Maintenant je retrouve Jean chaque fois que je vais dormir chez eux. Il occupe un couloir. Au-dessus de son lit, des étagères où il aligne des livres de la Série noire. Il en achète un, il le lit jusque tard dans la nuit, je vois la lumière sous sa porte, puis il le range avec les autres. Je vais compter combien il y a de livres sur son étagère le lendemain matin quand il est déjà parti. Je ne me souviens pas qu’il se soit jamais adressé à moi, qu’il m’ait jamais vu mais je l’observe.
Il dîne assis à côté de mon grand-père de ce que ma grand-mère a préparé (des cocas à la frita, tortillas et poulet farci, avec de la salade et une pointe de brie), ils partagent la même bouteille de vin, il ne parle qu’à lui, non pas des chantiers où il travaille mais des cafés qu’il fréquente le soir quand il ressort. Il est question de bagarres et peut-être de filles que les garçons comme lui rencontrent dans les bars, et mon grand-père fait un signe vers moi avec la pointe de sa fourchette pour lui rappeler que je suis là, qu’il doit faire attention à ce qu’il dit, mais Jean n’en tient aucun compte, comme s’il ne me voyait pas et il continue ses fanfaronnades sans que notre grand-père s’y oppose davantage.
Je reprends.
Au sortir de l’armée, il se retrouve à Nice, chez nos grands-parents. Il y a son lit dans un couloir où il lit des romans policiers. Le jour, il travaille sur des chantiers dont il change souvent. C’est mon père qui lui a trouvé ce travail parce que ma mère le lui a demandé, qu’elle a insisté, mais mon père dit que Jean est un bon à rien, qu’il est insolent avec les contremaîtres, qu’il n’a pas de métier, qu’il ne sait rien faire, et tous deux à cause de lui se disputent souvent.
Le soir, après dîner, il ressort dans une ville qui lui est étrangère, et bien sûr il pousse la porte des cafés, certains où il prend des habitudes, où il trouve sa place parmi d’autres mauvais garçons. Le jeu, l’alcool, les filles, les cigarettes, tout ce dont les autres hommes de notre famille se sont toujours gardés. Il faut que ce soit dans l’un de ces cafés qu’il fréquente le soir que l'idée d’un casse soit évoquée pour la première fois entre trois ou quatre hommes assis au comptoir, qui jouent aux dés, qui boivent du mauvais whisky, qui parlent à voix basse, et qu’il y soit associé, je veux dire le premier casse auquel il a participé et qui devait le conduire en prison.
J’ai cru comprendre qu’il s’agissait d’une agence bancaire qu’ils avaient attaquée dans la banlieue de Paris. Un agent de sécurité avait été abattu. Jean n’était pas le tireur mais il était armé et il en avait pris pour cinq ans. Et donc, à sa sortie de prison, il revient ici. Il retrouve sa chambre, notre grand-père est mort dans l’intervalle, le seul homme qui se soit jamais intéressé à lui, qui ait fait mine de prêter l’oreille à ses fanfaronnades, qui ait partagé avec lui sa bouteille de vin, qui lui ait donné un peu d’argent pour ses cigarettes. Et comme c’est l’été et qu’il peut s’accorder un peu de temps avant de trouver du travail, il va à la plage. 
And what did you hear, my blue-eyed son?
And what did you hear, my darling young one?
Chaque matin, il parcourt la rue de la République, arrivé à la place Garibaldi il tourne dans l’avenue Ségurane bordée de grands marronniers et au bout il y a le phare et l'éclat de la mer. Puis, quand il a fini de se baigner, de regarder les filles sans oser leur parler, de se brûler au soleil, il s’achète un pan bagnat sur le cours Saleya et il va errer en ville partout où le hasard l'entraîne, où la curiosité l'entraîne, comme une âme en peine, avec si peu d’argent en poche sera-t-il admis au club de billard de l’avenue Thiers ou devra-t-il se contenter des jardins publics? Puis, enfin il retourne à la rue de la République où notre grand-mère l’attend, seule maintenant que son Lucien est mort. Il trouve là à relire les romans policiers qui n’ont pas quitté les étagères de son couloir, au-dessus de son lit étroit, pendant les cinq années de son absence, ce qu’il fait toujours couché, et le soir il sort de son couloir pour dîner avec elle de ce qu’elle a préparé, une tortilla le plus souvent avec de la salade, ou peut-être un bifteck avec de la purée. Et pendant une heure encore, en finissant tout seul sa bouteille de vin, et en fumant les mêmes Gauloises que fumaient notre grand-père, il l’écoute parler d’Hussein Dey, de l’hippodrome du Caroubier où notre grand-père soignait les chevaux de course, où il était aimé de tous, où on disait de lui qu’il était un as dans son métier. Où il riait comme un enfant (je n’ai pas besoin de photos pour voir son visage, il est inscrit dans mon cœur). Et puis sagement, ainsi qu'il a promis, il retourne dans sa chambre et se remet à lire. Sa veilleuse reste allumée jusque tard dans la nuit. De son lit, notre grand-mère en voit la clarté qui filtre sous la porte. Et puis, elle s’endort sans que cette lumière se soit éteinte.
And it's a hard, it's a hard
It's a hard, it's a hard
It's a hard rain's a-gonna fall
Combien de semaines, combien de mois, Jean est-il resté sans retourner dans les cafés qui exerçaient sur lui une puissante attraction?
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