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Affichage des articles associés au libellé Fictions

Le cirque

Un cirque s’est installé de l’autre côté de la route. Je ne l’ai pas vu s’installer, puis un beau jour il était là. Nous arrivions à la cité Aristote, Hermione et moi, et nous l’avons vu en descendant du tramway. Hermione a dit: “Tiens, le cirque est revenu!”, pas davantage, et j’ai pensé qu’il devait revenir chaque année, à peu près à la même période. Nous étions à la fin de l’automne, quelques jours avant Noël et de ce jour le cirque a fait partie du paysage. Il était là, avec nous, mais en même temps, me semblait-il, avec ses caravanes, ses animaux, son chapiteau aux vives couleurs, semblable à une montgolfière prête à l'envoler mais qui ne s'envolait pas, il appartenait à un autre monde. C’est ainsi que je m’en souviens. De toute évidence, il venait d’ailleurs. L'idée ne m’est pas venue que je pourrais assister au spectacle. Je ne gardais pas un très bon souvenir des cirques de mon enfance. Leurs spectacles m’effrayaient. J’aimais voir les amazones debout sur leurs chev...

La Villageoise

Julien Morelli ne nous accompagnait pas à la cité Aristote. J'accompagnais Hermione et personne d'autre du groupe de L’Agadir ne venait avec nous. Je pensais que Julien Morelli voulait détourner mon attention du complot qui se tramait ailleurs, que la cité Aristote était un leurre, et encore que la compagnie d'Hermione m'était bien agréable, je m'étais ouvert de ce doute à l'inspecteur Auden, à quoi il m'avait répondu que oui, telle était sans doute l’intention de Morelli, mais que pourtant je ne devais pas renoncer à me rendre là-bas. “Nos agents infiltrés m’assurent qu’il ne s’y passe rien de très significatif, me dit-il, mais j’ai du mal à m’en convaincre, et peut-être que vous…” J’ai donc continué à participer aux leçons de français. J'y prenais le plus vif intérêt. J'avais le sentiment d'y découvrir d'autres aspects de la langue, des secrets archaïques dans la forme des lettres et la composition des mots. Certains soirs, comme la nuit to...

Pas l'un sans l'autre

Posons qu’un son se fait entendre dans une série. Il peut être remarquable, nous émouvoir alors pour deux raisons opposées: parce qu’il entre en cohérence avec cette série, ou au contraire parce qu’il n’y entre pas, parce qu’il apparaît comme celui que nous attendions (et qu’il satisfait cette attente) ou au contraire parce qu’il est inattendu. Et il peut être attendu ou inattendu pour des raisons qui tiennent 1) au rythme, c’est-à-dire à l’instant où il se produit ou ne se produit pas à l’intérieur d’une chaîne de scansions répétitives, ou qui tiennent 2) à l’une ou l’autre de ses caractéristiques physiques propres, à savoir sa hauteur, son timbre, sa durée et son intensité. Quand Sean Ronayne va enregistrer des cris d'oiseaux dans la campagne irlandaise, la joie qu’il en éprouve consiste tout à la fois dans l’attente et la surprise. Il se rend avec son matériel dans tel coin de campagne pour enregistrer le cri de tel oiseau qu’il s’attend à y rencontrer et qui manque à sa collect...

Le Sacre du printemps

À un peu moins d’un kilomètre de Séré il y a un carrefour où on trouve une station-service, une poste, un restaurant et une station d’autobus. C’est là que Pierre se rend chaque matin pour boire du café, manger des croissants et lire les journaux, et c’est là qu’il revient à midi pour déjeuner et le soir pour boire des verres, debout au comptoir, au milieu des autres. C’est une habitude qu’il a prise. Au début, il ne venait pas si souvent, pas de façon aussi régulière, mais il s’est dit qu’il avait besoin de marcher, de prendre l’air, de se sortir d’ ici (c’est-à-dire de la maison). Derrière la station-service, il y a une route étroite qui donne accès à des villas aux murs blancs, qui paraissent inhabitées (aveugles) la plupart du temps, précédées de jardins fleuris, puis on traverse les champs de colzas qui s'étendent jusqu'au pied d’une colline boisée, au sommet de laquelle sont deux bancs. Il lui arrive de marcher jusqu'à eux et de s’y asseoir, de s'y reposer en lisa...

