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OVNI

Elle m’a fait entrer dans la classe, elle m’a dit, Quand j'étais enfant, nous étions là une trentaine d’élèves, à présent ils sont moins de dix, pas plus de huit cette année. Chaque année, l’inspection académique nous annonce qu’elle supprime le poste, alors nous descendons en délégation devant le rectorat, nous y faisons du bruit, les journalistes de Nice-Matin viennent nous interroger, nous pique-niquons sur place et nous finissons par obtenir gain de cause pour l'année qui commence. Mais cette fois, je crains fort qu’il n’en aille pas ainsi. Un autobus viendra chercher les enfants le matin pour les transporter à Guillaumes et il les ramènera le soir. Notre petite école sera fermée.

Il y avait dans cette salle tout le matériel qu’il fallait pour faire une belle école: les tables des élèves, le bureau du maître perché sur son estrade en bois, le grand tableau noir en authentique ardoise avec ses craies de différentes couleurs, des cartes en relief de la France et du département des Alpes-Maritimes, des pelotes de laine dans des boîtes à chaussures, des pinces à linge, des gommes, des crayons, des feutres, des balles de ping-pong, des cotillons pour les anniversaires, des pinceaux, des ciseaux, de la colle, des casiers de livres, une balance Roberval avec ses poids en laiton et en fonte, des dessins d’enfants, des affichettes tracées à la main qui montraient les correspondances entre les lettres et les sons. Et surtout il y avait cette vive lumière qui entrait à flots, qui me faisait penser aux fables de La Fontaine mais aussi au cancre de Prévert, relégué au dernier rang, et qui, plutôt que d’écouter le maître, regarde par la fenêtre le chat qui guette un oiseau dans la cour.

Elle me disait encore, Et puis, on ne trouve plus de jeunes professeurs qui veuillent de ce poste, dans ce village où il ne se passe rien, si loin de tout. Ils habitent à Nice, ils viennent le matin et ils repartent le soir, et bientôt ils téléphonent pour dire qu’ils sont malades, ou que leur voiture est en panne, ou que la route est impraticable à cause des inondations, ou que leur grand-mère est morte. Et bientôt l’inspection les remplace par d’autres qui ne restent pas plus longtemps.

Mais avec Monsieur Féréol (elle l’appelait Gilles, elle s’appelait Sylvie) les choses ne se passaient pas ainsi. Ils pensaient avoir touché le gros lot.
— Gilles habitait ici, dit-elle. Il logeait à l'étage au-dessus, dans un appartement que nous avions fait repeindre, pas très grand mais où il aurait pu vivre avec une femme et un enfant.
— Il y aurait eu des candidates pour partager sa vie?
— La moitié des jeunes femmes du village, mariées ou célibataires, avaient des vues sur lui. Mais sa vie était compliquée, son humeur plutôt sombre. Il s'était séparé de la mère de son enfant. Nous connaissions son fils. Un weekend sur deux, il allait le chercher à Nice et il le ramenait ici, et aussi pendant une partie des vacances scolaires. Nous nous étions habituées à lui. Pour Robert, le petit garçon de Gilles, les choses se passaient beaucoup mieux avec les femmes du village qu’avec son propre père.
— Vous voulez dire qu’il se débrouillait mal?
— Je veux dire que Gilles se débrouillait mieux avec ses élèves qu’avec son propre fils. L’enfant le repoussait, Gilles se sentait coupable, il ne savait pas quoi en faire. Et puis aussi, il y a eu les drones…
— Les drones?
— Expliquez-moi!
— Nous avons eu des signalements, faits par des gens du village, ou plutôt par des habitants de la commune qui habitent à l’extérieur du village, dans des fermes isolées. Ils avaient vu des choses, ou ils avaient cru voir des choses. Nous avons transmis ces signalements à la gendarmerie sans y attacher beaucoup d’importance, sans trop y croire. Mais, après quatre ou cinq affaires de ce genre, la préfecture nous a indiqué un registre national, protégé par des codes, que nous devions renseigner de façon précise à chaque occasion, même la plus farfelue ou la plus douteuse. L’heure, le lieu, le nom des témoins, le genre d’apparition, si possible des photos des mystérieux objets eux-mêmes, tels qu’ils étaient apparus dans le ciel, ou des traces relevées sur le sol, et aussi la façon de réagir des plantes, de certains animaux. Il se trouve qu’André (le maire) refuse de se servir d’un ordinateur, moi je suis sa secrétaire, je me noie dans la paperasse administrative, je réponds au téléphone, alors André a demandé à Gilles de bien vouloir s'occuper du registre en question, et Gilles a accepté…
— Sans rechigner?
— Sans rechigner du tout. Il y a mis du cœur, c’est devenu une passion. Il ne se contentait pas d'enregistrer les témoignages en attendant que les témoins viennent le voir ici, après la classe. Il fallait qu’il se rende sur les lieux. Il partait en voiture. Il s'était lourdement équipé: enregistreur sonore, microphones paraboliques, téléobjectifs, compteur Geiger… Il partait tout seul et, bien sûr, interdit d’en parler à personne. Il nous faisait sourire mais lui prenait cela au sérieux.
— Si bien que sa disparition…?
— Ne me faites pas dire ce que je ne veux pas dire. Mais qu’est-ce qui nous prouve qu’il soit parti vers les îles Samoa, comme il prétendant qu'il voulait faire et où il semble qu'il ne soit jamais arrivé? Était-ce là son vrai projet? Ne peut-on pas imaginer qu’il se soit livré plutôt à quelque exploration intempestive dans les forêts alentour ou vers les sommets, du côté de L’Estrop, et qu’il ait eu un accident?
— Qu’il ait fait une chute dans un éboulis, une jambe cassée ou peut-être la colonne vertébrale, et les corbeaux qui croassent au-dessus de sa tête…? Ou peut-être qu’il a été enlevé, on ne sait trop par qui ni comment, pour être transporté vers une région la plus lointaine de notre galaxie où il serait à présent retenu prisonnier…
— Vous vous moquez de moi!
— Pas le moins du monde, croyez bien que non. Votre hypothèse fait marcher l’imagination, j’adore votre histoire, et je me dis qu'après tout, rien ne m’oblige à repartir aussi vite que je l’avais prévu. L’auberge est plutôt agréable…
— Et vous verrez qu’ici, nous sommes très accueillants.

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