Où ils flottent tous, sans ordre, sans même que tu sois toujours capable de dire s’ils se rattachent à des êtres réels ou à des inventions.
Mais il lui arrivait aussi de me parler de Cynthia. Elle n'était plus à Nice. La crise sanitaire avait entraîné la fermeture temporaire des universités, et ses parents l’avaient rappelée à La Garde, auprès d’eux.
— Mais elle te reviendra? lui disais-je.
Non, elle ne lui reviendrait pas, me répondait-il. Elle avait été admise à l’Institut polytechnique de Grenoble. Elle l'intégrerait à la rentrée d’automne. Une chance pour elle. Mais aussi, elle avait rencontré un garçon qui habitait Chambéry, plus âgé qu’elle, plus âgé qu'eux. Daniel ne savait pas trop comment ils s'étaient rencontrés, ni depuis combien de temps, mais Cynthia avait fini par lui avouer qu’elle était amoureuse, et ils avaient rompu.

samedi 26 avril 2025

D'un siècle à l'autre

Nous avions des discussions sérieuses en ce temps-là. Le printemps était précoce. Il inondait de soleil et de fleurs la colline du Parc Impérial où nous passions nos journées alentour du lycée, à circuler dans les petites rues qui se faufilaient entre les villas, la piscine à ciel ouvert et les courts de tennis, sans cesser de parler de choses que nous ne connaissions pas, mais dont le prestige nous attirait, ou qui nous effrayaient sans que nous osions le dire.
Il était question de la guerre froide, de la bombe atomique, du Spoutnik, de Youri Gagarine qui effectue le premier vol habité autour de la Terre à bord de Vostok 1, de Cassius Clay qui remporte le championnat du monde des poids lourds face à Sonny Liston en 1964, de la relativité d’Einstein, de Brigitte Bardot, de Maurice Béjart et de Pierre Boulez. Aux murs de ma chambre il y avait un poster qui montrait Charlie Chaplin assis sur la marche d’un perron en compagnie d’un petit garçon visiblement aussi pauvre et malheureux que lui, et un autre de Clint Eastwood, qui mâchouillait un cigare, le regard mauvais, avec sur l’épaule une cape mexicaine. Nous découvrions Bob Dylan en même temps que les Beatles. Et je ne tarderais pas à aller voir au cinéma Blow Up de Michelangelo Antonioni.
Nos principales sources d’information étaient les livres, bien sûr, mais aussi la radio. La télévision avait trouvé sa place dans les familles, mais elle trônait alors dans les salons et les adultes en surveillaient l’accès, tandis que les postes de radio s'étaient immiscées dans nos chambres, comme des passagers clandestins, entre la table étroite où nous faisions nos devoirs et notre lit.
C’est à la radio que nous avons appris à aimer la musique de notre temps, on l’a souvent dit, mais c’est elle surtout qui nous a fait découvrir l’espace d’un monde nouveau, sans frontières, où un homme seul pouvait s’adresser à la multitude des autres et les terroriser ou les charmer en temps réel.
Quand nous avons eu connaissance de l’événement, il était déjà ancien d’un quart de siècle. Un certain Orson Welles, dont nous découvririons plus tard le visage poupin, avait alarmé des foules d’auditeurs américains en leur annonçant, un soir, à la radio, que les Martiens nous avaient envahis. Son pseudo reportage rendait compte de la rapidité de leur attaque. Les services de police ont reçu les appels de ceux qui croyaient les voir au bout de la rue. On se rassemblait aux pieds des immeubles. On prenait la route avec toute sa famille. L’audace du canular nous a confondus, et c’est seulement après l’avoir appris que nous avons eu la curiosité d'aller voir Citizen Kane.
Il y avait, d’un côté, la logique de nos parents qui voulaient que les garçons aient la nuque rasée, avant peut-être d’aller se faire trouer la peau en Algérie ou au Vietnam, et il y avait par ailleurs le bonheur d’aimer la voix de Louis Armstrong sans rien savoir de lui.
Nous entendions des voix. Nous étions appelés par des voix comme l’avait été Jeanne d'Arc à Domrémy.
Longtemps, ces voix, je les ai oubliées. Je ne voulais plus les entendre. Puis elles ont recommencé à me parler quand j'étais vieux.
J’ai eu affaire à elles, de nouveau, au moment de la crise du COVID. Les livres que j’avais publiés au fil des décennies m’assuraient un confort modeste qui suffisait à mes besoins, et j’avais épuisé les ressources de mon imagination. Je ne me sentais plus capable d’inventer des intrigues sombres et compliquées, et d’y travailler comme un forçat pendant des mois sans savoir si j’en viendrais à bout. Je préférais me promener.
Les autorités sanitaires avaient drastiquement réduit les droits de se déplacer. Il y avait ceux qui étaient confinés chez eux avec des enfants qu’il fallait occuper, et ceux qui ne voyaient plus personne qu’aux fenêtres où les plus inventifs proposaient des spectacles de chant ou de rire que d’autres applaudissaient. Les villes du monde entier étaient entrées en léthargie. On voyait à la télévision les rues de Manhattan désertes. Les images qui nous venaient de Chine confirmaient les présages les plus funestes de la science-fiction. À Nice, sur les artères principales, la vigilance policière s'exerçait comme ailleurs, mais là où j’habite, dans les quartiers nord, on semblait nous oublier, et comme la plupart des magasins étaient fermés, j’avais l’impression d’errer dans une ville fantôme.
Puis, le soir, en rentrant de ces promenades, j’allumais la radio. Et c’est alors que j’ai recommencé à écouter de la musique, et aussi à m'intéresser à ceux qui avaient établi le programme de chaque rendez-vous. Je les imaginais enfermés derrière la vitre de leurs studios, et la manière familière et savante qu’ils avaient de commenter leurs choix me remplissait d’admiration. Je me disais que ces personnages invisibles, qui avaient consacré leurs vies à découvrir et à défendre le travail des autres, étaient comme des anges. Et j’ai eu le désir de mieux les connaître.

jeudi 24 avril 2025

Entre deux eaux

Karim et Daniel retournent ensemble à La Barque rouge. C’est en septembre. L’établissement est resté fermé pendant plusieurs semaines. On dit que les propriétaires étaient partis en voyage, comme chaque année au moment où, à Nice, les touristes affluent. Et, ce soir-là, quelques dizaines de personnes s’y retrouvent en habitués. Il y a là des étudiants, des journalistes, un ou deux professeurs de philosophie, peut-être aussi un romancier.

