Avec l'arrivée de l'hiver, Pierre a froid dans son abribus quand il fait nuit, ce qui n'empêche pas qu'il reste plus longtemps. Des hommes l’observent d'un peu loin, depuis le seuil de l'Auberge des Vieilles Écuries où ils sortent pour fumer une cigarette et pour le voir, dont un qui dit, Il est toujours là, il ne faudrait pas qu'il s'endorme sur le banc, tandis qu’une maison confortable l'attend à pas plus d’un kilomètre.
Le col relevé de sa veste, un bonnet sur la tête, pas assez couvert, transi avec toujours une nouvelle partition sur les genoux qu’il a reçue par la poste, qu'il scrute et qu’il annote au crayon rouge et, posée à côté de lui, une boîte de bière, c'était la dernière, qui est vide maintenant.
Dans le halo de lumière de l'abribus, ce qu'il peut voir de cette partition, on se demande, avec ce qu'il a bu de bière, et ensuite comment il finit par se lever, rassembler son barda pour s’en retourner à pied comme il était venu, par la route toute droite, à la maison qui l’attend. Il faut au moins que tu emportes avec toi une torche électrique, lui dit Arsène qui a compris l’affaire, quand ils se parlent au téléphone, promets-moi que tu vas le faire et Pierre promet mais il ne le fait pas.
Il marche sur la route en direction de la maison, au milieu des champs de colza, et il songe à une autre maison qui serait assez grande pour les accueillir tous pour les fêtes de Noël mais il ne sait pas où elle se trouve, d’où il la tient, ni très bien d’abord qui sont ses occupants. Non pas une maison de campagne mais un hôtel particulier situé dans une rue d’une ville du nord, il a en tête le nom de Douai, celui de Lille, celui de Roubaix mais il ne sait pas d’où il les tient. Avec un petit jardin derrière la grille, mal entretenu, pas entretenu du tout, surtout maintenant que c’est l’hiver, mais où on continue d'étendre du linge et parfois de faire du feu avec des branches mortes.
Une maison de maître à la façade de briques sombres qui a perdu son luxe et presque tous ses habitants, mais qui aurait gardé quelques beaux restes à l’intérieur de ses murs comme un écrin, comme une caverne d’Ali Baba: des tableaux dans leurs cadres, des miroirs luisants, mais surtout des meubles de style Art déco, de la vaisselle, du linge, et cela dans une rue dont on imagine mal qui a pu l’habiter, la dernière qui reste éclairée, telle qu'on la voit derrière la grille, quand on passe, le soir, à l’approche de Noël.
Et à quoi songe Pierre encore, ce sont les drapés, les dégringolades de linge sur les lits des chambres du haut qui restent défaits pendant les trois ou quatre jours où les enfants y sont rassemblés, cette seule fois dans l’année, venus des quatre coins de la France, avec leurs enfants et leurs compagnes et compagnons du moment.
La blancheur des draps. Avec un entresol où Abel (le père) a installé sa discothèque et où il se retire pour écouter de la musique, assis dans un fauteuil, l'électrophone tout près de lui, à portée de la main, et la partition sur ses genoux de la musique qu’il écoute et qui le fait sourire à cause de la finesse de son écriture. Des œuvres qui parfois ne durent pas plus d’une minute mais qui semblent faites de verre, d’acier, de diamant, répond-il à Junon quand celle-ci l’interroge à leur propos, ce qui n’arrive pas souvent.
Et Pierre, marchant toujours sur la route toute droite où le double parfois une motocyclette, songe aussi à l’escalier qui se voit dans l'entrée et dont la dégringolade des marches annonce celle des draps à l'étage, croulant jusqu’au sol, dans les chambres qui communiquent si bien qu’on évite de se demander pendant ces trois nuits et trois jours qui a dormi où et avec qui, les enfants les premiers traversant les chambres à toutes les heures, dans l’obscurité, comme des somnambules, comme des fantômes, comme en aveugles, pour sauter d'un lit à l’autre.
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