Posons qu’un son se fait entendre dans une série. Il peut être remarquable, nous émouvoir alors pour deux raisons opposées: parce qu’il entre en cohérence avec cette série, ou au contraire parce qu’il n’y entre pas, parce qu’il apparaît comme celui que nous attendions (et qu’il satisfait cette attente) ou au contraire parce qu’il est inattendu. Et il peut être attendu ou inattendu pour des raisons qui tiennent 1) au rythme, c’est-à-dire à l’instant où il se produit ou ne se produit pas à l’intérieur d’une chaîne de scansions répétitives, ou qui tiennent 2) à l’une ou l’autre de ses caractéristiques physiques propres, à savoir sa hauteur, son timbre, sa durée et son intensité.
Quand Sean Ronayne va enregistrer des cris d'oiseaux dans la campagne irlandaise, la joie qu’il en éprouve consiste tout à la fois dans l’attente et la surprise. Il se rend avec son matériel dans tel coin de campagne pour enregistrer le cri de tel oiseau qu’il s’attend à y rencontrer et qui manque à sa collection, mais il ne sait pas 1) s’il le rencontrera, 2) à quel moment il le rencontrera, s’il a la chance de le rencontrer un jour, 3) si, à la place de cet oiseau qu’il attend, il n’en entendra pas un autre et lequel, qu’il saura ou ne saura pas reconnaître.
Ainsi, il n’y a pas d’attente (et de joie du retour) sans que celui qui attend soit conscient que cette attente peut être déçue. Et il n’y a pas de surprise si l’événement ne vient pas rompre une attente basée sur la cohérence et la répétition.
Maintenant Pierre emporte un cahier avec lui, dès le matin, et dans ce cahier il prend des notes sur la musique. Il fait cela aux Vieilles écuries, en buvant son café, en mangeant des croissants, puis il continue de le faire, assis sur les bancs, au sommet de la colline. Mais il arrive qu’il pleuve, et alors il reprend son travail sur le banc qui se trouve à l'arrêt d’autobus, à l’abri du toiton. Il pourrait continuer de le faire au café-restaurant mais il a un peu honte d’y rester si longtemps.
— Vous écrivez vos mémoires?” l’interroge le patron. Et alors il ne sait pas quoi lui répondre. Il invente. Il dit qu’il était professeur de musique et qu’il correspond avec deux ou trois anciens élèves qui continuent dans cette spécialité et qui lui demandent des conseils, et le patron fait semblant de le croire.
Il est incapable d'écrire la moindre ligne à l’intérieur de la maison, ni d'écouter de la musique. Il pourrait passer ses journées entières aux Vieilles écuries, surtout l'hiver, quand il pleut et qu’il fait froid dehors, mais avec son cartable, son cahier, ses crayons, son téléphone, son casque, sa casquette, ses lunettes, sa petite taille et son allure maigrichonne, il ressemble plutôt à un extraterrestre ou à un insecte géant, si bien qu’il cherche à se cacher. Et assis à l'arrêt de l'autobus, il peut penser qu'on ne le remarque pas, qu’il se confond avec les autres voyageurs. Et ses notes, il ne sait pas à qui les montrer, ni pour en faire profiter un ami, ni pour les soumettre à la critique d'un vrai connaisseur. Par chance, il lui reste Arsène.
Il l’appelle le soir, il lui dit:
— Je ne te dérange pas? Tu es peut-être avec ta copine?
— Oui oui, Nina est ici, répond Arsène, elle me fait signe qu’elle t’embrasse mais tu peux me parler.
— C’est une petite note que j’ai écrite aujourd'hui, répond son oncle. Je voudrais savoir si ça te paraît clair, mais je peux te rappeler demain, si tu veux?
— Mais non, lis-moi ta note… Elle n’est pas trop longue?
— Non, elle n’est pas longue du tout, un peu technique peut-être…
— Ça ne fait rien, lis toujours!" Et Pierre lui lit sa note, lentement, en articulant bien. Puis, il attend le verdict.
Nina est assise dans le lit défait, elle passe une chemise blanche, grande comme celle d’un garçon. Arsène lui tourne le dos. Il a ouvert la baie vitrée et il sort sur la petite terrasse couverte de son studio qui donne sur la rue Puget, à l’angle des Boers, qui est déserte à cette heure du soir, d’où il domine un jardin planté de magnolias dont les branches sont un peu effrayantes dans l’obscurité. Et quand Pierre a fini de lire, Arsène lui répond:
— Oui, ça me semble très clair, je crois que je comprends. Mais qui est ce Sean Ronayne dont tu parles? Je ne le connais pas.
— C’est un jeune ornithologue irlandais. Il est capable de reconnaître à leurs cris des centaines d’oiseaux. Il fait des conférences. Il est beau comme un dieu, il est beau comme toi. Il a une mémoire infaillible. Il dit de lui qu’il est un peu autiste, syndrome d’Asperger, comme je le suis un peu aussi, et comme tu l’es un peu toi-même, me semble-t-il. De qui avons-nous hérité?
Ils rient. Nina a fini de se rhabiller. Elle dit:
— Je vais y aller. Il est tard. Dis à ton oncle que je l’embrasse encore, qu’il doit venir nous voir!
Arsène met une main sur le téléphone et il dit:
— Mais non, attends une minute, je vais te raccompagner.
Pour finir, Pierre lui dit qu’il lui envoie une musique, qu’il faut qu’il l'écoute, qu’ainsi il comprendra mieux ce que dit sa note. Et à peine a-t-il raccroché qu’il lui envoie les Oiseaux exotiques d’Olivier Messiaen.
Maintenant, Nina et Arsène descendent ensemble vers le centre-ville où les lumières sont plus nombreuses, où les vitrines sont éclairées devant lesquelles, quand ils passent, ils font des
ombres.
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