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Articles

Affichage des articles du novembre, 2024

L'intrus

Depuis mon départ d'Amsterdam, le contact avec Gaïa était rompu. Un soir, elle m’avait annoncé qu’une place était réservée à mon nom dans le train de Paris qui partait le lendemain à la première heure. J'avais donc obéi. À midi, le jour suivant, nous n'étions pas plus tôt rentrés en France que mon téléphone s'est remis à fonctionner et que ma connexion internet a été rétablie. Mais je n’y trouvais aucune trace des nombreux échanges que j’avais eus avec elle. Elle m’avait dit la veille, en souriant: “Vous pouvez être content, votre pénitence se termine.” Et plus d'une fois, cette phrase devait me revenir à l’esprit. Pourquoi avais-je été retenu dans cette ville? Qu'était devenu le Marie-Madeleine attribuée à Giorgione, dont aucun catalogue n’avait signalé l’existence avant qu’il apparaisse, comme par miracle, dans l’exposition de Melbourne? Et qu'était devenu surtout ce monsieur Leon Chomsky qui prétendait le vendre et que j’aurais dû rencontrer à une adress...

Le Pays sans nom

Après mon retour d'Amsterdam, ma vie a changé. J’ai quitté la compagnie d'assurance pour laquelle je travaillais depuis une dizaine d’années et j’ai repris mon activité d'expert indépendant. J'étais en relation avec Monsieur Yoo Hyun-mee, basé à Séoul, qui avait fait fortune dans la fabrication des semi-conducteurs, et qui était aussi collectionneur. Ses goûts étaient éclectiques, il pouvait se le permettre, mais il souhaitait acquérir certaines œuvres significatives de la Renaissance italienne, et il m’a proposé de devenir son conseiller en la matière, et son négociateur, ce qui m'assurait un revenu suffisant et qui m'offrait maintes occasions de voyager encore. Au même moment, j’ai choisi de quitter Paris pour m’installer à Nice. Je n’avais aucune attache dans cette ville, aucun passé, mais j’avais le désir de commencer une autre vie, sans trop savoir ce qui me séparait désormais de l’ancienne. Et, sans savoir non plus ce qui m’attirait si fort dans d’autres d...

Projections du Grand Meaulnes

Augustin Meaulnes s’enfuit de l’école du village de Saint-Agathe en Sologne, où il est pensionnaire, au chapitre 4 de la première partie du roman. Nous sommes alors en décembre, quelques jours avant Noël. Et il y est de retour quatre jours plus tard, au chapitre 6 de la même partie. D’abord, il ne dit rien de son escapade. Puis, une nuit, vers le 15 février, il en fait le récit à son camarade François Seurel, le narrateur, qui est le fils du couple d’instituteurs. Et c’est ce récit que François nous rapporte, remplissant avec lui les 10 chapitres (8 à 17) qui suivent, et à l’issue desquels se clôt la première partie. Au début de ce récit (1.8), François prend soin de déclarer que son ami ne lui a pas raconté cette nuit-là tout ce qu’il lui était arrivé sur la route, mais qu’il y est revenu maintes fois par la suite. Et cette précaution me paraît de la plus haute importance, car elle est un indice. Elle s’ajoute pour donner une apparence de crédibilité à un récit qui par lui-même est in...

Google Meet

“Monsieur Debord, comment s’est passée votre journée?” C'était la première question que me posait Gaïa, aussitôt que le contact visuel était établi entre nous. Et Gaïa attendait que je lui dise alors quelles étaient mes impressions, quelle était mon humeur, mais je devais découvrir bien vite qu’elle n’attendait nullement que je l’informe des événements qui s'étaient déroulés, que je lui révèle aucun détail matériel les concernant, car elle les savait mieux que moi. Je me sentais surveillé. Je me savais tout à la fois menacé et protégé, et la menace aussi bien que la protection prenaient la forme d’une surveillance dont je percevais les signes, à chaque instant, sans pouvoir deviner de quel côté ils parvenaient jusqu'à moi. À la fin d’une journée, j’aurais voulu savoir si tel drone qui avait voleté au-dessus de ma tête, si ce regard plus insistant que les autres que j’avais surpris, à tel moment, par-dessus l'épaule d’un passant, si telle brusque bousculade qui s'éta...