Il fait chaud et le ciel est chargé de nuages. La météo annonce qu’il pleuvra au milieu de la nuit.

Dans le programme de la soirée, il n’est plus question du petit jeune homme qui montrait des tours de prestidigitation. Que sera-t-il devenu? La chanteuse que tout le monde attend s’annonce à une heure avancée. Quand elle paraît sur scène, toujours sous un unique projecteur, on se demande ce qu’elle a pu faire de tout l'été, tant elle est pâle. Sa robe rouge flotte sur elle. Elle s’accroche des deux mains au micro. Ses jambes ne semblent pas la porter. On craint qu’elle s'écroule, qu’elle fonde et se répande sur le tapis de scène comme une boule de glace.

L'année précédente, elle se produisait avec une formation classique (piano, saxophone, contrebasse, batterie), cette fois elle est accompagnée par un seul guitariste venu de Copenhague, que personne ne connaît, et qui utilise en outre un synthétiseur, ce qui donne à la musique qu'on entend un caractère éloigné du blues, plus éthéré.

Par moments, on reconnaît sa voix sans que ses lèvres bougent dans le visage maquillé. Elle s’absente, elle coule si profond qu’on craint de ne plus la voir revenir à la surface, de ne jamais la repêcher, en même temps que le synthétiseur reproduit ce qu’elle chantait, venu du fond du corps, qui la traverse, soutenu par la guitare dont les notes s'étirent. Qui vibrent et qui s'étirent, comme si elles étaient jouées ailleurs, très loin de là, dans l’espace où les astres gravitent. Où les astronefs s’égarent dans la traversée d’autres galaxies. Ou, au contraire, dans l’eau du port qui nous borde et où on craint de basculer.

Le spectacle se termine après six chansons à peine. Dehors, il pleut à présent, ce qui dissuade la plupart des clients de sortir. Ils se retrouvent après la période de vacances, un verre de bière à la main, ils rient de se revoir, ils ont des choses à se raconter. Daniel et Karim ne voient nulle part l’homme qu’ils cherchent jusqu’à ce qu’ils sortent à leur tour.

Dehors, il y a ceux qui se tiennent sur le seuil, debout comme des cariatides, et ceux qui vont se réfugier sous l'abribus, où ils peuvent s’asseoir et se rouler des joints. C'est l’inconnu du môle qui les voit le premier et qui les aborde. Un dialogue d'ombres. On ne sait pas trop ce qu’ils se disent. Ils parlent de musique. De ce qu’ils ont entendu. L’homme fait preuve d’une grande érudition, il cite des groupes allemands, il s’est toujours intéressé à la pop électronique autant qu’au jazz. Il dit aussi qu’il est un peu collectionneur. 

— Si cela vous intéresse… J’habite à cinquante mètres d’ici, sur le quai.

S’ils veulent le suivre, dit-il. Et ils le suivent. Il entre dans leur plan de le suivre jusque chez lui. Le corps astral de la musique flotte dans l'air, mais aussi bien il pourrait flotter dans l’eau. Entre deux eaux.

Un immeuble imposant qui fait face, par-delà le bassin, à la colline du Château. Ils empruntent l’ascenseur qui les transporte au dernier étage. Et là, le nom de l’inconnu n’est pas indiqué sur la porte palière de son appartement. C’est pour ce nom qu’ils sont venus, et s’ils l’avaient lu ici, ils ne seraient pas entrés, ils se seraient enfuis en courant. Comme des voleurs de pommes sur des chemins de campagne.

Le décor du salon. Meubles de bois sombre, lumière tamisée. Sur un mur, une grande photo en noir et blanc de Miles Davis, en tricot de corps, les yeux hagards qui regardent l’objectif, le visage émacié. Il serre sur sa poitrine sa trompette dont on se demande comment il pouvait en jouer encore, dans l'état où il était. Mais en jouait-il à cette époque? Il faudrait voir l'année. Sur un autre, un masque dogon. Celui-ci a-t-il dansé?

Il leur propose à boire. Ils optent pour des bières qu’il va chercher dans la cuisine qu'il éclaire, attenante au salon. Puis, pour lui, quand il revient dans le salon, un whisky sans glace, dont il agite l’ambre dans un verre en cristal.

Il leur passe de la musique, un groupe berlinois du début des années 70, à mi-chemin entre Karlheinz Stockhausen et les Beatles.  

À un moment, je ne sais pas comment il introduit la chose, comment il en trouve le courage, mais Karim évoque la mort de son grand-père. Trouvé noyé dans l’eau du port après avoir reçu un coup de crosse à l’arrière du crâne. L’inconnu dit qu'il est navré de l’apprendre mais son visage reste impassible, et, pendant un instant, les garçons se disent que non, ils se trompent, ce ne peut pas être lui. Il faut chercher ailleurs. 

