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Articles

Affichage des articles du août, 2024

Dialogue avec un fantôme

J'étais assis sur un banc de la Promenade des Anglais, devant la mer. C'était au début d’un bel après-midi d’octobre. J'étais descendu d’Estenc, le matin, pour un rendez-vous chez le dentiste. J'étais passé chez moi pour arroser mes plantes, j’avais déjeuné d'une pizza derrière la gare du Sud et maintenant j’attendais l’heure de mon rendez-vous en me chauffant au soleil. Et je ne sais pas où j’en étais de mes réflexions quand il est venu s’asseoir à côté de moi. Je ne l’ai pas vu arriver et je ne me suis pas tourné vers lui, mais le Stetson me cachait le soleil. D’abord il n’a rien dit et, en attendant qu’il ouvre la bouche, je m'étonnais de ne ressentir aucune frayeur. Presque aucune surprise. Je trouvais la situation plutôt cocasse. Pour peu, j’aurais pouffé de rire. Qu'avais-je à faire de me tourner vers lui? Il était plus grand que moi. Son ombre devait me dépasser de quinze bons centimètres. Alors, j’ai dit: "Cette fois, vous n'êtes pas armé.” ...

Les cavaliers de l'Apocalypse

J’ai voulu tout savoir sur l’affaire. Je n’ai pas eu à beaucoup chercher. Le public s’était passionné pour ce drame atroce et mystérieux, la presse lui avait fourni matière à nourrir sa curiosité, et dès les premiers jours la sœur du principal suspect s'était fait connaître. Elle déclarait être porteuse d’un témoignage de première importance. Elle s’appelait Marie-Odile Gaspard, elle habitait Grenoble et elle affirmait qu’au cours des derniers mois, son frère lui avait écrit d’innombrables lettres qui étaient autant de messages de détresse, dans lesquelles il lui faisait savoir qu’il était aux abois en même temps qu’il se sentait menacé. D’où venaient ces menaces? De quelle nature étaient-elles? Selon elle, tout avait commencé trois ans auparavant quand une employée de pharmacie avait mal lu une ordonnance qu’il avait rédigée. La patiente concernée était une vieille dame atteinte de la maladie d'Alzheimer. L’erreur avait fait repartir son infirmière avec un médicament recommand...

Abîme des oiseaux

Les moustiques nous assaillaient mais mon studio est trop petit pour que je puisse y recevoir six ou sept personnes (à un certain moment de la soirée, j’ai compté que nous étions dix) sans laisser ouverte la baie vitrée sur mon balcon. Aussi passions-nous sans cesse de l'intérieur à l’extérieur, et de l’extérieur à l’intérieur, en transportant nos verres, nos cigarettes et des assiettes remplies des spécialités de différents pays que chacun avait apportées, et les moustiques ne manquaient pas d’en faire autant. Évidemment, nous n’avions allumé aucune lampe sur le balcon, raison pour laquelle il était presque impossible de savoir ce que contenaient les assiettes avant d’y avoir goûté, mais il avait bien fallu éclairer le coin cuisine au fond de la même pièce qui me sert aussi de bibliothèque, de chambre et de bureau. Et bien sûr, il y avait la musique. Pour cette soirée, j’avais préparé sur mon téléphone une playlist toute spéciale, sur laquelle il avait de jolies choses, si bien qu...

Les 2 maisons

Souvent l’après-midi nous prenions la voiture pour aller à Colmars-les-Alpes. Tous les quatre. Mes marcheurs avaient marché le matin, puis nous avions fait la sieste et c’était maintenant l’heure d’une promenade en voiture. Et moi, je conduisais. J’adorais conduire avec eux dans la voiture. Parfois, nous passions par le col de la Cayolle pour redescendre vers Barcelonnette, d’autre fois nous passions par le col des Champs pour redescendre vers Colmars. Nous avions le choix. Mais je veux parler de Colmars à cause d’un rêve que j’ai fait dans la nuit qui a suivi mon retour à Nice. Dans la première partie du parcours, nous nous élevions vers le ciel. Le paysage au sommet du col (2045 mètres d’altitude) était celui de pâturages immenses, à l’herbe rase, balayés par le vent. Des rochers blancs comme des ossements perçaient l’épaisseur de la terre, à moins qu’ils n’aient roulé des sommets alentour et qu’ils soient restés plantés là comme les témoins muets des anciens cataclysmes. Louise voul...

