Pierre écoute de la musique en lisant les partitions, Nina écoute de la musique, le soir, sur son poste de radio, en faisant de la couture; et peut-être parce qu’elle écoute de la musique en faisant de la couture, bientôt ce n’est plus tout à fait de la couture qu’elle fait mais quelque chose d’autre à quoi elle est incapable de donner un nom.
Le processus de transformation de son activité (de sa petite entreprise) a commencé ailleurs, dans la rue où elle fait des photos.
D'abord, elle fait des photos de gens “stylés” (stylish) qu’elle rencontre dans la rue et dont elle publie les photos sur son compte Instagram, des photos dont elle fait collection, pour faire valoir qu’à Nice aussi il y a des gens stylish qu’on rencontre dans la rue, le plus souvent à la terrasse du Liber’Tea ou dans ses environs, mais aussi avec l'idée qu'un jour elle pourra en faire d’autres, elle aussi, à Paris et pourquoi pas à New-York. Voilà les faits.
D’abord, sur mon conseil, elle s’emploie à se faire une place et un nom (ou plutôt un pseudo) sur le réseau social. Sur son compte Instagram, les amateurs du monde entier pourront piquer des idées, s’informer des nouvelles tendances dont on sait qu’elles se dessinent d’abord dans la rue, de manière anonyme, avant d'être reprises à leur compte par les stylistes de marques prestigieuses, à l’international. Voilà son projet, le rôle (la place) qu’elle a choisi, qui lui plaît, qui convient à la jeune femme qu’elle est, vendeuse aux Galeries Lafayette, la Voie qu’il ne lui coûte rien de suivre, et cela pendant plusieurs mois, presque une année. Concentre-toi sur ce projet, lui dis-je, tu es sur la Voie qui correspond à ton charisme personnel, tu tiens la corde, et Arsène son amoureux l’encourage lui aussi, il ne lui dit pas autre chose, il lui a même offert un Leica hors de prix pour faire ses photos. Mais un jour il arrive qu'elle photographie ailleurs, autre chose.
Par un matin lumineux, en descendant l’avenue Malaussena, en revenant de chez Arsène où elle a passé la nuit, quand elle arrive à hauteur du pont de chemin de fer, à la base d’un des énormes piliers de béton qui soutiennent la voie rapide (je parle de la route qui suit la même trajectoire est-ouest que la voie de chemin de fer, dans la partie nord de la ville, mais suspendue dix ou vingt mètres plus haut, dans le ciel), elle voit des tags et elle ne peut pas s’empêcher de les prendre en photo. Elle utilise pour cela son téléobjectif, et le lendemain elle revient au même carrefour pour faire d’autres photos des mêmes tags, question de voir s’ils ont été effacés ou si, au contraire, d’autres ont été ajoutés. Que s’est-il passé depuis son précédent passage, vingt-quatre heures auparavant, sans forcément que personne le voie, le remarque sauf elle peut-être et son appareil photo?
Ces tags n’ont rien de remarquable par leur facture, à aucun moment elle n’est séduite par eux, sa sensibilité la porte plutôt vers les tweeds bouclés auxquels nous ont habitués les tailleurs classiques et hors de prix de chez Chanel et que d’autres marques moins prestigieuses imitent à présent, mais ce qu’elle voit et comprend aussitôt, c’est que des jeunes gens comme elle sont venus les bomber dans la nuit.
Qui étaient-ils? Combien étaient-ils? Comment et pourquoi ont-ils fait cela? Quel était leur projet, leur fantasme? Ils n’ont pas pu le réaliser sans prendre des risques. Elle les imagine: un tout petit groupe de garçons et de filles équipés de survêtements et de sneakers, avec une casquette à visière sur la tête et un sac à l'épaule pour transporter les bombes, que par parenthèse ils ont dû payer avec leurs sous, s’ils ne les avaient pas volées, car elles ne sont pas gratuites. Ils avaient rendez-vous chez l’un d’eux, ils ont attendu jusque tard dans la nuit en buvant des bières, en fumant des joints et en écoutant de la musique et, à l’heure dite, ils se sont élancés, sans doute à pied, glissant le long des rues. Ils sont arrivés sur place, où il n’y avait plus que quelques clochards qui ronflaient et déliraient sous le pont de chemin de fer, deux ou trois petits enfants emmitouflés qui geignaient dans le giron de leur mère. Leur plan était arrêté, minuté pour échapper à la surveillance des vigiles, comme auraient fait des cambrioleurs dans un film de John Huston ou de Jean-Pierre Melville, à part que quant à eux ils ne venaient pas percer un coffre plein d’argent ni voler des rivières de bijoux dans une vitrine. Chose extraordinaire: ils n’attendaient pas, ils ne voulaient pas être riches ni célèbres, mais quoi donc?
Ils ont franchi des barrières interdites, ils ont gravi des escaliers interdits, au risque de chuter, de se fracasser le crâne, de se casser les os, ils ont vu passer sous eux des trains noirs et puissants à faire peur, ils se sont hissés comme ils ont pu, en s'aidant l’un l’autre, comme des acrobates de cirque, sur le pilier de béton où ils ont tracé d'énormes graffitis colorés, comme destinés à faire signe à des extraterrestres venus en soucoupes volantes, des hiéroglyphes vers lesquels, au matin, au mieux un petit nombre de passants lèveraient les yeux distraitement mais que personne ne saurait déchiffrer, mis à part les membres de deux ou trois autres bandes de taggers comme eux, qu’ils connaissent et qui sont leurs rivaux.
Et comme elle cherche à mettre un nom sur la curiosité que ces tags lui inspirent, un joli mot lui vient à l’esprit qu’elle avait rencontré dans un poème de Charles Baudelaire qu’elle avait étudié au lycée: celui de vestige.




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