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Le piano de Philip Glass

C’est l’après-midi. Un compositeur est chez lui, devant son piano, et il travaille à composer de la musique en attendant la visite d’une femme avec laquelle il a une liaison. Elle est mariée, lui ne l’est pas.

Cela se passe dans une grande ville européenne mais pourrait se passer aussi bien à New York, à certaines conditions.

Le compositeur, c’est Philip Glass. On ne peut pas s’empêcher de penser aussi à Leonard Bernstein mais on s’en tiendra à Philip Glass.

Plutôt qu’un compositeur de musique, il pourrait s’agir d’un écrivain. On ne peut pas s’empêcher de penser à Philip Roth, mais on s’en tiendra à Philip Glass.

La musique qu’on entend est celle de Philip Glass, ou fait penser à celle de Philip Glass. C’est une musique minimaliste et répétitive, hésitante, en cours d’invention et sur laquelle le compositeur travaille de façon quelque peu distraite, souvent d’une seule main, à cause de la femme qu’il attend.

On est dans le studio avec lui, pas loin de son piano. Il ne nous voit pas parce que nous sommes invisibles mais nous sommes là. Il est possible aussi qu’on soit dans la rue. On passait dans la rue, tout à fait par hasard, et on s’est arrêté sous sa fenêtre ouverte en entendant le piano. Et c’est alors comme si on pouvait se transporter près de lui, sans qu’il nous voie, et ainsi, en le voyant, en écoutant sa musique de plus près, en voyant ses doigts sur le clavier, son visage penché, ses longs cils, on imagine qu’il attend une femme qui n’est pas libre, dont il n’est pas sûr qu’elle viendra.

Le mythème est de nature cinématographique. La musique de Philip Glass a été beaucoup utilisée au cinéma, dans ce cas elle venait s’ajouter aux images, mais ici c’est l’inverse. C’est la musique qui suscite des images et l’invention d'une situation romanesque.

Celle-ci contient en germes des prolongements, des harmoniques qui sont lourdement chargées de sens, qui touchent à l’histoire de l’Europe et de ce qu'a été l’Amérique, qui nous bouleversent.

Philip Glass est juif par ses ascendants ashkénazes lituaniens. Leonard Bernstein est juif lui aussi, ainsi que Philip Roth. On pourrait citer Paul Auster et bien sûr Roman Polanski (il faut l’avoir en tête).

Philip Glass, qui est né en 1937, se trouve à Paris de l’automne 1964 à l'été 1966, où il complète la formation qu’il a reçue à la Julliard School de New York en travaillant la composition avec Nadia Boulanger au Conservatoire américain de Fontainebleau.

L’action se passe à Paris comme elle pourrait se passer dans plusieurs autres grandes villes européennes, et comme elle pourrait se passer aussi à New York à condition que le compositeur ait, avant cela, séjourné et travaillé en Europe. Qu’il y ait étudié, qu’il y ait composé, dans un petit logement qu’il avait trouvé à louer et où cette femme, certains après-midi, venait le rejoindre.

Le piano est un instrument qu’on entend parfois résonner dans les cours d’immeubles, parfois dans les rues. L’après-midi. Et quand on s’arrête pour l'écouter, on imagine le musicien qui est là-haut.

Le Locataire de Roman Polanski date de 1976. Il vient huit ans après Rosemary’s Baby (1968). Il en est une sorte de redoublement bien moins inspiré et bien moins réussi, mais de l’un à l’autre l’adversaire a changé: il ne s’agit plus, à New York, d’une éventuelle secte sataniste, mais à Paris de voisins qui persécutent un voisin et le poussent au suicide.

Philip Glass arrive à Paris tout juste vingt ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Je ne suis pas dans sa tête, encore moins dans la tête qu’il avait alors, mais nous savons qu’il y avait des pianos dans les appartements de ces grandes villes européennes, que les mères savaient en jouer, que les filles apprenaient à en jouer, parfois les garçons, des appartements qu’on n’osait plus quitter, dans lesquels on restait confiné à cause de ce qui se passait à l’extérieur, dans les rues, où on entendait des bruits de bottes, des tirs, des éclats de vitres, des cris d’enfants, sans oser s'approcher des fenêtres, des appartements dont on vendait les bijoux, les livres, les tableaux, les meubles qu’ils avaient contenus, un à un, et où il restait plus à la fin que le piano. Avant de partir avec trois fois rien dans une valise, vers les camps de la mort.

Quel rapport entre l’Holocauste, le piano et l’attente de la visite d’une femme mariée, l’après-midi, dans une garçonnière où l’on essaie de composer de la musique?

Le projet est lancé en 2008 par l’artiste britannique Luke Jerram sous le titre Play Me, I’m Yours. Il consiste à mettre des pianos à la disposition des amateurs, dans des lieux publics, pour qu’ils en jouent. Aujourd'hui, les pianos de Luke Jerram se sont répandus sur toute la planète. On en trouve partout. Souvent les instruments sont médiocres, désaccordés, souvent ceux qui en jouent tapent dessus comme des sourds, on voudrait les étrangler pour qu’ils cessent, mais qu’est-ce qui fait que quelquefois leur rencontre, devant une cathédrale, sur une place vide où s’envolent les pigeons, nous tire les larmes? Qu’est-ce qui résonne en nous?

Le piano de Philip Glass se souvient du piano romantique qui a été la langue commune des grandes villes européennes. Avant le désastre. Il évoque cette musique et il évoque le désastre. Il n’en bannit pas l’emphase, on dirait au contraire qu’il en cherche la racine dans les jeux répétitifs d’une tonalité assumée et qu’il ne reste qu’elle.

Commentaires

  1. Intéressant, pas forcément convaincant. Le dernier paragraphe fonctionne parfaitement dans l'écoute du morceau joint.

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