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Andromaque

Ils répétaient Andromaque. Ils étaient une petite troupe de comédiens amateurs, ils se déplaçaient dans un parc, à la tombée de la nuit, à l’abord d’une ville nouvelle, ou le long de la route, ou dans les rues désertes, et de loin je les voyais qui parlaient sans entendre ce qu’ils pouvaient se dire, mais que c'étaient de longues phrases qui s’enchaînaient et qui se répondaient l’une l’autre. Je voyais qu’ils parlaient haut et fort mais sans violence, du même souffle qui les portait, qui les poussait de l’avant, au même rythme, du même bon pas de cavaliers français, ou juste un instant soudain pour se retourner, se regarder l’un l’autre sans que le discours s'arrête, plutôt pour ajouter une répartie cinglante comme un fouet de l’air, une question jetée à la face de l’autre, l’aveu d’une passion qui les terrassait, une circonstance, un reproche, une raison qu’ils devaient exprimer avant de reprendre leur déambulation assidue dans la nuit, le long de la route où je les voyais à présent faire mine de s’asseoir dans la guérite vitrée d’une station d’autobus, dans son halo de lumière blafarde, pour repartir aussitôt, où ils longeaient à présent un terrain de sport fermé par des grilles, dans la même direction, toujours ensemble mais pas sur un seul rang, plutôt comme une escouade de gymnastes à l’exercice, ou comme des voyous à la recherche d’un mauvais coup à commettre, ou comme s’ils étaient allés assister à un spectacle à Paris, et qu’ayant raté le dernier métro, ils revenaient à pied, ce qui faisait que la plupart du temps ils ne se regardaient pas, ils parlaient sans se voir, ils parlaient devant eux, pour la nuit, dans le vide. Et peut-être que, même avant de les entendre, le mot de déclamation m’est venu à l’esprit. L’air sérieux et calme qu'ils avaient, formant une petite troupe de saltimbanques plutôt que de voleurs, sauf dans les rares moments où soudain il arrivait à l'une ou l'autre de stopper là, de se retourner vers un ou une autre qui s'arrêtait aussi, pour un face-à-face où s’exprimaient le doute, l'émotion, la colère et qui parfois se terminaient par des éclats de rire, les autres eux aussi arrêtés pour mieux les voir à trois pas de distance, sans les toucher, sans jamais se toucher. La plupart du temps ils ne se regardaient pas, ai-je dit, marchant toujours dans le parc désert, longeant des étangs bordés d’ajoncs ou de roseaux éclairés par la lune d’où s’envolait lourdement une chouette, contournant des bancs ou les franchissant d’un saut, sans courir, sans ralentir le pas, sans le hâter non plus, infatigables pensais-je, jeunes et infatigables pensais-je, jusqu’à l’instant où l’une des petites comédiennes venait à s'arrêter pour s’adresser à l’autre qui s'arrêtait aussi, et les six autres (ils étaient huit en tout) suspendus à leur tour pour mieux les regarder et les entendre, pour former un public, encore que tous évidemment connaissaient le texte, la totalité du texte, chaque parole du texte de chaque réplique, chacune et chacun étant en mesure de la dire à la place de celui ou de celle à qui il revenait de le faire, de la déclamer maintenant, de la proférer comme si sa vie pouvait en dépendre, ou celle d’Astyanax, le fils d’Hector tué au combat par Achille sous les murs de Troie, que Pyrrhus le fils d’Achille garde prisonnier dans son palais du royaume d’Épire, ainsi que sa mère la belle Andromaque, ou le destin du monde, une fille parfois à la place d’un garçon, ou l'inverse. En même temps que l’une parlait haut et fort on voyait que les autres bredouillaient les mêmes paroles du bout des lèvres, comme pour y faire écho, ou comme pour être prêt à lui venir en aide dans le cas où sa mémoire venait à faillir, et donc bientôt, la troisième ou quatrième fois peut-être que j'assistais à ce manège, j’ai entendu leurs voix et distingué les paroles qu’ils disaient, les répliques qu’ils déclamaient, qui n'étaient pas de leur invention mais dans lesquelles je reconnaissais enfin le texte de Racine.

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