Au cours du même après-midi, il arrivait que nous visionnions non pas un film mais deux et parfois trois. George était assis à côté de moi, dans l’obscurité de la petite salle du Nuart Theatre où nous étions les seuls spectateurs, et comme nous arrivions à la fin d’un film, il me disait:
— Tu es pressé? J’ai reçu Monika, je l’ai programmé pour demain soir, mais comme je ne l’ai pas revu et que j’ai promis d’en faire une présentation…
Et ainsi, après avoir revu Les Forbans de la nuit, de Jules Dassin, nous revoyions Monika d’Ingmar Bergman et peut-être encore après Agent trouble de Jean-Pierre Mocky. De quoi brouiller les cartes, nous mettre la tête à l’envers. Mais je ne m’en plaignais pas.
Les livres que j’ai lus avaient une place dans ma bibliothèque. Je pouvais les toucher. Ils avaient une couverture dont ils ne débordaient pas. Je les avais achetés, un à un, au fil des ans, je les avais rapportés chez moi, je les avais lus ou je ne les avais pas lus, ou je n’avais fait que les parcourir, mais ils étaient rangés sur des étagères d'où je savais pouvoir les extraire à n’importe quel moment, aussitôt si je tendais la main, ou dans vingt ans peut-être, quand la curiosité me viendrait d’y chercher quelque chose, une seule phrase parfois dont je croyais me souvenir. Et même si à présent je les avais perdus, depuis que l’accès à notre appartement m'était barré par un mur invisible, je savais, ou je voulais croire que je n’aurais aucun mal à les retrouver dans les librairies qu’il m’arrivait de fréquenter, à Nice ou ailleurs, ou sur un catalogue. Tandis que, pour les films, il n’en allait pas ainsi.
Je les avais vus au moment de leur sortie, ou bien des années plus tard, quand l’occasion s'était présentée d’entrer dans une salle de cinéma qui en montrait l’affiche, par intérêt pour le réalisateur ou, au contraire, parce que le réalisateur (ou la réalisatrice) m'était tout à fait inconnu(e). Il m’arrivait bien sûr de prendre des notes en sortant de la séance, c'était mon métier de le faire mais, le plus souvent, je préférais les laisser se confondre les uns avec les autres, se délaver. Je voulais laisser au temps le temps de faire son œuvre, de les effacer en partie, de les creuser de lacunes, étant bien convaincu qu’un jour ou l’autre, s’ils en valaient la peine, ou si plutôt ils avaient quelque chose à me dire, certaines de leurs images me reviendraient à l’esprit, aussi fraîches et vivantes que le premier jour — des lieux, des visages d’acteurs, des bouts de dialogues, de simples répliques. “If you want me, just whistle. You know how to whistle, don't you, Steve? You just put your lips together and blow.” Et tant pis si alors il devait s'avérer difficile de les revoir ou même de leur coller un titre.
On peut attendre des années avant que l’occasion se présente de revoir un film qu’on a aimé. Certains, qui m’ont le plus impressionné, je ne les ai jamais revus. Je me souviens de Vampyr (1932) de Carl Dreyer, de Tendres chasseurs (1969) de Rudy Guerra, de Love (1969) de Ken Russel, du Fantôme de la liberté (1974) de Luis Bunuel, de L’Empire des sens (1976) de Nagisa Ōshima, de La Chambre verte (1978) de François Truffaut, et de combien d’autres encore dont j’ai noté les titres dans un carnet mais que je n’ai jamais revus? Et de combien, en plus de ceux-là, dont certaines images reviennent me visiter, la nuit, sans que je me souvienne du titre, sans que je sois capable de mettre un nom sur le visage des acteurs, ni que je sache raccorder la scène où ils m'apparaissent au fil d’une intrigue? Et peu importe aussi qu’il s’agisse de chefs-d'œuvre, ou qu’au contraire vous les jugiez médiocres, je ne suis pas chargé de décerner des prix.