Ils finissent leurs bières. Derrière les fauteuils où ils sont assis, la chambre est éclairée. Elle l’était déjà quand ils sont entrés dans l’appartement. Ils sont debout tous les trois sur le seuil. Le lit est dressé au carré d’une simple couverture de laine marron, comme à l'armée. Suspendu au-dessus du lit, un sabre de samouraï. Daniel dit qu’il est tard, qu’ils doivent s’en aller. Le type sourit. Il répond qu’il ne les retient pas, que rien ne les oblige. Il les raccompagne à la porte.

Dans l'entrée, un guéridon. Sur le guéridon, une coupe en cristal dans laquelle, en arrivant, le type a jeté ses clés. Mais aussi une enveloppe. Elle est libellée à l’adresse de Lucien Freydier, immeuble Le Neptune, 8 quai des Docks.

Dans le dos de l’homme qui ouvre la porte, Daniel prend l’enveloppe et la glisse dans la poche de son blouson. Sur le palier, un bouton rouge annonce que l’ascenseur est occupé. Ils font mine d’attendre mais, aussitôt que la porte se referme derrière eux, ils s'élancent dans l’escalier.

Ils ne sont pas descendus d’un étage que l’autre les appelle en se penchant sur la rampe, puis s'élance derrière eux.

Ils courent. Ils sautent. Un étage après l’autre. L’inconnu du môle court et saute derrière eux. Enfin, en déboulant sur le seuil de l’immeuble, ils trouvent le commissaire Langlois planté sous la pluie qui dégouline de son chapeau, les mains enfoncées dans les poches de son imperméable, qui semble les attendre. Il crie:

— Écartez-vous!” Et quand leur poursuivant sort à son tour, Langlois braque sur lui un pistolet.

Daniel est à côté de lui. Il sort l’enveloppe de sa poche et la glisse dans la main du commissaire en disant:

— Freydier, il s’appelle Lucien Freydier! 

Langlois empoche l’enveloppe sans prendre le temps de la regarder (il ne faut pas qu’elle se mouille). Il répète après Daniel:

— Lucien Freydier! Ce nom me dit quelque chose, en effet.

La pluie les inonde tous les quatre. On se croirait dans The Big Sleep. Freydier montre devant lui ses deux mains ouvertes. Il crie:

— Vous n’allez pas m'arrêter? Je ne leur ai fait aucun mal. Je ne les ai pas touchés.

Langlois lui répond:

— Dans ce cas, pourquoi voudriez-vous que je vous arrête?

Il rentre son arme. Il marche vers lui et lui rend son courrier. Il dit: 

— Je vous prierais néanmoins de vous présenter demain au commissariat central. Nous prendrons le temps de bavarder un peu, si vous le voulez bien. Je compte sur vous, n’est-ce pas? D’ici là, vous êtes libre.

Il lui donne sa carte de visite. L’autre y jette un coup d’œil, fait demi-tour et disparaît dans l'entrée de l’immeuble.

Le lendemain, Freydier ne se montre pas, ni le jour suivant. Il ne répond pas au téléphone ni à la porte de son appartement où des enquêteurs viennent sonner. Une semaine plus tard, son cadavre est repêché au large de La Réserve. Selon le médecin légiste, le corps ne porte la trace d’aucune blessure. L’hypothèse la plus probable est celle du suicide.

La dernière image du film montre le cadavre qui flotte entre deux eaux. En arrière-plan, d'autres planètes, peut-être des méduses. La voix de la chanteuse l’accompagne de loin. Rien ne prouve qu’il était l'assassin.

mercredi 23 avril 2025

Un regard de reptile

Nous voyons bien davantage de choses que nous saurions le dire, bien plus que nous acceptons de voir. Le commissaire Langlois me parlait de l’inconnu du tramway, en même temps que nous pensions, l’un comme l’autre, à l’inconnu du môle dans lequel Karim croyait reconnaître l’assassin de son grand-père. Et, au détour d’une phrase, il m’a lancé:
— Vous avez lu André Breton?
Cette question m’a réveillé, comme un reproche. N’aurait-il pas été plus naturel que ce soit moi qui cite André Breton? Une phrase m’est revenue en écho, que le commissaire avait prononcée quelques instants auparavant. Il avait dit: “Et pourquoi, dans ce cas, dans le même esprit de recherche, tenir pour rien nos intuitions?”
J’ai passé une bonne partie de ma vie à m’aveugler sur les choses réelles, celles dont on dit qu’elles vous “crèvent les yeux”. Et, dans les histoires que j’avais inventées, j’avais laissé trop peu de place aux “hasard objectif”, aux “illuminations”. Il aura fallu que le piéton de l’aube et que mes petits personnages venus d’ailleurs, ces doux adolescents, “me dessillent les yeux”.

Karim a dit à Daniel:
— Et où étais-tu quand tu as cru le reconnaître? Sur la terrasse de la Shounga? (Le ton était moqueur.)
— Non, c'était la nuit, j'étais à la Barque rouge, a répondu Daniel.
— Tu étais avec Georges?
— Non, j'étais seul.
— Et cela t’arrive souvent d’aller à la Barque rouge, quand tu es seul?
— Non, c'était la première fois.
— Tu profites que ta fiancée s’absente. Tu aurais pu me le dire, je serais venu avec toi.
— C’était un soir, je ne l’avais pas prévu.
— Et donc, tu l’as vu?
— Tout le monde était sorti en attendant le tour de la chanteuse. Avant, il y avait eu un petit jeune homme qui faisait le magicien. Nous fumions des cigarettes, nos bières à la main. Je ne connaissais personne. Et au milieu des autres, son regard a rencontré le mien.
— Et tu as eu peur?
— Son regard m’a glacé. Celui d’un reptile. En un instant, je l’ai vu écarter ceux qui l’entouraient pour s’approcher de moi. Il a renversé le verre de bière que tenait un buveur, et celui-ci a protesté, il a fait mine de l'arrêter mais l’homme l’a repoussé, sans même se retourner, et il a continué de se frayer un chemin dans ma direction. Ou peut-être que non, il n’avait pas bougé de place. Au contraire, il s'était laissé engloutir par les épaules et les visages qui se multipliaient. Par les rires et les paroles échangées autour de lui. Il avait disparu. Mais je n’ai pas supporté l'idée qu’il puisse de nouveau m’apparaître, quand j’en serais à regarder la chanteuse en me tenant au plus près de la scène, comme je l’avais vue quand Georges m’avait emmené ici pour la première fois. Je me souvenais de sa chanson. De sa robe rouge. De la lumière du projecteur. À chaque note, nous avions peur qu’elle s'écroule, qu’elle se laisse glisser sur le sol, tant elle semblait fragile. Sa robe aurait fait une tâche de sang sur le tapis de scène. Ma chemise était trempée de sueur. J’aurais pu me mettre à courir, j’ai réussi à ne pas le faire, mais je me suis éloigné du groupe. J’ai allongé le pas sans m’arrêter jusqu’à la place Garibaldi. 
— Alors, tu as raison. Tu l'as vu comme moi!

