mardi 27 février 2024

Who By Fire

LE TÉMOIN: Son père ne croyait en rien.
ELLE: Son père doutait que des hommes aient marché sur la lune, jusqu'à son dernier jour. Il doutait même que les avions décollent et atterrissent. Il doutait de tout. Il ne voulait croire en rien.
LE TÉMOIN: Il avait peut-être des raisons pour cela. Son enfance algéroise.
ELLE: Il appartenait alors à la communauté la plus pauvre, celle des pêcheurs de coraux, venus en balancelles de la côte amalfitaine, et que des prêtres catholiques prenaient sous leur protection.
LE TÉMOIN: On imagine la protection. On en imagine le prix.
ELLE: Il parlait de tiroirs remplis de billets de banque dans lesquels ces enfants, des garçons, pouvaient se servir pour nourrir leurs familles.
LE TÉMOIN: On imagine le prix.
ELLE: Taisez-vous! Il n’aurait pas voulu qu'on dise le prix. Il avait honte.
LE TÉMOIN: Je comprends. Je respecte. Mais désormais, il ne croyait plus en rien.
ELLE: Si, il croyait encore à quelque chose.
LE TÉMOIN: À quoi?
ELLE: À la voix de l’artiste de bel canto quand il s’avance, seul, sur le devant de la scène.
LE TÉMOIN: À son courage, à sa bravoure…
ELLE: En un instant de vérité où aucune tricherie n’est possible, où personne ne peut plus rien pour lui. Où les vrais amateurs présents au poulailler soudain se taisent et où ils se lèvent tout droit, prêts à basculer dans le vide, pour mieux l’entendre.
LE TÉMOIN: Des hommes qui ne croient en rien, eux non plus, qui se tiennent tout droit, debout dans l’ombre, tout au fond de la salle de concert, tout en haut des balcons, comme des statues, mais qui ont entendu des dizaines de fois chanter le même air depuis l’enfance, et qui sont capables de juger l’interprétation à la note près, au souffle près. Au battement de cils.
ELLE: Longtemps il a cru que Javier Mas était coiffeur, je ne sais pas pourquoi. Longtemps, il a cru que Javier Mas jouait du oud en amateur, dans son salon de coiffure, à Saragosse, pour faire plaisir à ses clients, et qu’un jour Leonard Cohen était passé par là, tout à fait par hasard, au cours d’un voyage, et qu’il avait voulu se faire couper les cheveux, si bien qu’il était entré dans son salon et qu’il l’avait entendu. Il l’avait écouté jouer de son instrument, quelques traits à peine, puis, quand l’autre avait fini, il avait hoché la tête en signe de remerciement, sans plus de commentaire.
LUI: Oui, c’est vrai, j’avais imaginé cela. Et je pensais aussi que Javier Mas était très fier d’avoir eu Leonard Cohen pour client, qu’il en parlait à ses amis, que même Leonard Cohen lui avait donné une photo de lui dédicacée que Javier gardait bien en vue dans son salon, mais que, pour autant, il pensait ne plus jamais le revoir.
ELLE: Tu pensais que lui non plus ne croyait pas à la chance. Qu’il croyait à l’agilité de ses propres doigts dans les cheveux de ses clients et sur les cordes de son instrument, à ses peignes et ses ciseaux, à son oud et à son médiator, à l’éclat de son miroir aussi, dans le soleil de l’après-midi, mais rien de plus.
LE TÉMOIN: Il était heureux comme ça, il ne demandait rien de plus à la vie. Pourvu que la maladie, les guerres et les persécutions t’épargnent, toi et ta famille, une année après l’autre, que demander de plus?
LUI: Pourtant, un jour, deux ou trois ans plus tard, alors qu’il était en train de raser un client, son téléphone avait sonné et une voix lui avait parlé depuis Los Angeles. Elle lui avait dit: “Leonard Cohen prépare une nouvelle tournée mondiale et il veut absolument vous avoir parmi ses musiciens. Dépêchez-vous de régler vos affaires. Confiez votre salon à votre ouvrier, nous savons que vous avez un excellent ouvrier, même s’il ne parle pas beaucoup. Donnez-lui les clés et sautez dans un avion. Les répétitions commencent ici dans deux semaines.”
LE TÉMOIN: Et, depuis, Javier accompagnait Leonard partout où il allait, de ville en ville, de pays en pays, d’un continent à l’autre.
ELLE: Dans ton histoire, Leonard Cohen c’est le Messie. Il dit “Quittez tout! Quittez femme et enfant et suivez-moi, où que j’aille!” et voilà qu’on le suit sans discuter. Je crois que tu crois au Messie.
LUI: C’est vrai. Je crois au Messie. Je ne tiens pas à avoir raison, je ne tiens pas à être sans illusion. Je ne suis pas celui qui prétend avoir tout prévu, tout compris, et guider les autres. Je ne suis pas celui qui dit la vérité, ni toujours ni jamais. Je ne suis pas mon père. 


