C'était un matin de novembre, froid soudain avec un parfum de neige tombée de la nuit sur les premiers versants de la montagne, sans qu’on la voie. Dans le ciel des mêmes boulevards, des nuages, ici très sombres, ailleurs laiteux, se défaisaient et se reformaient sur un fond de ciel bleu pâle, dans des trouées où le soleil jaune projetait ses rayons, qui vous réchauffaient quand vous arriviez sur la place du marché, devant la gare du Sud, en même temps que coupants comme des lames d'épées glissées du haut du ciel à travers les nuages. Il fallait, me dis-je, manger des mandarines. Un ami qui s'inquiète pour moi, me demande souvent, Manges-tu assez de fruits? À l’approche de Noël, le goût des mandarines devient nécessaire à l'âme aussi bien qu’à tout l'être qui veut vivre encore, le vieux bougre, malgré sa faiblesse et les rhumatismes. Leur couleur répandue sur les étaux des marchands éclatait dans le gris bleuté de l’air où la nuit avait laissé comme des traînées d'orage au ras du sol, derrière les étaux de poissons où la glace crissait sous vos pieds. Le paysage n’avait rien de sinistre, pourquoi se souvenir alors d’une chevauchée sur la lande déserte en direction de la maison Usher? J’imaginais mon cheval sous moi, je voyais les nuages s’amonceler à la tombée de la nuit. Que découvrirai-je là-bas?
Je reprends mon récit. Nina avait photographié ces tags qui lui étaient apparus comme les vestiges d’une performance artistique à laquelle elle n’avait pas assisté. Plus tard, elle a récupéré une vieille robe en dentelle qui avait été abandonnée sur le bord d’un trottoir, près d’une commode éventrée et un carton de vieux livres. Plus tard, elle a récupéré des colliers fantaisie abandonnés de même, plus tard encore une carte routière déchirée, un portefeuille en cuir, des dessins d’enfants, des tables de multiplication imprimées sur du papier rose ou vert, des cahiers d'écolier, des documents administratifs, des tombées de tapisseries murales peintes par Christian Lacroix, des plumes colorées qui avaient dû orner un chapeau, la voilette d’un masque loup de bal ou de carnaval vénitien, des vignettes de vin, des bas résille, des éclats de miroirs brisés, des dessous féminins, des gants, des photos de banquets, des photos de mariages, des images saintes, des pellicules de radiologie, un programme de cirque, des filets de pêche, des filets à provisions, des coupons de réduction, des bandes dessinées, toutes sortes de rebuts, de déchets qu’elle a ensuite intégrés par fragments dans ses travaux de couture, et qui ont fait que bientôt il n’a plus été question de robes ni d’aucun vêtement dans son entier, mais plutôt de somptueux haillons, d'ornements sans forme ni destination précise, qui pourraient servir de napperons, grimper sur un rideau, orner un paravent, mais aussi peut-être contourner une manche, ou de quelque autre façon s'ajouter à un vêtement qu'un vrai couturier aurait conçu et qu’il ferait défiler devant les projecteurs, sur une longue estrade.
Entre-temps, son père s'est trouvé une nouvelle compagne. Nina n’a jamais vécu qu’avec lui. Elle est née non pas à Cuba mais à Miami, et son père l’a emmenée dans son exil en France quand elle était toute petite et que sa mère les a quittés; puis, son oncle, le jeune frère de son père les a rejoints à Nice, où ils ont commencé à travailler ensemble.
Je me suis souvent demandé ce que Rodrigo Cabreira, le père de Nina, venait faire dans cette histoire. C’est l’inspecteur Auden, dès le début, qui m’a parlé de lui, qui m’a signalé son existence: un entrepreneur en maçonnerie, originaire de Cuba, qui était aussi un champion d'échecs, que Julien Morelli et ses comparses venaient affronter à la terrasse de La Tabatière, sur l’avenue Thiers, pour toujours se faire battre, en même temps qu’il leur racontait des anecdotes croustillantes à propos de la prise du pouvoir par Fidel Castro. Aujourd'hui j’ai de bonnes raisons de penser que Rodrigo Cabreira était des nôtres, en relation étroite avec Auden: un agent infiltré parmi ce groupe de gauchistes, peut-être un membre de la CIA. Mais aujourd'hui encore, j’ai du mal à reconstituer le puzzle, les circonstances exactes, à bien voir et comprendre la place de chacun: les choses ne sont pas claires, si tant est que la tentative d’attentat se soit jamais produite contre cet intervenant israélien invité au CUM; si tant est que Julien Morelli soit toujours en prison, ou que même il en soit déjà sorti pour devenir à son tour un conférencier libéral, spécialiste du Moyen-Orient, une sorte de repenti défendant à présent des idées tout opposées à celles qu'il avait nourries dans sa jeunesse; et si tant est bien sûr que toute cette incroyable aventure n’a pas été le fruit de mon imagination.
Le fait est qu’il ne vivait plus avec elle, qu’il lui avait laissé leur vieil appartement de la rue André Poullan pour aller habiter avec sa nouvelle compagne dans une luxueuse résidence de la Basse Corniche, avec vue sur la mer; grâce à quoi, Nina a pu transformer leur appartement en atelier d’artiste.

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