— L’instituteur était chez nous depuis deux ans, m’a dit le maire, nous l’attendions au retour des vacances d'été. Nous ne nous sommes pas inquiétés d’abord, il avait parlé d’un assez long voyage qu’il voulait faire, mais à la rentrée de septembre il n'était pas de retour, et quand Ingrid vous a vu ici, elle a cru que vous étiez son remplaçant. Elle m’a appelé à l’atelier, elle m’a dit, J’ai ici un monsieur qui a loué une chambre, il est seul, je ne le connais pas, je me demande si ce n'est pas le nouvel instituteur. Je lui ai dit, C’est facile de le savoir, tu n’as qu’à lui poser la question, mais elle m’a répondu qu’elle n’osait pas, que ce n'était pas à elle de le faire, qu’elle était commerçante.
J'étais arrivé en milieu d’après-midi. L’auberge était bien à sa place, au fond de l’épingle à cheveux que fait la route qui traverse le village, avec le même air abandonné qu’elle montrait huit ans auparavant, quand nous y avions dormi. Je ne me souvenais pas du numéro de la chambre que nous avions occupée alors, mais il n’y avait que cinq chambres, ouvrant à l'étage sur le même couloir mal éclairé, et elles étaient toutes libres.
Le même air abandonné, encore que les fenêtres en façade étaient fleuries de géraniums, ce qui lui donnait un petit air coquet. Celui d’un lied de Schubert, aurais-je dis. Non pas Le Voyage d’hiver, mais peut-être La truite. Et oui, la chambre était la même, ou du moins ouvrait-elle sur le même pré en pente qui s'étend à l'entrée du village, dans le creux de la route qui forme une boucle et qui est bordée par de grands peupliers.
Huit ans auparavant, c'était l’automne, la nuit tombait, il pleuvait comme à présent et des chevaux paissaient sous notre fenêtre, dans le pré à l’herbe verte, presque bleue, sans paraître dérangés par la pluie, le cou allongé, la tête basse, comme s'il ne pleuvait pas. J’avais apporté pour lire La vie matérielle de Marguerite Duras. Je ne sais plus ce que lisait Louise mais nous lisions tous deux, étendus côte à côte sur le lit que nous n’avions pas défait, en attendant le repas du soir, et, huit ans plus tard, j’avais emporté le même livre que je lisais tout seul, jusqu’à ce qu'une jeune servante frappe à ma porte et me dise, Le repas est servi, Ingrid m’a demandé de vous prévenir, si vous voulez descendre.
Des hommes étaient au comptoir. Le maire parmi eux était le plus grand et le plus jovial. Il m’a appelé Monsieur le voyageur, et il m’a attiré au comptoir, au milieu de leur groupe, pour m’offrir à boire et pour me demander si j'étais le nouvel instituteur. Je lui ai répondu que non, alors il m’a expliqué qu’ils avaient attendu jusqu'à la rentrée des vacances de Toussaint où l’inspection académique avait promis de leur envoyer quelqu’un, mais que la rentrée était passée sans qu’ils voient arriver personne.
— Nous sommes bien embarrassés, a-t-il dit encore. Les enfants s’ennuient, sans compter que nous nous faisons du souci pour Monsieur Féréol. Tout le monde ici l’aimait, nous pensions qu’il resterait longtemps, et personne ne semble savoir où il peut être, pas même ses parents qui habitent à Nice. Ils sont sans nouvelles.
Que pouvais-je lui répondre? C’est le lendemain que, pour la première fois, j’ai entendu parler des drones. Il faisait grand soleil, j’avais dormi jusque tard dans la matinée, avec une foule de rêves entremêlés dont je ne me souvenais pas et, après le déjeuner trop copieux (une daube avec des raviolis et de merveilleux champignons), et après la petite carafe de vin que j’avais bue et peut-être un verre de marc, je me suis refusé la sieste, cela n’eût pas été raisonnable, j’ai voulu profiter du soleil, il ne durerait pas longtemps. Je suis allé marcher dans le village dont les habitations anciennes se distribuent à l'écart de la route qui s'élance en direction la montagne et de ses cols où l’herbe semble tondue, râpée par le vent, un envers du village où, derrière des maisons qu’on croirait abandonnées, on trouve du linge étendu à sécher sur des cordes et parfois un véhicule agricole, le capot ouvert, en attente de réparation, et c’est ainsi que j’ai découvert l'école.
Une femme balayait la cour. Elle m’a vu arrêté devant la grille ouverte, de loin elle m'a dit, Elle vous plaît, notre école? à quoi j’ai répondu que oui, elle est très jolie, et je me suis avancé.
Il y avait du vent. Des nuages s’amoncelaient dans le ciel, comme des anges joufflus, mais surtout il y avait un vent froid qui soufflait par rafales, qui traînait les dernières feuilles des platanes sur le sol de la cour. Et alors, je me suis dit, Un tel vent ne soufflera plus jamais dans un ciel d'automne aussi clair, aussi coupant, comme du silex, tandis que la femme tenait son balai de paille au milieu des feuilles mortes dont elle ne viendrait pas à bout.
Elle était jeune encore, peut-être une quarantaine d'années, tandis que je me demandais comment la patronne de l'hôtel avait pu me prendre pour le nouvel instituteur, moi qui suis si vieux. Combien aurais-je aimé, bien sûr, être le nouvel instituteur nouvellement nommé dans ce village, j’y serais demeuré au fil des ans, j’aurais emmené mes élèves découvrir les gentianes aux premiers jours du printemps, et à l’automne nous serions allés ensemble cueillir les champignons. Voilà à quoi je pensais en m'avançant dans la cour de l'école, en direction de cette femme qui tenait un balai et dont le regard aux longs cils était celui d’une chèvre. Où es-tu? pensais-je, tandis que le vent soufflait et que je voyais derrière elle l'école, son unique salle au rez-de-chaussée avec ses deux fenêtres ouvertes dans la lumière et dans le vent.
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