Ce sont, en rupture de l’ordre où ils ont été produits, comme de celui différent où je les ai découverts, des mirages ou des songes de toutes les époques et de tous les pays, dont l'existence garde un caractère évanescent et erratique. Il faut que les films s’oublient pour que les images vous en reviennent à l'improviste, et qu’ainsi ils échappent à la chronologie d’une histoire personnelle dans laquelle ils devraient se ranger. Les films sont d’ailleurs. Ils sont faits pour nourrir l’éternel présent. Puis il est arrivé que, dans mes relations avec George, l’ombre d’un autre personnage soit un jour apparue.
Il s’appelait Gaëtan Picard.
George avait une quarantaine d'années quand je l’ai rencontré, Gaëtan Picard en avait une bonne trentaine de plus. C'était un vieux monsieur, comme moi. Il habitait dans un village reculé du Vaucluse, mais pendant la plus grande partie de sa vie il avait parcouru les routes d’Europe pour montrer ses marionnettes. Il disait de lui qu’il était un Romanichel sédentarisé. Dans son enfance, dans le Vaucluse, il avait appris la menuiserie, puis il avait appris à fabriquer des marionnettes, puis il avait parcouru les routes d’Europe avec une caravane pour les montrer aux gens des villages réunis sur la place, ou dans une salle commune, ou dans une ancienne écurie. Enfin il était revenu dans le Vaucluse où, depuis quelques années, il réalisait de petits films d’animation (en volume, image par image) dans lesquels trouvaient à s’animer ses chères marionnettes dont il ne voulait pas qu’elles meurent avec lui.
Gaëtan Picard avait fait découvrir à George une tradition qui remontait aux débuts du cinéma — dont on pouvait penser qu’elle était née grâce à lui mais qui, en réalité, était beaucoup plus ancienne, beaucoup plus universelle, et dont le cinéma apparaissait plutôt comme une extension rendue possible par l’invention d’un petit nombre de procédés techniques mis au point par d’habiles bricoleurs. Et celle-ci s'était perpétuée jusqu’à nous. Elle avait donné lieu, dans la période récente, à deux œuvres charmantes: L’Étrange Noël de Monsieur Jack d’Henry Selick, et Fantastic Mr. Fox de Wes Anderson. Gaëtan ne tarissait pas d'éloges sur ses illustres concurrents. En plus de leurs noms, il était capable d’en ajouter beaucoup d’autres de vieux maîtres aujourd'hui disparus. Mais, quant à lui, il avait appris tout seul, il travaillait tout seul, avec peu de moyens, et, au cours des dernières années, il n’avait été en mesure de venir à bout que d’un seul film, d’un peu plus de six minutes à peine.
Ce film racontait l’histoire d’une petite troupe de tziganes qui vient jouer sa musique dans un village de montagne. L’orchestre était emmené par son clarinettiste qui faisait des prodiges avec son instrument. Parmi le public, une demoiselle était accompagnée d’un gros monsieur qui fumait le cigare et qui pouvait être le maire. Et celle-ci n’avait d’yeux que pour le beau musicien. Puis c'était un modeste banquet qu’on partageait sur la place du village, devant l’estrade où les musiciens s'étaient produits, et les deux tourtereaux se tenaient à l'écart, sous une lanterne où ils échangeaient des mots doux en s'agrippant les mains. Un horrible grincheux apparaissait alors. Il s’approchait du père pour dénoncer la conduite scandaleuse de sa fille. Mais le père était trop gai (ou trop ivre) pour écouter les protestations de l’importun. Et le fâcheux en appelait alors aux (deux) gendarmes pour chasser les tziganes. Mais une matrone, qu’on n’avait pas remarquée jusqu’alors, se changeait en une ravissante fée (genre Delphine Seyrig dans Peau d’âne). Elle s'élevait au ciel, dans sa belle robe bleue, parmi la lune et les étoiles, et elle mettait tout le monde d’accord d’un coup de baguette magique.
Je ne connaissais pas Gaëtan Picard, je ne l’ai jamais rencontré. Mais George me parlait souvent de lui, et il avait une copie de ce film qu'il donnait à voir, en début de séance, au moins une fois par semaine.
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