Hélène

Nous sommes en Bourgogne. Le Prince est assis dans l'herbe d'un pré en pente derrière son château. C'est l'heure de la sieste. Il est vêtu d'un costume en tweed et chaussé de mocassins sur des chaussettes à carreaux. Il est élégamment étendu dans l’herbe verte, appuyé sur un coude, une jambe pliée, derrière son château dont on ne voit qu'une muraille austère, occupé à lire dans un vieil in-octavo sans doute des vers latins ou les Pensées de Marc Aurèle. Louise et les enfants me suivent. Ils sont un peu effrayés à l'idée que j'ose ainsi déranger le prince, mais j’ai une toute petite question à lui poser et je m'avance vers lui pour lui demander si, par hasard, il aurait vu Hélène. Il me répond que non, puis jetant un coup d'œil derrière moi, il ajoute “Ce sont votre femme et vos enfants? Ils sont très charmants, dites-leur d'approcher, mais non je n’ai pas vu Hélène ni son père depuis plusieurs jours. Vous les connaissez donc?” Je lui réponds...

La troupe des six

C'était une petite troupe de jeunes gens mais ce n'étaient pas ceux de L'Agadir et ils n'étaient pas à Nice. Ils étaient six, trois garçons et trois filles. Les premières fois, je les apercevais de loin, dans un paysage que je ne connaissais pas. Ils se déplaçaient dans un parc immense qui bordait une ville nouvelle dont j’ai compris qu’elle se situait dans la région de Paris, et je voyais qu’ils parlaient pendant leurs promenades. Ils se dépassaient l’un l’autre, ils s'arrêtaient, se retournaient, repartaient de l’avant en se parlant toujours, ils riaient quelquefois, ils protestaient, faisaient mine de se plaindre, de se mettre en colère, de s'exclamer bien fort, mais j'étais trop loin pour entendre ce qu’ils pouvaient se dire. Il m’arrivait de les retrouver, l’un ou l’autre, dans les rues de Paris, mais alors ils n’étaient pas ensemble, plutôt accompagnés d’autres personnes, et leurs voix étaient claires mais alors ils disaient des banalités comme on en d...

L'Homme à tête de chien

Il y avait un grand parc, situé derrière la cité des cheminots et du faisceau de triage de la gare Thiers. Il se trouvait bien à l’emplacement du square que je pouvais apercevoir depuis le seuil du café-restaurant Dabray où j’avais pris mes habitudes et au-dessus duquel je logeais, mais il avait ici d’autres proportions. Ce n'était plus un square mais un parc immense, couvert d’une pelouse très verte avec de grands arbres de différentes espèces dont les feuillages se balançaient. Et comme c'était le soir, en automne, il était vide. Il n’y avait qu’eux. Arsène est arrivé par la gauche (côté cour), Nina était déjà là: elle l’attendait. Il marchait vers elle, à grands pas. Il portait un blouson imperméable ouvert sur un T-shirt blanc, je me suis dit qu’il n'était pas assez couvert. Il y avait du vent dans les feuillages des grands arbres et c'était l’automne. Je me suis dit aussi qu’à cette heure, le parc aurait dû être fermé. Nina était mieux couverte, d’un manteau qui ne...

Le piano de Philip Glass

C’est l’après-midi. Un compositeur est chez lui, devant son piano, et il travaille à composer de la musique en attendant la visite d’une femme avec laquelle il a une liaison. Elle est mariée, lui ne l’est pas. Cela se passe dans une grande ville européenne mais pourrait se passer aussi bien à New York, à certaines conditions. Le compositeur, c’est Philip Glass. On ne peut pas s’empêcher de penser aussi à Leonard Bernstein mais on s’en tiendra à Philip Glass. Plutôt qu’un compositeur de musique, il pourrait s’agir d’un écrivain. On ne peut pas s’empêcher de penser à Philip Roth, mais on s’en tiendra à Philip Glass. La musique qu’on entend est celle de Philip Glass, ou évoque celle de Philip Glass. C’est une musique minimaliste et répétitive, mais en plus de cela elle paraît hésitante. Le compositeur y travaille de façon quelque peu distraite, souvent d’une seule main, à cause de la femme qu’il attend. On est dans le studio avec lui, pas loin de son piano. Il ne nous voit pas parce que n...