Un bouquiniste

La boutique du bouquiniste, je crois que je l’ai découverte très vite, sans doute le deuxième jour. C'était un antre minuscule prolongé par un sous-sol auquel on accédait par un escalier en bois. Le maigre espace était rempli partout, jusqu'aux plafonds, de livres d’occasion, rangés, empilés, oubliés dans le plus grand désordre. Il fallait se faufiler entre les piles. Sur les étagères, ils s’alignaient en plusieurs couches. Rechercher parmi eux un titre précis, ou qui pouvait seulement convenir à vos goûts littéraires, relevait de la gageure, mais il arrivait néanmoins que le hasard fît bien les choses. Le vieux libraire était en outre un homme charmant qui était capable de s’exprimer et même de lire dans plusieurs langues. Il était petit et maigre, le visage pâle, toujours vêtu d’une superposition de gilets tricotés et d’un pantalon trop large. Il avait instauré dans son commerce un principe de prix unique tout à fait remarquable. Ses livres étaient tous vendus au même prix de...

Gaïa

J’avais l'habitude de me servir d’outils numériques pour me repérer dans l’espace des villes et pour me faire comprendre. En plus de quoi, je prenais quantité de photos qui attestaient de manière précise de mes lectures et des endroits où je passais. Enfin, j'utilisais le dictaphone pour enregistrer les personnes que j'interrogeais sur la provenance des œuvres, sur les conditions matérielles dans lesquelles ils les avaient acquises, et pour ajouter à leurs propos les commentaires qui me paraissaient utiles. Grâce à quoi, au moment de rédiger mes rapports, je disposais de tout le matériel nécessaire, et je pouvais me permettre de fignoler, d’organiser mes paragraphes, de soigner le style. Je faisais en sorte de ménager le suspens, donnant ainsi au compte-rendu de mes enquêtes le tour amusant d’aventures policières. L’avocat du cabinet, à qui je devais les remettre, les qualifiait de “vrais romans”. Mais, à Amsterdam, il n’en fut pas ainsi. Mon téléphone avait été neutralisé ...

La mission abandonnée

Il y a dans la ville des quartiers peu recommandables, où domine le bizarre. Longtemps je les ai évités. Depuis trois ans, je ne les évite plus. Je suis devenu une silhouette habituelle de ces rues. Je parle de trois années. Un autre chiffre conviendrait aussi bien. Il me semble que mes explorations ont toujours lieu à la fin de l’automne, une fois la nuit tombée. Il m’arrive bien sûr de vivre d’autres moments qui se déroulent ailleurs, dans un autre monde. Ceux que je passe à explorer les rues fardées de lumières se situent hors du temps. Ils forment un labyrinthe dans lequel les lieux, les personnages, les circonstances ne se succèdent pas mais se croisent et se répètent.  Je dois relater d’abord un épisode de ma vie qui s'est produit il y a longtemps, dans le vrai monde, celui où maintenant j'écris. Ma profession voulait que je voyage beaucoup. J’avais été envoyé à Amsterdam où je devais expertiser un tableau pour le compte de la société d’assurance qui m’employait alors. J’...

Ernest De Luca (3 et fin)

Ernest n’avait pas changé de place derrière la vitrine, mais cette fois un homme et une femme étaient debout devant lui et ils lui parlaient. Je ne pouvais pas entendre ce qu’ils lui disaient, mais ils semblaient soucieux et Ernest ne les regardait pas. Il tenait son journal entre les mains, il semblait agrippé à lui mais il regardait dans le vide, le front baissé, l’air penaud, comme un écolier auquel le professeur vient faire une remarque, s'étonnant d’une faute légère qu’il a commise, d’une absence, d’un devoir qu’il n’aurait pas rendu, sans élever la voix. Sans montrer de colère. J’ai cru comprendre alors le sens du tableau que j’avais sous les yeux. Je suis entré. J’ai dit que je connaissais ce monsieur, que j'étais son voisin, et je n’ai pas eu besoin d’en dire davantage. D’un ton tranquille, précautionneux, en le regardant toujours, la femme m’a répondu qu’il était là depuis l’ouverture, et que d’abord ils avaient cru qu’il attendait quelqu’un d’occupé à côté, dans un ha...