Dans Ceux d'ailleurs (travail en cours)

mardi 22 avril 2025

Les heures d'après

La version la plus ancienne de l’histoire daterait du début des années 50 aux États-Unis. Sylver Holmquist déclare l’avoir lue en 1964 ou 1965 à Austin, quand il était tout jeune professeur de littérature, dans une revue universitaire, mais il est incapable de dire de quand datait sa publication ni de quelle université il pouvait bien s’agir.
Il ne se souvient pas du titre, seulement que c'était une courte nouvelle, de sept cents cinquante mots peut-être, dont le style pouvait être imité de J. D. Salinger et qui était signée des initiales CJ. Et dans son souvenir, elle racontait ceci: un garçon et une fille sont amoureux. Ils vivent leur relation au milieu de leurs camarades de lycée. On les accompagne dans deux ou trois activités ordinaires — dans les couloirs du lycée, une salle de cours, le parvis où on s'arrête et où on s'assoit sur les marches pour profiter du soleil, la piscine en plein air, le terrain de basket —, jusqu'à l’heure de la nuit où la jeune fille regagne la maison de ses parents, tandis que le garçon s'en va trainer dans les rues. 
L’argument est très simple, il se réduit à cela. Mais c’est pour les heures d'après que les choses se compliquent. Les dernières lignes de la version initiale laissent entendre que le garçon, après avoir reconduit sa copine jusqu’à la porte de chez elle, se rend dans un mauvais lieu où il rencontre de mauvaises personnes. Et là, tout devient ambigu, difficile à comprendre. On ne sait plus si les scènes qu’on décrit — toutes plus noires et embrouillées les unes que les autres — sont réellement vécues par le garçon ou si c’est la jeune fille qui se les imagine.
Sylver Holmquist, qui a poursuivi ses recherches, n’inventorie pas moins de quarante-six versions ultérieures de cette histoire dans le domaine littéraire aussi bien que dans celui du cinéma. Les plus célèbres sont bien sûr celles données par David Lynch dans plusieurs de ses films. Le pattern se reconnaît plus particulièrement dans Blue Velvet et dans Twin Peaks, mais il irradie, selon Holmquist (c’est sa thèse, sur laquelle il a bâti sa carrière universitaire, qui lui vaut sa réputation), dans l’ensemble de l’œuvre. Elle en serait la matrice, fondée sur l’opposition entre le rose acidulé de la chambre de la jeune fille, qui se situe à l'étage de la maison, où elle va se coucher et où, avant de s’endormir, elle prend le temps d'écrire dans son journal, et l’obscurité des scènes de débauche où s'aventure son ami. Et d’où il finira par ne plus revenir, ou dont il reviendra peut-être transformé en crapaud.
La jeune fille vit au sein d’une famille américaine typique de ces années-là. Une famille de blonds où on est propriétaire de sa maison et d'au moins une belle voiture, rentrée dans le garage, une famille de croyants où on commence par dire une prière quand on se met à table, tandis que le garçon vit seul avec sa mère dans un petit appartement où cette dernière ne cesse pas d’inventer de nouveaux endroits pour cacher sa bouteille de gin. Et le père de la fille n’est pas du tout odieux avec le garçon quand celui-ci se montre à la porte de sa maison — “Bonjour, Jeffrey! dit-il en lui tendant la main. J’imagine que vous venez pour Sandy, pas pour moi? Elle m’a dit que vous l’emmenez au cinéma. Attendez que je l’appelle!” et Sandy de descendre l’escalier, toute jolie qu’elle s’est faite, pour rejoindre son ami. Mais il est bien évident aussi qu’il ne souhaite pas qu’un jour elle le prenne pour mari.
La jeune fille sait bien qu’un jour ou l’autre elle devra renoncer à lui. Et on voudrait se dire que c’est son père qui empêchera le mariage. Mais peut-être n’est-ce pas lui.
Sandy fait avec Jeffrey ses premières armes, elle s’exerce, elle apprend les principales astuces pour se servir au mieux de son propre corps et de celui du garçon, et bien sûr qu’elle aime sa gentillesse, et bien sûr que sa tristesse l'émeut, qu’elle craque immanquablement devant les battements de ses longs cils noirs comme du charbon. Mais elle sait aussi qu’un jour ou l’autre, elle devra trouver un prétexte pour se séparer de lui et en choisir un autre, qui lui fera des enfants, qui aura une profession qui supposera qu'il s'en aille, le matin, avec sa mallette, pour rejoindre son bureau situé au trente-cinquième étage d'un immeuble tout neuf, et qui mettra une belle voiture au fond de son garage. Ou plutôt, elle ne le sait pas vraiment, elle ne veut pas le savoir tellement elle est amoureuse. Mais une autre qui l’habite le sait bien à sa place.
Alors, elle s’imagine que Jeffrey serait un voyou. Que lorsqu’il la quitte, c’est pour fréquenter de mauvais lieux où il rencontre de mauvaises personnes. Qu’il couche avec des femmes, une autre femme au moins, au nom italien, qui chante, la nuit, sur la scène de cet endroit horrible, dans la clarté blafarde d’un unique projecteur, déjà à moitié ivre.
 

