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La figure du père

La jeune femme s’appelle Corinne Albera. Elle habite avec son enfant à Castans, un village de la Montagne noire, département de l’Aude. Quatre jours par semaine, elle laisse son enfant à la garde d’une voisine et elle se rend à Mazamet où elle est employée à la bibliothèque municipale. Elle fait le trajet en autobus. Le trajet n’est pas long, à peine vingt-six kilomètres. Il y aurait la répétition des trajets en autobus, les visages des autres passagers, la vue des paysages ruraux derrière la vitre, les éclairages changeants de la campagne selon les heures du jour et les saisons, parfois la nuit. Le reste du temps, elle est associée à toutes les activités du village, agricoles, festives, domestiques, encore qu’elle vienne d’ailleurs, qu’elle n’ait pas l’accent du pays.

Ici, s’intercale l'épisode du pré en pente, où s'organise un grand banquet au milieu de l'été, puis un bal, et où on voit que Corinne est très appréciée par les hommes du village comme par ceux qui viennent d’ailleurs pour participer à la fête, surtout à la nuit tombée, quand la fête se termine, qu’ils sont ivres, et où on comprend qu’elle-même n’a pas froid aux yeux.

L’enfant s’appelle Nora et elle a six ans quand se produit l’événement. Gardera-t-elle un souvenir direct (personnel) de la rencontre, ce n'est pas certain. Quelques images sans doute, des photos surexposées de l’océan au Sénégal, d’un yacht avec un petit groupe de plongeurs sur le pont, ravis de faire les clowns devant l’objectif. D'exhiber leurs matériels mais aussi leurs corps brûlés par le soleil, à peu près nus. Qui plongent, qui ôtent leur masque en sortant de l’eau, qui remontent à l'échelle avec des bouteilles d'oxygène sur le dos, qui se douchent, qui consultent une carte. Elle est bien trop jeune alors pour comprendre ce qu’il y a à comprendre, elle croira le comprendre ou le deviner plus tard, au fil des ans, en interrogeant sa mère toujours très réticente à lui répondre, surtout en faisant des recherches dont elle ne parlera à personne, sauf à Esmée, sa meilleure amie. Elle lui dira que cet homme était son père, qu’elle n’avait jamais vu et dont elle n’avait jamais entendu parler jusqu’alors. Il apparaît un jour à Castans. Sa mère le reçoit, sans enthousiasme mais elle le reçoit. Il est si grand qu’il semble à peine pouvoir se tenir debout sous le plafond, la tête baissée. Comme dans une caverne. Une cinquantaine d'années peut-être, l’allure d’un ours amaigri au sortir de l’hiver. Il prend aussitôt beaucoup de place. Il est volubile, très gai, et il a apporté avec lui un petit vidéoprojecteur au moyen duquel il leur montre des photos qui s’affichent sur le mur de leur maison, dans l’obscurité qu’ils ont faite, une série interminable de photos qu’il commente avec un enthousiasme un peu forcé, comme si Nora et sa mère devaient se réjouir avec lui de l’espoir pourtant très incertain de découvrir un trésor, un jour, dans la coque d’un navire naufragé. Car c’est bien de cela qu'il s’agit, comprendra-t-elle plus tard, au fil de ses recherches: Raymond Berteloot tient un minuscule restaurant sur la plage, une paillote qui sert aussi de club de plongée, avec un yacht accoté à un ponton, devant la mer émeraude, à partir d’où il organise l’exploration sous-marine de vieux navires naufragés.

Esmée est la meilleure amie de Nora. Elles sont ensemble élèves à l'école du village, puis elles deviennent élèves du collège Jean-Louis Étienne de Mazamet, où elles se rendent chaque matin en autobus pour en revenir le soir. Ce sont elles à présent qu’on voit dans l’autobus parmi d’autres passagers. On les voient qui parlent, assises au fond de l’autobus, sans entendre ce qu’elles disent, ce qu’elles peuvent se raconter, avec sérieux, sans reprendre leur souffle, comme font les jeunes filles de leur âge. Puis il arrive qu’un jour, Corinne Albera rencontre un homme de passage à Castans, et qu’elle le suit à Cannes où il possède un joli appartement. Ils se marient. Nora a alors quatorze ans, elle n’est pas du tout contente de quitter son village pour cette ville touristique, au luxe tapageur, surtout elle n’est pas du toute contente d'être séparée d’Esmée, mais dans l’appartement qu’ils habitent à présent, elle a sa chambre avec un placard, des étagères, un bureau en plus du lit et, sur son bureau, un petit ordinateur que son beau-père lui a offert, ainsi qu’un téléphone, ce qui lui permet de poursuivre ses recherches et de rester en contact quotidien avec Esmée. Elles se parlent jusque tard le soir, derrière la porte fermée de leur chambre, chacune dans son lit.

Et tu penses que, cette nuit-là, il est resté chez vous, demande Esmée. Je ne vois pas où il aurait pu dormir ailleurs, répond Nora. Et tu penses qu’il est resté quelques jours avec vous, demande Esmée. Il me semble, répond Nora, que je le vois jouer à la pétanque dans la rue, devant notre porte, avec ma mère et d’autres gens du village. Et ensuite, il est parti, conclut Esmée, et depuis tu n’as plus jamais eu de nouvelles. Même pas pour Noël, ou pour ton anniversaire, ou celui de ta mère, une carte postale.


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