Pour l'éternel présent

Nos existences humaines n’ont pas de sens. La raison pour laquelle elles n’ont pas de sens est simple à concevoir et elle est rédhibitoire. Elles n’ont pas de sens parce qu’elles sont sans limites. Parce qu’on ne peut pas les enfermer dans un cercle, ou une frontière qui séparerait ce qui leur appartient de ce qui ne leur appartient pas. Qui marquerait ainsi leur contour exclusif. La tradition romanesque se perpétue en Occident comme un ailleurs. Elle se joue de trois catégorisations conceptuelles qui structurent notre perception du monde tel qu'il a été décrit par le rationalisme occidental. Elle intrique en effet le passé et le présent, le réel et l’imaginaire, les humains et les lieux. Et en cela, elle remet en cause le statut du sujet en même temps qu'elle lui offre sans cesse d’autres possibilités d’identification. Il arrive que je me prenne pour Philip Marlowe, mais il arrive aussi que je me prenne pour une sonate de Scarlatti. Si on voulait raconter tout de la vie d’une ...

Ernest De Luca (2)

Des mois ont passé, après ma conversation avec Léonie, sans que je revoie Ernest — ou, du moins, sans que je me souvienne de l’avoir vu, parce que maintenant, c’était une habitude. Je n'étais plus surpris de le rencontrer. Je savais qui il était, non seulement un voisin mais aussi un parent, qui portait le même nom que moi, qui avait bien connu mon père et mon oncle Pascal. Et, bien sûr, contrairement à la recommandation que m’avait faite Léonie, je n’avais pas trouvé utile de l’interrompre dans l’une de ses promenades. Qu’aurais-je pu lui dire? Nous nous serions arrêtés au milieu d’un trottoir, et aussitôt que je me serais fait connaître, il n’aurait pas manqué de citer les noms de quantité d'autres cousins que je n’ai pas connus ou dont je ne me souviens pas. Et il m’aurait parlé de la ville où je suis né et où je ne suis jamais retourné, où je n’ai nulle intention de retourner un jour, et dont je ne garde qu’un tout petit nombre de souvenirs éblouissants mais incertains, com...

Ernest De Luca

La première fois que je les ai vus, je n’ai pas pu m’empêcher de sourire. De toute évidence, un père et sa fille. Une femme d’âge mûr et son père dont elle prenait soin, qu’elle accompagnait dans la rue des Boers, par un beau matin d’hiver. Ils pouvaient revenir du Monoprix, tandis que je me dirigeais vers Gorbella. Mais qu’est-ce qui me faisait ainsi sourire, à peine de les voir? Si quelqu’un avait été là pour m’interroger (et je songe à la seule personne qui aurait pu le faire), j'aurais dit qu’ils me ressemblaient. Ou que nous nous ressemblions. J’étais venu m’installer dans ce quartier après la mort de ma femme, quand j’ai décidé de vendre l’appartement que nous avions occupé et où elle avait souffert, et, dès les premières semaines, comme il m’arrivait de les rencontrer, j’ai compris que nous étions voisins, qu’ils habitaient à six numéros de chez moi, et de les voir apparaître, marchant ainsi bras dessus bras dessous, me donnait chaque fois la même envie de sourire, un peu co...