Daniel à son tour

Il y a quelques années encore, il m’arrivait de sortir le soir. Je travaillais beaucoup. Parfois, pour écrire une histoire de dix pages (deux-mille cinq cents mots), il me fallait trois heures d’une seule après-midi. J’en avais eu l'idée le matin, en me promenant dans les rues. J’avais commencé dans ma tête à composer des phrases. Je tenais la première, qui est la plus importante. Puis, j'étais rentré chez moi, je m’étais mis au travail et, trois heures plus tard, j'écrivais le dernier mot. C'était bouclé. Bien sûr, cette histoire, je la gardais encore quelques jours sous la main, question de pouvoir y apporter de minimes corrections, un mot à changer, une virgule à déplacer, mais je vivais tranquille, sachant que j’aurais pu l'envoyer aussitôt au responsable des pages littéraires de L'autre journal ou du New Yorker, qui l'aurait acceptée et qui m’aurait payé. D’autres fois, il me fallait des semaines. Bon, et il faut comprendre que, tout au long de ces semaines où je me torturais les méninges, où je m’arrachais les yeux, je n'étais pas certain que cette histoire fût possible. Tant qu’on n’a pas fini d'écrire une histoire, on ne peut pas savoir si on a une chance d’en venir à bout, ou si au contraire il faudra y renoncer, remiser le texte dans un tiroir, l’oublier pour passer à autre chose. Tenter sa chance ailleurs, en reprenant parfois un très ancien projet. Et dans tous les cas, après des journées de ce genre, on a besoin de sortir. Il faut la nuit et un minimum d’alcool pour se changer les idées.
La passion de la nuit me vient de ma jeunesse. Sans doute est-elle associée à une idée de musique et de fête. Mais bizarrement, les moments les plus intenses que je me souviens avoir vécus sont ceux où je quittais la fête, et où je m’en allais tout seul dans les rues.
Je garde un souvenir charmant des jeunes filles avec qui j’ai dansé quand j’avais dix-sept ou dix-huit ans, qui est l'âge aujourd'hui de Daniel et Karim, mais un souvenir plus troublant encore des moments où, au milieu de la fête, je les ai quittées pour respirer sans elles un parfum d’aventure.

Il arrive un jour où Daniel dit à Karim: 
— Je crois que je l’ai vu.
— De qui parles-tu?
— Je parle de ton type, de celui que tu as vu. L’inconnu du môle.
— Où étais-tu? Et comment sais-tu que c’était lui?
La description que Karim a donnée à Daniel de l’inconnu du môle est imprécise. Il a conscience de ne l’avoir pas vu mais plutôt d'avoir été foudroyé par son image, comme s’il avait reçu une décharge électrique. Il sait que l’homme était de taille moyenne, âgé d’une cinquantaine d’années et que son visage était glabre, mais il serait incapable d’en dire davantage. Les yeux clairs et le visage glabre. Et un sourire mince, étiré, presque sans lèvres. Les mains dans les poches de son blouson et le regard fixe. Et comment, à partir de ces bribes, Daniel a-t-il pu le reconnaître? Et pourtant il en est sûr, il n’en démord pas. Il sait que c'était lui.
On rencontre de tels personnages, la nuit, dans les rues de la ville, ils marchent seuls et quand on est jeune, on apprend à s’en méfier. Quand tu les vois arriver à ta rencontre, tu préfères traverser la rue, t’éloigner aussi vite que possible, sans te mettre pour autant à courir. Mais parfois, les rues sont si étroites!
Le plus souvent, ils ne vont pas t'agresser, ils ne vont pas te sauter dessus et te piétiner. Ils vont garder les mains enfoncées dans les poches de leur blouson, ou alors il s’agit d’une de ces vestes américaines à gros carreaux comme celle que porte le personnage du “cow-boy” dans Mulholland Drive. Ils se contenteront de sourire et de fixer sur toi leurs petits yeux pointus. Mais quand tu passes près d’eux, que tu les frôles, leur seule présence te tétanise. Tu sens glisser sur toi le linceul froid de la mort. Tu sais que tu as vu la figure du diable, et qu'elle ne sortira plus de ta tête, qu'elle continuera de t'apparaitre à l'improviste, la nuit, dans tes cauchemars, et même dans la lumière des salons, au milieu des autres qui dansent sur la musique.