S’endormir

Les policiers m’ont écouté sans marquer trop de surprise. J’avais craint qu’ils me prennent pour un fou. Je m’étais donc réveillé à Albenga, après une nuit passée au deuxième étage d’un hôtel moderne, à la façade blanche, dressée sur le front de mer. Et après une douche froide et m’être vêtu de propre, j’avais marché dans l’ombre des rues étroites au-dessus desquelles le ciel était bleu, comme sorti d'une lessive. J’avais bu un cappuccino et mangé un croissant à la confiture à la terrasse du Caffè Testa, via delle Medaglie d’Oro, après quoi je m’étais renseigné auprès du patron qui m’avait indiqué où se trouvait le poste de police, et là j’avais pu raconter mon histoire de l’homme au pistolet mitrailleur que j’avais rencontré la veille, sous un tunnel de la route de Pieve di Tecco. Je m’étais exprimé dans le peu d’italien que je possède, les policiers m’avaient écouté avec attention, les sourcils froncés, puis, après s’être consultés du coin de l’œil, ils étaient allés chercher un ...

Summertime

Je suis venu au printemps. C’est Zoé qui m’a accueilli, c’est elle que j’avais eue au téléphone. J’avais su par Jeanette qu’Émile était mort et que, depuis son décès, Eulalie avait pris du recul. Que désormais elle laissait les rênes de l’auberge à leur fille. Eulalie continuait d’entretenir le jardin potager et de faire la cuisine, mais elle ne se montrait plus guère aux clients. Elle n’avait jamais été très bavarde, mais jusque là, le soir, après la vaisselle, elle avait l’habitude de venir fumer une cigarette et boire un verre de vin au milieu des convives, et c’était le moment où ceux-ci parlaient de leurs voyages. Le dîner les avait réunis autour de la table commune. Ils formaient un groupe hétéroclite, ils ne parlaient pas tous la même langue, il y avait là des cyclistes maigres comme des clous, des familles entières arrivées à bord de SUV immatriculés en Suède ou au Canada, et c’était le moment où ils échangeaient des souvenirs de voyages. Et Eulalie écoutait sans rien dire. Mai...

My Sweet Lord

Eulalie arrive à Estenc à l’été 1993. Elle est espagnole, elle a vingt-cinq ans, des piercings, des dreadlocks, des tatouages, de grosses chaussures aux pieds sous une tunique indienne qui lui arrive à mi-cuisses, et elle a beaucoup voyagé. Pourquoi et comment se retrouve-t-elle, cet été-là, dans ce hameau perdu de l’arrière-pays niçois? Je l’ignore. Je ne lui ai jamais posé la question. Et nous n’étions pas à Estenc pour assister à l’événement. Mais la scène de son arrivée est une histoire qui se répète, le soir, après dîner, autour de la table commune, aussitôt qu’elle a le dos tourné, qu’elle fait semblant de ne pas entendre. Quelqu’un dit: Vous connaissez l’histoire? Et il raconte. La description de la scène tient en quelques mots, mais on se plaît à l’imaginer. On l’imagine souvent aussitôt qu’on l’a entendue. Elle fait partie de la mythologie du lieu, de sa légende. Donc, il fait très chaud. Elle arrive seule, dans la tenue que j’ai dit, au tout début d’un après-midi brûlant. El...

Estenc (2)

Partir pour un séjour à la montagne avec un projet de livre, c’est à mon âge ce qui peut vous arriver de mieux, surtout si ce séjour doit se dérouler dans un hameau que vous connaissez bien, où, par le passé, vous avez eu vos habitudes et où vous savez que vous pourrez renouer avec elles dès les premiers jours, peut-être même déjà dans les premières minutes, quand vous aurez posé votre sac à dos dans une ferme-auberge où vous aurez réservé votre gîte, comme si vous ne l’aviez jamais quittée, comme si aucun événement dramatique, aucun deuil, n’avait coupé votre vie en deux, surtout quand vous avez choisi pour partir les premières semaines de l’automne où la montagne est la plus belle, et cela même si, en fait de livre, votre projet se réduit aux dimensions d’une nouvelle, ou pas même d’une œuvre d’invention mais de l’évocation de souvenirs personnels concernant le cinéma, des souvenirs (des émotions, des rêves) centrés plus particulièrement sur l’œuvre de celui qui, parmi les réalisateu...