+
Je remercie Dvorah Massa-Adachihara et Michel Roland-Guill de m’avoir renseigné sur la véritable identité de Javier Mas [+]. J’apprends par ailleurs que les paroles de la chanson de Leonard Cohen sont inspirées par le Ounetane Tokef, une prière dite à l’occasion de Roch Hachana et de Kippour [+].

samedi 24 février 2024

Silhouette effacée

Parfois, je vais si loin à pied que je n’ai plus la force de revenir.

Il faut que je sois sur la ligne du tramway. Je monte alors dans le premier qui passe, où je resterai debout, dans une voiture qui se vide au fur et à mesure qu’on grimpe vers les quartiers nord.

Là-haut, c’est la nuit, dans une rue déserte où les colombes roucoulent dans les arbres.



jeudi 22 février 2024

Lived In Bars

LUI: On voit pulluler, sur Instagram, d’étranges objets numériques qu’on désigne sous le nom reels, qui font s’enchaîner des pages dont le nombre ne dépasse guère, le plus souvent, la demi-douzaine. Et sur chaque page, il y a une image, fixe ou animée à laquelle bien souvent on superpose un texte. Et à tout ceci, assez souvent, on superpose de la musique. Le tout prenant la forme d’un petit film, dont la durée ne dépasse pas quelques secondes, avec cette différence encore que les pages se présentent en format vertical, qui est habituellement celui du livre, plutôt qu’en format horizontal, qui est celui des écrans de cinéma. Et un autre point important est que ces petites machines se composent d’images et de textes produits par l’auteur, mais aussi d’emprunts, ceux d’images ou de textes récoltés sur la toile, si bien que, dans la musique, on peut reconnaître une chanson des Beatles et, qu’entre deux images originales, inconnues jusqu’alors, on peut voir apparaître un tableau du Caravage ou une photo d’Audrey Hepburn.
ELLE: Et tout cela te ravit.
LE TÉMOIN: Et tout cela le ravit. Il peut passer sur Instagram plusieurs heures par jour, à la recherche de ces étranges objets produits par des personnes jeunes, convergeant là depuis tous les pays, habituées dès l’enfance aux outils numériques, très au fait de la mode, alors que, quant à lui, il est vieux maintenant. Oserais-je parler de trahison?
LUI: Wim Wenders dit et répète que le cinéma est en train de mourir, et quand il dit cela, il est probable qu’il songe principalement aux reels en question. Il est vrai que ceux-ci prennent toute la place, qu’ils imposent un nouveau langage qui ignore le récit, qui ne raconte pas d’histoires, mais qui procède au moyen de contrastes syntagmatiques abrupts, imprévisibles, et aussi au moyen de superpositions.
ELLE: Et j’imagine que ce sont ces superpositions…
LE TÉMOIN: Il va, tel que nous le connaissons, nous parler de linguistique. De la barre de fraction qui sépare signifiant et signifié à l’intérieur du mot, cela selon la doctrine de Ferdinand de Saussure qu’il regarde comme un maître.
LUI: Il est vrai que ces superpositions me parlent. Qu’elles marquent mes souvenirs les plus anciens, qui restent pour moi les plus précieux. Je me souviens de m’être promené en un certain endroit de la ville, à la nuit tombée, en reconstituant dans ma tête des strophes de La Chanson du mal-aimé. Je disais: “Ses regards laissaient une traîne / D’étoiles dans les soirs tremblants / Dans ses yeux nageaient les sirènes / Et nos baisers mordus sanglants / Faisaient pleurer nos fées marraines…” Je devais avoir alors quinze ou seize ans. Je me souviens de m’être promené, un jour de grand soleil, près de la place Saint-Philippe où était mon lycée, en entendant dans ma tête la trompette de Miles