Gauche et droite

Le discours du capitalisme consiste à vous dire que, si vous avez une jolie voiture, il serait bien pour vous d'en acheter une plus récente, plus perfectionnée et plus chère. Évidemment, ce discours, on n'est pas obligé de le croire. Mais cela ne signifie pas pour autant que le capitalisme, en tant que système économique, soit à condamner. Il faudrait pour cela qu'il en existe un autre qui soit plus efficace et plus juste, ce qui ne s'est jamais vu. Et aussi longtemps que le capitalisme continuera de fonctionner en tant que système économique, le discours du capitalisme continuera de se faire entendre. Alors, que faire? La réponse me paraît claire. En face du discours du capitalisme, nous avons besoin d'un discours qui le contrebalance. Le discours du capitalisme consiste à confondre le prix et la valeur. Nous avons donc besoin d'un discours qui ne les confonde pas. Qui les dissocie, au contraire, sans nécessairement les opposer. Et c'est en cela, me semble-...

Delphine Horvilleur au CUM

L'amphi du CUM était bourré. J'achète un livre de Delphine H. et je vais vers elle, dans une longue file, pour qu'elle me le dédicace. Elle me demande à quel nom. Je lui dis mon prénom. Elle sourit. Je lui dis alors: "Oui, un goy!" Elle me répond en souriant encore: "Vous devez bien être deux ou trois dans la salle."

Le balcon (3 et fin)

Un autre jour, il m’a dit: “Quand notre père est mort, j'avais treize ans et Antoine en avait seize. Et de ce jour, il est devenu le chef de famille. Nos sœurs étaient plus grandes mais elles étaient mariées, elles avaient des enfants, et elles étaient plus souvent chez notre mère que chez elles. Ma mère faisait à manger pour tout le monde, c'était désormais à Antoine de rapporter un salaire. Il venait de passer son certificat d'études. Il avait toujours été un excellent élève, surtout en mathématiques, il avait dans l'idée de devenir géomètre. Mais une semaine après la mort de notre père, il a trouvé un emploi chez un marchand de vin, où il est resté à s’occuper des commandes et des livres de comptes pendant les quatre années qui ont suivi. Chaque semaine, il apportait sa paie à notre mère. Mais aussitôt qu’il a rencontré ta mère, il a pensé à se marier, et pour que ton grand-père accepte ce mariage, et pour qu’il puisse continuer en même temps d'aider notre mère, ...

Le balcon (2)

À partir de ce jour, je suis retourné chez lui chaque après-midi. J’arrivais après l’heure de sa sieste et je restais jusqu'à celle du soir où l’infirmière lui faisait sa seconde visite. J'échangeais quelques mots avec elle, les plus indispensables, puis je m'en allais. Maintenant, il ne me recevait plus dans son salon mais sur le balcon de sa chambre. Nous avions essuyé, au début de l’automne, des orages et des pluies d’une violence à laquelle nous n'étions pas habitués. Les rues, les parkings, les caves avaient été inondées. Des voitures emportées. Pendant des semaines, nous avions vécu dans une obscurité de forêt tropicale qui confondait les jours avec les rêves de nos nuits, et puis soudain le soleil était revenu et jamais, à l’inverse, le ciel n’avait paru si bleu, jamais l’air n’avait été si limpide. Je me souviens de ces après-midi passés sur son balcon. Bien sûr, assis seul en face de lui, l’idée du drame qui avait marqué mon destin avant même que je naisse ne p...

Le balcon (1)

Florent m’a appelé, un soir, pour me dire que son père était malade. Il sortait d’une grave opération, et Florent était en Argentine, où il habitait, tandis que son père était à Nice. Il m’a dit: “Louise vient le voir chaque semaine, mais elle habite loin, tu le sais, elle doit prendre le train. Alors, si tu peux aller le voir.” Je me suis demandé de quand datait la dernière visite que je lui avais faite. C'était au milieu de l'été, je m'étais inquiété pour lui à cause de la chaleur, et nous étions en novembre. Ce n'était donc pas si vieux. Et je l’avais trouvé en bonne forme, il était fier d’avoir maigri. Et comme chaque fois, il m’avait fait faire le tour de son appartement pour me montrer qu’il était propre et tout le confort moderne dont il était pourvu. Le réfrigérateur, qu’il avait ouvert pour m’en montrer l’intérieur, le four à micro-ondes, la machine à café, les postes de télévision dans chacune des trois pièces, le tourne-disques qui était au salon, et les phot...