lundi 21 avril 2025

L'inconnu du tramway

Les étudiants se dirigeaient vers la sortie. La proviseure se tenait sur le seuil. Ils la saluaient au passage et, en retour, elle leur souhaitait d’agréables vacances.
— Travaillez bien, révisez vos cours, mais aussi, respirez, bougez, profitez de la plage!
J’ai compris alors que nous étions à la veille des vacances de Pâques, raison pour laquelle il ne restait que nous dans le bâtiment vaste et clos comme une forteresse.
Avant d’arriver à la porte, certains de ces jeunes gens marquaient une pause devant le bureau où le commissaire les voyait défiler, et ils échangeaient quelques mots avec lui, de très près, en lui parlant presque à l’oreille. Le commissaire les écoutait. Il souriait, hochait la tête, et je l’ai vu, au moins une fois, glisser la main dans la poche intérieure de sa veste pour en extraire ce qui devait être une carte de visite. 
Je m'étais levé de ma place, au dernier rang de la salle et, quand tous les étudiants sont partis, le commissaire a dit:
— Monsieur Auroux, pardon de vous avoir fait attendre!
La principale nous a laissés. Je me suis approché de lui pour lui serrer la main, et c’est alors qu'a commencé un dialogue que je ne suis pas prêt d’oublier.
— Que je vous dise d’abord, a déclaré le commissaire, qu’il m’est arrivé plus d’une fois de vous lire. Je me souviens des articles que vous avez signés dans L’Autre journal. J’étais enthousiaste de cette écriture, à mi-chemin de la fiction littéraire et de ce que nous appelions le “nouveau journalisme”. Elle nous manque aujourd'hui. Cela remonte à loin. Mais j’ai appris que vous publiez à présent des romans policiers sous divers pseudonymes…
— Oh, un seul pseudonyme, lui ai-je répondu. Et je lui ai dit lequel. Puis, nous en sommes venus au sujet principal.
Je lui ai parlé de Karim et de l’inconnu du môle, à propos duquel Karim avait pu s’imaginer qu’il s’agissait de l’assassin de son grand-père. Le commissaire a souri. Il a dit:
— J'avoue que je m’attendais un peu à ce que vous me parliez de lui. Karim a fait mention de ce personnage lors de notre dernier entretien.
Puisqu’il savait déjà, notre rendez-vous devenait inutile. Je n’avais plus aucune raison de le retenir. J’ai ajouté néanmoins:
— Karim se trompe sans doute. Mais j’ai craint qu’avec son ami Daniel, ils jouent les détectives. Qu’ils poursuivent le bonhomme et qu’ils se mettent en danger.
— Vous voyez, m’a-t-il répondu, vous craignez qu’en lui courant après, ils ne prennent des risques. Ce qui suppose que le bonhomme en question puisse être le coupable. Eh bien, figurez-vous que je n’exclus pas cette hypothèse, moi non plus. On nous apprend très tôt à ne pas nous fier aux apparences. Et pourtant que ferions-nous sans elles? Les détectives de vos romans recueillent des indices. Ils interrogent les traces de pas, ils ouvrent les poubelles, ils secouent les tapis, ils prélèvent des fragments de peau sous les ongles des cadavres, les poussières amassées sous les meubles. Et nous faisons pareil. Et pourquoi, dans ce cas, dans le même esprit de recherche, tenir pour rien nos intuitions? Ce jeune homme a eu une intuition très forte, très profonde et qui l’a secoué, dont il ne parvient pas à se défaire…
Je commençais à comprendre. Je n’avait rien à lui apprendre, mais le célèbre commissaire Langlois, cet as de la police, m’avait fait venir pour me raconter une histoire. Pourquoi pas, après tout? J'étais curieux de la connaître. Il a dit:
— Vous allez voir, elle est amusante, et peut-être songerez-vous à en utiliser la trame dans l’un de vos prochains romans!
L’histoire remontait à quelques années déjà.
— Nous avions à traiter des trafics de drogue dans le quartier des Moulins. Nos équipes se tuaient au travail, mais à peine avions-nous réussi à démanteler un point de deal, qu’un autre apparaissait ailleurs. Et surtout, les violences entre bandes rivales faisaient des victimes jusque chez les habitants les moins impliqués dans l’affaire. Des balles perdues qui traversaient les murs. Des immeubles en flammes. Les enfants entendaient des cris et des coups de feu au milieu de leur sommeil. Le peu d’efficacité de nos interventions attirait les critiques. Le maire et le préfet se renvoyaient la balle. Les équipes de télévision venaient filmer sur place. Les journaux de tout le pays et même ceux de l'étranger nous consacraient des pages. Il fallait agir vite, creuser plus profond, mais le but dépassait nos moyens. Une question restait pour nous mystérieuse. Elle concernait les armes utilisées par ces gangsters de dix-huit ans. Des armes lourdes, de fabrication étrangère. Comment arrivaient-elles ici? Elles se retrouvaient entre les mains de ces voyous sans qu’eux même sachent au juste où se situaient, sur la carte du monde, les pays d'origine. Il fallait que quelqu’un parmi eux ait un cerveau mieux organisé, et qu’il soit en relation avec les réseaux qui sévissent à l'échelle planétaire. Mais qui?
Nous touchions à la pointe de l'histoire. Souvent, au soir d’une longue journée de travail, quand il se sentait enfin libre de quitter son service, il arrivait que le commissaire Langlois retourne sur les lieux. Il voulait s’y retrouver tout seul, y flâner, observer, écouter, avec un but derrière la tête,  bien sûr, mais en se fiant au hasard. Comme à présent il retournait à l’appartement du boulevard Stalingrad pour bavarder avec Karim et sa grand-mère, à cette époque, le soir, sans le dire à personne, il retournait aux Moulins.