Davis qui jouait Summertime. Je ne l’ai jamais si bien entendue. Si, il y a eu une autre fois. C’était la nuit encore, j’habitais chez mes parents, et ma chambre se trouvait au bout de l’appartement. Tous deux étaient assis sur un canapé, devant le poste de télévision. Je suis passé dans le couloir et je me suis arrêté derrière eux, devant la porte du salon. Le film qu’ils regardaient, c’était Ascenseur pour l’échafaud. Et, de la place où je me tenais, j’ai vu Jeanne Moreau qui marchait seule devant les vitrines illuminées d’un boulevard de Paris et j’ai entendu la trompette de Miles Davis qui accompagnait en off ses pas chaloupés.
ELLE: L’expérience de moments d’extase. De ce que James Joyce appelait des “épiphanies”.
LUI: Je n’irais pas si loin. Je ne suis pas certain de bien comprendre ce que Joyce entendait par “épiphanies”. Je ne suis pas certain que les siennes étaient barrées comme sont les miennes. Mais je voulais parler d’autre chose…
LE TÉMOIN: Au point où nous en sommes…
LUI: Voilà. J’ai un ami qui tient un restaurant sur la darse de Villefranche, dont il a fait aussi un club de jazz. Or, parmi ses clients, parmi ses habitués, il y a des gens qui ont leurs bateaux sur le port. Des yachts à voile ou à moteur, de simples barques de pêche, qui réclament de la part de leurs propriétaires beaucoup d’entretien, si bien que ceux-ci naviguent au large mais aussi qu’ils bricolent ensemble sur le quai, tout le jour durant, avant de se retrouver, le soir venu, à La Trinquette, où ils boivent des bières en écoutant du jazz.
ELLE: J’imagine de belles femmes. Il ne doit pas s’ennuyer, ton ami. Ni toi non plus.
LUI: Oui, des personnes remarquablement belles, bronzées, musclées, libres dans leurs manières, avec du soleil dans les yeux qui rend leurs couleurs plus pâles.
ELLE: Bon, passons, et alors?
LUI: Alors, rien. Je ne faisais que les regarder. Je ne navigue pas, je ne nage même pas, je me sentais extérieur à leur monde. Mais j’entrevoyais, dans cette communauté, un bonheur dont il ne m’importait pas qu’il fût réel ou qu’il ne le fût pas. Une promesse du ciel qui appartenait au ciel mais qui se reflétait ici. Et que je ne parvenais pas à décrire, encore moins à nommer, ce qui m’incitait à penser qu’elle était, de ma part, une pure invention. Jusqu’au jour où j’ai rencontré une chanson, et le clip vidéo où on voyait la chanter la personne qui en était l’auteure. Et j’ai été bouleversé de ce que cette chanson, produite si loin de moi, à l’autre bout du monde, mettait des mots précis, et de la musique et des images sur mon fantasme personnel. Sur ce que j’avais cru reconnaître comme l’objet de mon désir. Écoutez, regardez! Vous allez comprendre…




lundi 19 février 2024

La place du marché

Nous étions partis de Venise en fin de matinée. Nous avions décidé de nous arrêter pour déjeuner à une soixantaine de kilomètres de là, dans une ville historique, peu importe laquelle, je ne dirai pas son nom. Une ville où nous n’avions jamais été, ma compagne ni moi. C’était le printemps, un ciel couvert, une chaleur lourde. Nous sommes arrivés à pied sur la place du marché. Elle était entourée de bâtiments anciens. Le marché était sur le point de finir et il s’est mis à pleuvoir. Nous aurions voulu acheter de la charcuterie et des fromages pour les ramener chez nous, mais nous arrivions trop tard. Les tréteaux étaient démontés, un à un, les marchandises transportées à l'intérieur des camionnettes. Des goélands criaient et battaient des ailes. Ils pillaient avec leurs becs un sol jonché de détritus.

