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Le Klyuch

Jean-Luc dit: Il m’a fallu longtemps pour en savoir davantage, je ne suis pas certain aujourd'hui encore de tout savoir ni d’avoir tout compris, surtout je ne suis pas certain de vouloir tout savoir ni tout comprendre. L’histoire me paraît troublante et belle pour ce que j’en sais, pour ce que Nora a bien voulu m’en dire, ou ce qu’elle m’a laissé entendre, pour ce qu’elle m’a donné à connaître et à imaginer, et cela me suffit. 

J’avais appris que l’homme à la mobylette était son père. Le soir même où il les avait attendues à la sortie de la boucherie, puis où il les avait suivies de loin sur l’avenue Cyrille Besset, en poussant sa mobylette dans la montée, avec une jambe un peu raide, Lucette m’a dit, Tu sais, un monsieur nous a suivies; et comme Nora était là, qu’elle était en train de préparer à dîner pour nous trois, j’ai dû lever les yeux vers elle comme pour l’interroger. Alors, s’adressant à Lucette, elle a dit, Ne t’inquiète pas, il n'était pas méchant, ce monsieur, il était juste un peu curieux et, quand je lui ai fait les gros yeux, il est vite reparti. Puis, à voix basse, à mon intention mais sans me regarder, elle a dit, Je t’expliquerai. Et quelques jours plus tard, en effet, comme nous étions seuls, en sortant de l’ascenseur, elle m’a dit, C'était mon père, je ne veux pas qu’il la voie, je ne veux pas qu’il l’embête. Et ensuite, il n’en a plus été question. Nora ne m’en a pas dit davantage et je me suis gardé de l’interroger, ce n'était pas mon affaire. D’autant qu’un autre événement s’est produit, qui devait changer nos habitudes, un événement beaucoup plus réel et important que cette apparition.

Esmée est venue s’installer à Nice pour ouvrir un petit restaurant et Nora a quitté son emploi au Monoprix de Gorbella pour travailler avec elle. Je l’avais déjà rencontrée. Je savais qu’Esmée avait déjà une solide expérience de la restauration. Elle avait travaillé jusque-là dans un coffee shop associatif à Marseille, où elle avait beaucoup appris et beaucoup donné, et à présent elle voulait travailler pour son propre compte, et en choisissant Nice comme lieu d’atterrissage elle savait qu’elle pourrait compter sur l’aide de Nora, son amie de toujours. Sans doute, entre elles, le projet mûrissait-il depuis assez longtemps déjà quand j’en ai entendu parler pour la première fois et qu’elles l’ont mis à exécution. Sans compter qu’Esmée était très attachée à Lucette, elle aussi.

Elles ont trouvé à reprendre un coffee shop qui se trouvait rue Dalpozzo. Avant elles, l’établissement avait été tenu par des femmes russes qui lui avaient donné le nom de Klyuch, ce qui veut dire “clé” dans leur langue, et encore qu’elles ne savaient pas un mot de russe, ni pourquoi ces femmes lui avaient donné ce nom, Esmée et Nora ont décidé de le garder.

Des coffee shops comme celui-ci, il s’en trouvait de nombreux à Nice de tout à fait corrects, mais qui fermaient pour la plupart au milieu de l’après-midi. Esmée et Nora ont décidé que le Klyuch serait ouvert le soir aussi, qu'on pourrait y dîner de choses très simples mais qu’on pourrait y dîner et même s’y attarder jusqu’à dix heures du soir. Pour cela, il fallait qu’elles emploient une troisième personne. Elles ont trouvé à embaucher un tout jeune homme, charmant et travailleur, avec lequel il s'est avéré possible de faire tourner l'affaire, ce qui pour ma part me convenait très bien. Quand vous êtes vieux et que vous vivez seul, vous ne voyez pas d’inconvénient à déjeuner d'un sandwich ou d’une salade sur un banc de la Coulée verte ou de la Promenade des Anglais, même en hiver. Vous avez emporté un livre, vous écoutez de la musique, vous regardez la mer ou les gens qui passent, le plus souvent par couples, si c’est dans un jardin. Mais, quand vient le soir et que vous avez passé le reste de la journée à lire et à écouter de la musique, et même à regarder des films chez vous, sur votre tablette numérique, plutôt que de vous préparer quelque chose à manger, vous ne savez trop quoi, une soupe qu’il vous suffit de réchauffer, une boîte de sardines ou de maquereaux que vous ouvrirez toujours en écoutant de la musique, si du moins votre surmoi ne vous oblige à écouter les nouvelles de la guerre en Ukraine ou de celle à Gaza, l’envie vous prend de ressortir. Et désormais, quand ce n'était pas mon tour de garder Lucette, de la faire dîner et de lui raconter une histoire au moment de dormir, je savais où aller.

La salle était si petite qu’il n’y tenait que cinq petites tables avec leurs chaises, mais les deux amies avaient ajouté au menu des hamburgers avec des frites, des crêpes à l’œuf et au jambon, ainsi que d’excellents clafoutis aux fruits de saison, et bien sûr de la bière. Je m’entendais très bien avec Esmée comme avec le garçon qu’elles avaient embauché et qui s’appelait Nicolas; mais quand c'était Nora qui était de service, j’aimais plus encore faire la fermeture avec elle: finir de laver la vaisselle, passer le balai, sortir les poubelles, éteindre la radio, éteindre les lumières, vérifier l’alarme, verrouiller la porte en regardant notre image à tous deux se refléter dans la vitre que n'éclairent plus que les lumières du dehors, et surtout marcher à côté d’elle, dans les rues désertes, jusqu'à trouver un tramway pour nous ramener chez nous.





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