— Je montais dans un tramway et je me laissais transporter jusque là-bas. Je me promenais au pied des tours. Je ne me cachais pas. Je poussais la porte de la médiathèque et je passais un moment à faire semblant de lire, assis dans un fauteuil. Je me faisais ouvrir la grille de l'école, quand une fenêtre restait allumée derrière laquelle une institutrice s’attardait à préparer ses cahiers du lendemain. J’entrais dans ces cafés où on ne voit que des hommes et où personne ne boit rien que du café, à toutes les heures du jour et de la nuit, ou parfois du Fanta. Je m’approchais des chibani. Vous savez qui sont les chibani? Ce sont les vieux. Ceux qui ont travaillé sur nos chantiers toute leur vie et qui ne sont pas retournés au pays au moment de la retraite. Ils marchent avec des cannes. Ils ont l’avantage remarquable de n’avoir peur de personne. Pour eux au moins. Dans la culture de leur communauté, on les respecte. Même le pire trafiquant de drogue, même le plus infâme criminel ne touchera pas à un cheveu d’un chibani sans perdre son honneur. Aussi leur arrive-t-il de parler. Oh, ils ne sont pas bavards, mais quand ils prennent conscience que leurs propres enfants sont en danger, quand ils entendent leurs femmes et leurs filles se plaindre tous les soirs de ces petits morveux qui campent à l'entrée des immeubles et qui les terrorisent, il leur arrive de lâcher un nom, l’adresse d’une cave. Et pourtant, même avec eux, je n'arrivais à rien. Je ne touchais pas la cible.
La suite ressemblait à un rêve, en effet, comme dans le récit de Karim.
Langlois revenait des Moulins. Dans le tramway, il se trouve assis en face d’un homme, jeune encore, le nez penché sur un livre. Il est grand et maigre, habillé comme un marginal, dit Langlois, ou un ancien gauchiste. Les cheveux longs, le visage émacié, les yeux sombres, de longs cils, le teint d’un fumeur de cannabis. Ses longues jambes croisées. Le dos courbé, les coudes serrés, comme pour abriter son livre des regards extérieurs, et qui lit avec une attention dont rien ni personne ne semble pouvoir le distraire.
Langlois remarque que son livre est une édition de poche, et que l'exemplaire n’est pas neuf. Comme s’il l’avait acheté le jour même chez un bouquiniste, ou comme s'il était en sa possession depuis fort longtemps déjà et qu’il ne faisait que le relire, peut-être pour la douzième fois. Langlois opte pour la seconde hypothèse. Cet homme ne fait que relire un roman qui le passionne. Et à un moment, le hasard veut que Langlois en aperçoive le titre. Il s’agit du Maître du Haut Château.
Voilà, ce soir-là, dans le tramway, il n’y a rien d’autre qu’un inconnu qui lit Le Maître du Haut Château dans un livre de poche de la collection J'ai lu. Mais il se trouve que, quelques jours plus tard, un soir encore, il le revoie. Et l’inconnu est occupé à lire (ou à relire) un autre livre du même auteur. C’est, cette fois, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques? Et ce n'était pas fini.
— Il a fallu que je le revoie une troisième fois, m’a dit Langlois. Que le hasard soit de mon côté une troisième fois. Et en plus de le revoir, il a fallu que l’inconnu soit occupé à lire (ou à relire) Ubik du même Philip K. Dick. Cela faisait beaucoup. J’ai pris la décision tout à fait irréfléchie de descendre du tramway avant lui. Sur le quai, je me suis retourné. J'ai vu son profil qui transparaissait derrière la vitre. Lui aussi m’a vu. Son visage était grave, comme s’il voyait son destin écrit sur ma propre figure. Et, avec mon téléphone, avant que le tramway redémarre, j’ai fait une photo.
Il était tard. La voix de Langlois résonnait dans cette salle trop grande pour nous deux. La proviseure nous a rejoints. Elle a dit:
— Prenez votre temps, messieurs. Je partirai avec vous.
— Merci Édith, a répondu Langlois. Et tout de suite, il a failli se reprendre, il a hésité. Venait-il de commettre une erreur, comme avait fait l'inconnu du tramway? Si c'était le cas, elle n'était pas bien grave.
La proviseure se tenait dans l’encadrement de la porte. Elle lui souriait, elle se retenait de rire. Ils étaient comme Humphrey Bogart et Lauren Bacall dans Port de l'angoisse. Puis, s’adressant à moi, il a enchaîné:
— La suite, cher monsieur, vous la devinez. Nos services ont réussi à l’identifier, et d’abord le résultat des recherches nous a déçus. Le type avait milité dans les rangs des trotskistes. Il avait été instituteur en Seine-Saint-Denis. Il s'était mis en congé de longue durée pour cause de dépression nerveuse. Il avait disparu à l'étranger deux ou trois ans, puis on le retrouvait à Nice, quartier des Moulins, où il vivait en couple avec une mère célibataire qui travaillait comme infirmière à l’hôpital Pasteur. Il s'occupait de l’enfant. Il le conduisait à l'école, le matin, et il retournait le chercher à sa sortie. Il l’emmenait alors à la médiathèque où il lisait des albums avec lui. Il lui préparait ses repas et ceux de sa mère. Aux dires des institutrices, on ne connaissait pas de père qui fût plus doux et plus attentif à l'éducation de son enfant. Plus respectueux des règles. Mais il y avait un détail pourtant qui nous chiffonnait. Que faisait-il de ses journées? Et pourquoi quittait-il le quartier des Moulins à la nuit tombée? Où allait-il alors? Nous devions en avoir le cœur net.
Langlois a repris souffle. Il parlait depuis longtemps. Derrière les fenêtres, il faisait nuit. En se tournant vers la proviseure, il a dit:
— Je termine, chère amie, et il a poursuivi. Nous l’avons filé, sans relâche, et nous avons ainsi découvert qu’il passait des heures entières dans des boutiques d'accès internet situées dans des quartiers toujours différents, aux quatre coins de la ville. Nos meilleurs spécialistes du deep web se sont mis à l’ouvrage. Je ne saurais pas vous dire comment ils s’y sont pris, mais ils ont établi que c'était lui que nous cherchions.


