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Mstislav Rostropovitch

Pierre se souvient que Mstislav Rostropovitch jouait dans les salles de concert les plus prestigieuses partout dans le monde, avec les plus grands orchestres, sous la direction de chefs renommés, devant les publics les plus connaisseurs et les plus exigeants, mais il se souvient aussi des tournées qu’il lui arrivait de faire dans des villages perdus de Sibérie où il s’acheminait en camion ou en naviguant en barques sur les rivières, avec un tout petit nombre d’autres musiciens et un unique récitant qui était chargé de présenter les œuvres; et il se dit que c'étaient là deux visages très différents du même métier d’artiste, deux faces opposées; et il se trouve que, s’il nourrit la plus grande admiration pour le Rostropovitch qui crée, le 4 octobre 1959, à Leningrad, le Concerto pour violoncelle et orchestre n⁰ 1 que son ami Dimitri Chostakovitch a écrit pour lui et qui présente d’incroyables difficultés techniques, il est fasciné peut-être davantage par les petits concerts que le même Rostropovitch donne dans les villages de Sibérie, dont on ignore les dates, dont on a oublié les programmes précis, qui pouvaient être établis au tout dernier moment, selon l’humeur des uns et des autres, selon les moyens embarqués, selon l'état du ciel, mais dont il imagine qu’ils devaient se composer d’extraits d’œuvres du répertoire, d’une exécution moins périlleuse et d’un abord plus accessible pour des publics de paysans transis de froid, engoncés dans leurs manteaux, sur des places de terre battue ou dans d’anciennes écuries mal éclairées, traversées d’importuns courants d’air; qu’il aurait donné tout au monde, bien sûr, pour assister aux concerts légendaires donnés par le maître sur la scène et sous les lustres du Metropolitan opera de New-York, ou à Venise de la Fenice, ou du Royal Albert Hall de Londres, mais qu’il eût aimé bien davantage encore faire partie de la petite bande qui l’accompagnait dans ses obscures tournées sibériennes, où les spectacles donnés étaient ceux plutôt de saltimbanques, financés par le ministère des affaires culturelles de l'administration soviétique pour qu’ils restent gratuits.

La plupart des commentateurs voient dans ces tournées sibériennes l’expression d’un souci politique de démocratisation de l’art et de la culture, et Pierre veut bien croire que ce souci existait dans l’esprit du musicien, et plus encore sans doute dans son discours destiné à amadouer une administration absurde et pointilleuse qui avait déjà puni le pauvre Chostakovitch, mais il y voit autre chose encore de plus intime, de plus profond, comme le besoin qu’on éprouve de prendre un bain au terme d’une longue journée de tracas, de labeur, d'affairement mercantile, dans un baquet d’eau chaude placé de préférence en extérieur, sous un appentis depuis lequel vous pouvez voir tomber la pluie puis, quelques semaines plus tard, la neige soupoudrer les toits et les sommets des montagnes les plus proches, et d’où vous pouvez aussi entendre tinter une cloche.

Il y a une vérité de l’art, se dit Pierre, le vieux professeur de musique, dans le geste de l’artiste qui monte sur scène, seul face à l’orchestre, pour accomplir un exploit d’une virtuosité inconcevable, dans l’ici et maintenant, sans recours, sans filet de protection, comme le toréador habillé de lumière qui entre dans l'arène pour défier la mort, ou comme le boxeur qui monte sur le ring, et qui est payé chaque fois à la mesure de cet exploit. Mais il y a une autre vérité de l’art qui est à l’opposé et pas moins authentique dans le rôle du saltimbanque qui, pour trois sous ou pour rien, gratte sur son instrument, souffle dans sa clarinette, pour égayer les fêtes de villages. Les deux se répondent.

Et Pierre rêve de ces voyages, arrêté comme il est dans sa vie de vieil homme solitaire sur ce carrefour, aux abords de cette commune de Séré où il trouve pour s’abriter un café-restaurant et une station d’autobus. Il se voit assis à côté du cocher d’une calèche tirée par deux chevaux. Ce soir, Rostropovitch est malade, il a de la fièvre, il grelotte à l'intérieur de la voiture. Rien de plus préoccupant sans doute qu’une grippe, qu’un gros rhume, l’alcool qu’il a bu fait déjà son effet. Mais aura-t-il la force de tenir son instrument, de le faire chanter sous la souplesse éblouissante de son archet? Déjà au village dont on voit poindre les lumières, les paysans l’attendent, tous assis sur leurs chaises, et l’on sait que chaque fois, au tout dernier moment, l'infatigable maître retrouve son allant, qu'il sait les partitions par cœur, que la musique le traverse de part en part, qu’à défaut de violoncelle il ferait chanter une chaise. Que le miracle, que le prodige aura lieu de nouveau. En attendant il pleut. Assis près du cocher à moitié endormi, Pierre est trempé, et la pluie tombe sur son nez, en un mince filet, depuis le bord de son chapeau.


 

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