Nous nous sommes mis à la recherche d’un restaurant. Nous avons marché dans une galerie à colonnades, jusqu'à en trouver un, à la devanture de bois ornée de céramiques, qui paraissait honnête. Il voisinait avec des boutiques obscures, une d’horlogerie, une autre de numismatique et de philatélie. Nos silhouettes se reflétaient dans les vitrines. Le flou qui les nimbait a troublé mon esprit comme un mauvais présage. Je m’en suis détourné.

Dans l’établissement, les clients étaient nombreux. Beaucoup d’avocats venus du palais de justice. Élégamment vêtus, ils discutaient des affaires en cours, sans élever la voix, comme des confrères qui se respectent. On nous a conduits au premier étage, dans une salle voûtée dont les fenêtres donnaient sur la rue. Nous avons déjeuné d’un risotto aux asperges et d’un crumble aux pommes avec une boule de glace, et sans doute ai-je bu trop de vin, car j’ai été bientôt envahi de fatigue. L’air me manquait. Ma vue se troublait. Quand je me suis levé de ma chaise, mes jambes ne me portaient qu'à peine.

J’ai proposé à ma compagne que nous reportions notre départ au lendemain. J’avais besoin d’une chambre d’hôtel où je pourrais me reposer. On nous a indiqué un hôtel qui était de l’autre côté de la rue. La chambre était vaste et solennelle. Un crucifix dans le tiroir de la table de chevet. J’ai tiré les rideaux. J’ai dormi une bonne partie de l’après-midi tandis que ma compagne, allongée près de moi, regardait la télévision. Plus tard, elle m’a dit qu’elle sortait se promener. Quand elle est revenue, il faisait presque nuit, j’avais pris une douche et ma migraine était passée.

Nous avons dîné dans le même restaurant. J’ai touché sa main. Je lui ai dit que je m'arrêtais là. Que le moment était venu pour moi d'écrire le roman dont je construisais l’histoire depuis plusieurs années. Que le séjour de cette ville inconnue m’offrait peut-être une chance, que je voulais essayer. Le lendemain, elle a regagné Paris. En arrivant chez nous, elle a posté un message sur mon téléphone. Il était tard. Elle était attendue pour des photos, le lendemain, à Londres.

Trois années ont passé. J'écris peu, des histoires brèves, des choses vues. Un jour, j’en ferai un recueil. Je complète mes médiocres revenus en donnant des leçons de français. L’an dernier, j’ai rencontré une Italienne qui a eu sa période de gloire sur les scènes lyriques. Elle insiste pour que je vienne habiter chez elle, dans une villa dont elle a hérité de sa famille, posée sur les collines, au bout d’une allée de cyprès. Il n’est pas impossible que j’accepte, mais je garderai le studio que je loue près de la place du marché.



samedi 17 février 2024

L’orage

Je me souviens de l’orage, je ne l’ai pas rêvé. Il fait nuit, nous roulons sur la plaine du Var, nous redescendons vers Nice, et au milieu de cette longue ligne droite, l’orage redouble, une pluie battante, diluvienne, comme il arrive qu’on en voie chez nous, de préférence en automne et parfois au printemps; le moteur hoquette, noyé par la pluie; j’ai juste le temps d’arrêter la voiture sur le bord de la route, et dans l’obscurité de la nuit (dans le souvenir, je ne vois les feux d’aucun autre véhicule), nous avisons de l’autre côté de la route la clarté d’un établissement ouvert: un restaurant ou une auberge.