samedi 19 avril 2025

Caucade (à Pâques)

J’ai appelé le commissariat central. J’ai dit que c’était à propos de la disparition de Monsieur Bilal Cherifi. Que j’avais entendu un témoignage troublant dont je voulais faire part aux enquêteurs. On a noté mon nom et mon numéro de téléphone, et on m’a dit que quelqu'un ne tarderait pas à me rappeler. J’ai attendu deux jours puis mon téléphone a sonné. La même voix m’a dit que le commissaire Langlois souhaitait me rencontrer. Il serait, le lendemain, en fin d'après-midi, au lycée des Eucalyptus où il donnerait une conférence. Il m’invitait à le rejoindre là-bas.
C'était un jour de grand soleil. L’air était frais. On y respirait le parfum de la neige signalée dans la montagne voisine. Nice est une ville de montagne bâtie au bord de la mer. Un parfum blanc, qui vous faisait tourner la tête, comme celui de l'éther, tandis que le ciel était pervenche.
Je n’ai plus l'habitude des rendez-vous. Je passe des semaines entières sans aucun rendez-vous. Je suis parti de chez moi beaucoup trop tôt. J’ai marché en direction de l’ouest, sur la Promenade des Anglais.
Un bulldozer avait été abandonné sur les galets. Il était posé là, un peu de guingois, comme un pachyderme métallique, dans l'attente de travaux de terrassement qu’il faudrait effectuer avant l’été. Plus loin, quatre jeunes femmes s'exerçaient au yoga, guidées par un coach qui leur montrait les figures. Leurs corps étaient longs et déliés, taillés en fuseaux. Ils dessinaient des courbes improbables qui s’étiraient, avec l’écume de la mer en arrière-plan, comme des mobiles de Calder dans les jardins de la fondation Maeght. Les promeneurs s'arrêtaient à leur hauteur et ils souriaient en hésitant à faire des photos.
Arrivé dans le quartier de Caucade, je suis allé faire un tour au cimetière. Les grands cyprès, les plaques de marbre avec, inscrits en lettres d'or, de courts messages adressés à l’au-delà. Des bouquets de fleurs en céramique. À l'entrée des allées, des arrosoirs près des arrivées d’eau, prévus pour l’arrosage des plantes et le nettoyage des tombes. Les visiteurs étaient rares. On les apercevait de loin. On voyait que certains étaient là comme chez eux. Quand ils en avaient fini avec la tombe des leurs, ils se penchaient sur celles des autres. Ils en balayaient les feuilles apportées par les derniers orages. Le silence et la transparence de l’air faisaient envie. Se peut-il qu'il existe un lieu où il ne soit plus nécessaire de se cacher, où on ne soit plus coupable de rien? Je suis resté un long moment assis sur le bord de sa tombe. Ma main caressait la pierre où est gravé son nom qui est aussi le mien, puis, quand l’heure est venue, je suis redescendu vers le lycée.
Le quartier de Caucade est situé à la limite de la ville, où ont été construits les studios de la Victorine à propos desquels on a pu croire, à leurs débuts, que Nice deviendrait “le nouvel Hollywood”. Le bâtiment scolaire se dresse à un carrefour en pente où s'entrecroisent des avenues qui dessinent de larges courbes. Elles sont dominées par d’anciennes villas et des immeubles bas, aux toits plats, dont les allées qui conduisent aux garages s’abritent derrière des bouquets de lauriers.
Le carrefour était désert. On entendait de loin le bourdonnement d’un cyclomoteur qui gravissait la pente. J’ai eu envie de faire une courte vidéo en format vertical. Il y a une poésie du format vertical qu’il n’y a pas dans l’autre.
J’ai sonné au parlophone. Quand j’ai dit mon nom, une voix m’a répondu que quelqu'un venait m’ouvrir. Le concierge corpulent et triste, qui a déverrouillé la porte, était accompagné par la proviseure, une femme grande qui portait une robe longue qui flottait sur elle. Chaussée de talons hauts, des bracelets aux poignets, le visage maquillé, éclairé par un grand sourire, elle m’a dit:
— Monsieur Auroux, heureuse de vous rencontrer! Le commissaire Langlois nous avait annoncé votre visite.
Elle m’a expliqué que celui-ci était arrivé plus tard que prévu. Son emploi du temps était toujours bousculé par les affaires urgentes. Il fallait qu’il s’adapte, on le comprenait bien.
— Il m’a demandé de vous conduire à la salle où il intervient, et de bien vouloir attendre qu’il termine. Il n’en a plus pour très longtemps.
Devant un public d’une cinquantaine d'étudiants, il décrivait les mécanismes du narcotrafic tel qu’il sévit chez nous, dans nos cités. Ainsi, j’ai eu le temps de l’observer. On m’avait parlé de sa patience, de sa rigueur, de ses exploits. Je me souviens de l’impression que m’ont faite ses yeux clairs derrière des lunettes sans montures. Une impression d’intelligence et peut-être d’extralucidité. Les étudiants le regardaient autant qu’ils l'écoutaient, ce qui les empêchait de prendre des notes. Tandis que nous parcourions les couloirs déserts, la proviseure m’avait dit:
— Vous savez, ce ne sont pas des lycéens, ce sont de jeunes étudiants qui sont passés par la filière technique et que nous préparons à présenter les concours d’entrée dans les écoles d’ingénieurs. Venus de milieux modestes. Volontaires, appliqués. La crème de la crème. L’avenir de la nation.
Elle était fière de son établissement. Et elle avait raison de l'être. Des escaliers et des couloirs d’une propreté parfaite. Pas un tag sur les murs, pas l'écho d’une quelconque altercation derrière les portes. Elle m’avait dit aussi:
— Le commissaire est un ami. Il nous fait le plaisir de venir, une fois par an, parler à nos étudiants. Je sais que certains restent en contact avec lui. Qu’il répond à leurs messages, qu’il leur donne des conseils.
Je me demande à présent si, en disant cela, elle n’avait pas un peu rougi.






Le blanc et le noir

Et puis son état s’est aggravé, au point qu’il a fallu l’hospitaliser à plusieurs reprises. C’était une période critique: les hôpitaux, débo...