Dans les gorges de Daluis

Rêve que nous sommes vieux et que nous avons deux maisons: une dans une haute vallée de l'arrière-pays, l'autre au bord de la mer. À Beaulieu, nous tenons le petit cinéma qui est l'équivalent du Nuart Theatre tenu par George. Pas vraiment des maisons mais de petits logements qui nous suffisent, le bonheur étant de passer de l'un à l'autre dans la même journée. Nous sommes chez nous à la montagne et puis dans l'après-midi nous descendons à Beaulieu pour projeter un film dont le titre a été annoncé par affiches. Je m'étais endormi en revoyant sur mon iPad (dans mon lit) Masculin féminin de Jean-Luc Godard (1966) et le bonheur que m'a procuré ce film s'est retrouvé dans le rêve. Quand nous descendons à Beaulieu, c’est presque toujours pour projeter un film déjà ancien qui s'adresse à un petit public de cinéphiles (quelques étudiants et davantage de vieux comme nous), et nous ne nous remontons pas à la montagne dans la nuit, après la projection, ce ...

Sur Instagram

Puis, un jour, Nina s’est décidée à faire, elle aussi, des photos dans la rue, mais ce ne fût d’abord que d’un seul personnage, un vieil excentrique que tout le monde, à Nice, avait rencontré au moins une fois, avait remarqué au moins une fois pour sa tenue vestimentaire et le caddie qu’il poussait, mais que Nina fut la première à prendre en photo, la première du moins dont les photos qu’elle avait faites de lui finirent par être publiées sur Instagram. Il s’appelait Octave, ou se faisait appeler Octave, ou se fit ce jour-là appeler Octave. Octave, personne ne savait rien de lui, sinon ce qu’il montrait aux yeux de tous, et Nina n’en sut pas davantage. Quand elle me montra la demi-douzaine de photos qu’elle avait faites de lui, et après qu’elle m’eut assuré qu’elle avait obtenu de lui son autorisation, et d’ailleurs sur les photos on voyait qu’il posait, avec un grand sourire, et comme je les trouvais très belles, je lui ai demandé si elle les lui avait envoyées, si elle connaissait so...

Le Chant du rossignol

La maison cesse d'être accueillante pour Pierre, il ne s’y reconnaît plus. Il se sent incapable de la transformer en résidence d’artistes et il se sent incapable de la vendre. Puis la torsion s'opère. Il se dit que, pour l'aménager, il faudrait qu’il ait des compétences en matière de décoration, de stylisme, d’architecture d’intérieur, et qu’il n’en a aucune, que ce n’est pas là son domaine, c'était le domaine de Raymond Butler et sans doute est-ce aussi celui de Silvio Dechent, mais ce n’est pas le sien. Le sien, c’est la musique. Il se souvient enfin de sa vieille passion dont il a eu la chance de pouvoir faire un métier, encore que ce métier a été pour lui très peu satisfaisant, non pas qu’il ait eu à se plaindre de ses élèves, ceux-ci l’aimaient bien et il les aimait bien aussi, mais les programmes officiels ne lui laissaient le temps ni la force de rien approfondir, ni pour ce qu’il enseignait à ses élèves, ni pour son propre compte. Avec Raymond Butler, il écoutai...

Lanterna magica

Au cours du même après-midi, il arrivait que nous visionnions non pas un film mais deux et parfois trois. George était assis à côté de moi, dans l’obscurité de la petite salle du Nuart Theatre où nous étions les seuls spectateurs, et comme nous arrivions à la fin d’un film, il me disait: — Tu es pressé? J’ai reçu Monika , je l’ai programmé pour demain soir, mais comme je ne l’ai pas revu et que j’ai promis d’en faire une présentation… Et ainsi, après avoir revu Les Forbans de la nuit , de Jules Dassin, nous revoyions Monika d’Ingmar Bergman et peut-être encore après Agent trouble de Jean-Pierre Mocky. De quoi brouiller les cartes, nous mettre la tête à l’envers. Mais je ne m’en plaignais pas. Les livres que j’ai lus avaient une place dans ma bibliothèque. Je pouvais les toucher. Ils avaient une couverture dont ils ne débordaient pas. Je les avais achetés, un à un, au fil des ans, je les avais rapportés chez moi, je les avais lus ou je ne les avais pas lus, ou je n’avais fait que les ...

Procrastination

Mais Pierre ne réalise pas son projet — qui était d’ailleurs celui de Raymond Butler plutôt que le sien. Un projet que Raymond Butler lui avait légué en même temps que la maison. “Elle est à toi, lui a-t-il écrit, tu peux la vendre, mais tu peux aussi en faire une résidence d’artistes. Et dans ce cas, si c’est ton choix, Sylvio pourra t’aider à effectuer les démarches nécessaires pour obtenir un agrément ministériel et les subsides qui vont avec.” Et Pierre s’est résolu à cette idée, il s’y est rangé, en même temps que, dès le premier jour, il a su qu’il ne passerait pas à la réalisation. Qu’il en était incapable. Que c'était impossible. Ce qu’on appelle, je crois, de la procrastination. Encore que je n'aime pas ce mot un peu trop long et difficile à prononcer. Pierre avait un problème avec la maison. Tant qu’elle était celle de son ami et ancien amant Raymond Butler, c’est-à-dire tant que Raymond Butler était vivant, et même si celui-ci n’y passait que quelques jours par an, i...