Alain Delon est mort (encore une fois)

LUI - Tous les cafés du port ne sont pas sur les quais. LE TÉMOIN - Tous n’ont pas leur devanture face à la mer. ELLE - Certains ne sont pas exposés au plein soleil qui inonde le quai. LUI - Dans chaque port, il faut qu'il y en ait qui semblent se cacher dans les rues adjacentes, qui profitent de l'ombre. LE TÉMOIN - Sans doute ceux-ci ne bénéficient-ils pas d'une clientèle aussi nombreuse que les autres. ELLE - Au mieux, deux ou trois tables métalliques sorties sur le trottoir, où prendre l'apéritif. LUI - Il est rare que les touristes aient envie de pousser la porte vitrée, étroite, avec un rideau de perles qui pend derrière et qu’il faut écarter. Pourtant on y est bien accueilli. ELLE - À midi, on peut s’y faire servir des plats simples, préparés à la poêle. LUI - Qui sentent l’ail, le poisson et l’anisette. LE TÉMOIN - Les âmes sensibles des touristes sont effrayées par ces antres, et elles ont raison de l'être. LUI - Ces lieux ont partie liée avec les lourds bâ...

Caron et Thibaut

Caron et Thibaut forment un équipage d’ambulanciers. Au fil des ans, ils fonctionnent ensemble, dans la même ville, pour la même compagnie. Personne ne se plaint d’eux, au contraire, il arrive que les malades les réclament, ou leurs familles. On loue leur bonne humeur. Ne s’accordent-ils pas pourtant, ici ou là, d’infimes privautés? Par exemple, quand ils reviennent de l'hôpital. Ils ont eu à transporter une malade à laquelle ils sont habitués, qu’ils transportent depuis des mois, mais jamais ils n’avaient eu à le faire de manière si urgente. Si tard le soir. Tandis que les autres fois, le rendez-vous était pris plusieurs jours à l’avance. Sa chambre est devenue, au fil des mois, un antre obscur où les boîtes de médicaments s’entassent partout, jusque sur la tablette de la cheminée où des photos sont disposées dans des cadres. Et le mari de cette pauvre dame a tenu à les accompagner. D’abord, quand il les a vu arriver, il était content que ce soient eux. Il a dit: — Ah, Caron et Th...

En Arles

C’est en Arles, au plus chaud de l’été. Sur une rive du Rhône, un peu à l’écart de la ville, le bâtiment est long comme un navire et haut de quatre étages seulement. Un bâtiment moderne, construit pour accueillir des logements sociaux. Au quatrième étage, les appartements communiquent par un couloir extérieur du haut duquel on voit la surface noire du fleuve sous le ciel étoilé. C’est au milieu de la nuit, plutôt vers la fin d’une nuit d’été. Tout le jour durant et encore au début de la nuit, on a attendu qu’il y ait un peu d’air, un peu de vent pour agiter les roseaux. Et c’est seulement maintenant, à deux ou trois heures du matin, qu’on sent un souffle de fraîcheur, et Lucien est alors comme un fantôme qui glisse sur la galerie du quatrième étage, qui longe les appartements et du haut de laquelle on regarde le Rhône. Mais du Rhône, à cette heure, il n’y a rien à voir qu’une surface noire, à peine irisée ici ou là par la clarté des étoiles, avec sur la rive opposée les touches colorée...

La halte

Avant ma rencontre avec Louise, mon expérience de la montagne se résumait à peu de choses. Il y a pourtant une histoire, une seule, dont je me souviens, ou dont je crois me souvenir. Elle se situe au moment de mon entrée à l’université, j’avais donc dix-huit ans. Mes parents étaient partis en Suède où habitaient ma sœur aînée avec son mari et leurs deux enfants. J’avais obtenu de ne pas les accompagner, ce qui me laissait libre de mes occupations. J’allais à la plage, au cinéma, le soir à des concerts. Mes journées étaient plutôt vides, mais je ne m’ennuyais pas, et je crois que j’aurais pu continuer à flotter ainsi, sans voir à peu près personne, jusqu’au retour de mes parents, si un jour un camarade ne m’avait pas appelé au téléphone. Il me dit que son frère vient le chercher en voiture pour l’emmener avec lui à la montagne, et il me propose de faire le voyage avec eux. Mon camarade s’appelait Dominique. Il habitait au haut de l’avenue Buenos Aires, tout près du lycée du Parc Impéria...