Le violon de Jonas

Erika est une jeune violoniste norvégienne. Un soir, elle donne un concert dans une petite ville du Hardangerfjord, dans le comté de Vestland. C’est le printemps, la nuit est claire, étoilée. La manière d’Erika consiste à ajouter la musique de son violon aux sons de la nature qu’elle a enregistrés, ceux des troupeaux de rennes, des ruisseaux, de la pluie et du vent dans les arbres. Après le concert, elle retourne à la caravane qui lui sert de loge. On frappe à sa porte. Un admirateur se présente, sa casquette à la main. C’est un vieux monsieur prénommé Jonas. Il la félicite pour sa prestation, il lui dit combien il aime sa musique et qu’il a fait un long voyage pour l’entendre. Puis, avec sa permission, il lui raconte l’histoire suivante. Quand il était jeune, il a étudié le violon au conservatoire de sa ville en Ukraine où il habite encore. Puis il a abandonné l'étude du violon mais il a gardé son instrument. Il lui arrivait d’en jouer, mais il ne le faisait plus d'après les p...

Jef Costello

C'était quand nous roulions, tous les quatre, l'été, sur les routes de montagne. Il arrivait que nous rencontrions un de ces hameaux du bord des routes dont les façades décrépites épousent la courbe, des hameaux abandonnés, où souvent il ne reste qu’une boulangerie et peut-être un café. Exposés au vent et au soleil. Et quelquefois il arrivait qu’on voie aussi, à peine plus loin, garée dans l’herbe d’un talus, une voiture pas forcément en bon état mais capable de traverser le pays à grande vitesse. Alors, je disais au trois autres du Fab Four: — Vous avez vu? Jef Costello est venu se cacher ici!" Et comme ils avaient l’habitude de m’entendre prononcer ce nom, raconter son histoire, ils savaient que je parlais du Samouraï. Après un coup incroyablement audacieux, qu’il était seul à pouvoir réussir, en plein cœur de Paris, Jef a eu à ses trousses les condés en même temps que toute une bande de malfrats commandés par un roi de la pègre. Alors, pour se faire oublier et pour soig...

La Cité Aristote

Nos jeunes gens de L’Agadir avaient des amis à la Cité Aristote qui était à la sortie de la ville et qui servait à l’accueil de migrants. La plupart arrivaient d’Italie. Ils avaient traversé la mer sur des embarcations de fortune, poussés par la misère, les violences et le dérèglement climatique, puis ils avaient poursuivi leur voyage à pied, franchissant la frontière par la route des cols. Ils étaient en transit, le temps que leurs dossiers de régularisation soient instruits et que leur sort soit scellé. Mais la procédure pouvait durer longtemps, et quand la décision était prise, que le droit d’asile leur était refusé, et qu’il ne restait plus qu’à les renvoyer d’où ils étaient venus, il arrivait souvent qu’ils échappent aux recherches. Certains avaient quitté la Cité Aristote, ils étaient allės se perdre dans la foule des clandestins qui hantent les quartiers intérieurs de nos villes, vivant d'emplois précaires et dormant sous les ponts. D’autres s’y cachaient encore, et quand on...

De vrais artistes

Le boulevard Victor Hugo était fermé par des grilles — de hauts portails à lances qui en barraient l'accès côté ouest, à l’angle de l’avenue Jean Médecin, tandis que les mêmes se retrouvaient à l'opposé, à l'entrée du boulevard Dubouchage. Il faisait soleil. On était nombreux à descendre l'avenue Jean Médecin et, en passant devant les grilles, on jetait un regard sur le boulevard Victor Hugo qui était interdit aux véhicules à moteur, et où les passants qui marchaient sous les arbres en fleurs étaient rares et élégants comme des touristes anglais. En quoi il fallait comprendre que, depuis quelques années que j'étais mort, les riches avaient fermé derrière eux le quartier qu’ils habitent, un quartier que j’ai fréquenté quand j'étais jeune, et dont je garderai jusque dans ma tombe le souvenir de belles matinées de printemps comme celle-ci, où une fois encore Louise m’avait écrit qu’elle préférait ne plus me voir pendant quelques semaines ou quelques mois, et où j...