Estenc

Il m’a fallu quatre ans pour retourner à Estenc. Plusieurs fois, j’avais annoncé à mes enfants que je comptais sortir ma voiture du garage pour retourner là-bas, et ils m’avaient répondu que je ne devais pas me presser, que j’avais tout le temps devant moi, mais que oui, bien sûr, si je m’en sentais capable, pourquoi pas? Et j’avais cru comprendre qu’au moins une fois notre fille y avait passé une nuit en compagnie de deux amies de sa mère qui, étaient comme elle férues de montagne, et qu’à cette occasion elles avaient fait ensemble la ballade rituelle de l’Estrop qui nécessite plusieurs heures de marche et qui culmine à plus de 2900 mètres. Mais je n’avais pas le même courage qu’elle, pas la même force, et chaque fois, au dernier moment, j’avais annulé ma réservation. Chaque fois, au téléphone, j’avais eu affaire à Zoé, et celle-ci ne m’avait pas demandé si je comptais venir seul, ce qui me donnait à entendre qu’elle était informée de mon veuvage. Mais cette fois, au printemps, j’ai p...

Sur la route

Il faisait nuit. Je roulais sur une route des Alpes. Je suis entré sous un tunnel et aussitôt j’ai vu la voiture arrêtée en travers de la chaussée, les phares allumés et l’homme debout devant le capot. Il pouvait s’agir d’une Ford Ranger. Le lendemain, je devais dire à la police d’Albenga que je n’étais pas sûr d’avoir bien vu mais qu’il pouvait s'agir d’une Ford Ranger, modèle Pick-up. Et l’homme n’attendait pas de secours, il n'était pas en panne. Il avait arrêté son véhicule au milieu du tunnel, il en était sorti, décidé à s’en prendre à la première voiture qui entrerait sous le tunnel, et comme c'était la mienne, il me barrait la route, vêtu comme il l'était d’une ridicule panoplie de cowboy, le Stetson sur la tête, en brandissant une arme. C'était un pistolet mitrailleur. Ne me demandez pas le modèle, je ne connais rien aux armes. Et son visage était hilare. À la fois hilare et terrifiant. Alors, je me suis arrêté. Je n’ai pas coupé le moteur, surtout pas, mais...

Joseph, 2

Je passe devant des cafés, parfois je les aperçois de loin, et je pense à Joseph. Je me dis: Était-ce ici que je dois imaginer qu’il serait venu se perdre? Et d’abord, d’où venait-il quand je l’ai vu pour la première fois chez nos grands-parents? Il avait fait son service militaire dans la Marine nationale et il l’avait prolongé de deux ans. Mais avant cela? Il avait grandi à Alger, à la garde de son père que je ne connaissais pas, dont je ne savais pas le nom, puis un jour, quand il avait seize ans, son père l’avait chassé de chez lui, il lui avait fermé sa porte, et Joseph était parti sur les routes, sans carte d’identité et sans argent, et sur quelles routes, dans quels pays avait-il passé ces années d’errance et de misère avant de s’engager dans l’armée et de faire le tour du monde, plusieurs fois, à bord d’un destroyer? J’avais du mal à croire aux tours du monde à bord d’un destroyer, mais pourquoi pas, après tout? Et d’abord, comment pouvait-il se faire que ma tante, que je conna...

Joseph, 1

Joseph est revenu habiter chez sa grand-mère au début de l'été. Il avait vingt-six ans et il sortait de cinq années de prison. Entre temps, son grand-père était mort. Son grand-père et sa grand-mère étaient aussi les miens, car nous étions cousins. Sa mère était la sœur aînée de ma mère. Elle avait eu Joseph d’un premier mariage, à Alger, puis elle était venue vivre à Nice avec son nouveau mari et elle y avait eu deux autres enfants. Quand mes parents ont décidé de quitter l'Algérie, j'avais cinq ans, et c’est à Nice que j’ai découvert ma tante, son mari et leurs deux enfants, et j’ignorais alors l’existence de Joseph. La première fois que j’ai vu Joseph, c’était chez nos grands-parents. Je devais avoir neuf ans et il en avait dix de plus que moi. J’allais dormir chez mes grands-parents une fois par semaine, dans le petit appartement qu’ils habitaient du côté de Gorbella. C’était un logement très pauvre et biscornu, où j’aimais retrouver les parfums de ma petite enfance alg...