Nous voilà rassurés. Nous quittons la voiture, nous traversons la route bordée de platanes, la tête baissée sous la pluie battante, en nous tenant la main de crainte de glisser, et quand nous entrons dans la lumière de l’auberge, de la pluie plein les yeux et qui nous coule dans le cou, nous voyons que s’y tient un banquet de noces. Une fête de famille qui s’achève, qui s’attarde sans doute à cause de la pluie. Je demande à me servir du téléphone qui est posé sur le comptoir, et j’appelle un taxi. J’obtiens la communication, on me répond que le taxi sera devant l’auberge dans une heure. Pas avant. Dans l’attente, nous commandons des boissons chaudes, de la tisane, pour moi peut-être aussi un petit verre de marc, que nous buvons pour nous réchauffer. Nos vêtements sont mouillés et nos ventres sont vides. Nous revenons d’une promenade qui a duré plusieurs heures dans la montagne, où nous roulions lentement, en nous arrêtant de loin en loin sur le bord de la route, sans sortir de la voiture, pour regarder le fleuve qui déferle sur les galets, les arbres tombés, arrachés par l’orage. Quant à la fête qui s’achève dans la grande salle voisine, nous la considérons d’un peu loin, par-delà la porte grand ouverte qui creuse la perspective, comme dans un tableau de la Renaissance ou ceux de Vermeer et des autres maîtres hollandais du dix-septième siècle. Enfin, le taxi vient nous chercher. Nous montons tous les deux sur la banquette arrière, et une fois que nous sommes parvenus en ville, je fais déposer mon amie chez ses parents, puis je me fais déposer chez moi.

Voilà, le souvenir ne contient pas beaucoup d’autres informations, ce qui n’empêche qu’il m’accompagne depuis des décennies maintenant, et qu’il me procure le sentiment d’avoir vécu là une expérience ultime, d’une puissance magique. Si on me demandait: Qu'avez-vous vécu de mieux dans votre vie, de plus aventureux, quel a été le meilleur passage du film? je citerais ce moment. Un sceau qui aurait été posé sur moi et je crois pouvoir dire sur nous; un seing qui nous unit et dont nous avons aussitôt su que nous l’emporterions dans la tombe; un lieu ou un thème (topos) que nous avons aussitôt habité ensemble, et que nous avons raconté quelquefois, cité quelquefois, ensemble ou séparément, sans pouvoir dire pour autant de quel matériau spécial il était fait, qu’est-ce qui s’y trouve au juste de caché, quelles sont les voix qui s’y font entendre, comme un peuple d’animaux invisibles dans le bois qu’ils habitent, ce que je vais tenter de faire ici, sachant que ce sera ici et maintenant ou jamais, et en sachant aussi que de ne pas le faire n’ôterait rien au fait, à la marque posée sur nous, à sa puissance magique; mais il se trouve que j’ai du temps, que ne l’ayant plus, elle, il me reste du temps que je dois passer, petit, comme on dessine sur le givre, comme on se fait le cœur content, À lancer caillou sur l'étang, comme d’Aragon dans la version mise en musique par Léo Ferré, je le chantais pour elle.

Ce que le souvenir raconte, est-ce bien une histoire? Oui, incontestablement, puisque le récit se découpe en plusieurs moments. Il fait comme le scénario d’un petit film. Mais cette histoire est brève (elle se déroule sur à peine plus d’une heure), il ne s’y passe rien de remarquable, elle ne contient rien de merveilleux, sinon le contraste entre l’obscurité de la nuit d’orage et la clarté du restaurant, entre la solitude des deux jeunes gens que nous sommes, Annie et moi, en panne de voiture sur le bord d’une route, et d’autre part la fête qui est faite aux jeunes mariés par leurs deux familles réunies. Et, si cette histoire s’inscrit bien dans le déroulement de nos existences personnelles, elle n’aura aucune conséquence sur elles, elle aurait pu ne pas se produire, nos vies n’auraient pas été différentes. Si bien qu’on peut se demander pourquoi nous nous en souvenons. Pourquoi elle occupe une place si importante dans nos mémoires (celle d’Annie et la mienne).

Après la mort d’Annie, Michel a ressorti de ses archives un texte en forme de poème qui consigne certaines anecdotes qu'elle a racontées, à lui et à Éliane, à l’époque (début 1979) où ils étaient voisins, habitant sur le même palier d’un immeuble de la rue des Petites Écuries, à Paris, tandis que j’habitais encore à Nice, que je n’avais pas encore quitté la femme avec laquelle j’étais marié pour venir la rejoindre, ce que j’ai fait au mois de juin de cette même année. Celle de l'orage en fait partie.

Or, quand Annie fait ce récit, dix années ont passé (peut-être neuf) depuis que l’évènement s’est produit. C’est un événement déjà ancien, et qui n’a pas eu de conséquences sur nos vies, puisqu’à la suite de celui-ci nous ne nous sommes pas mariés (nous ne devions nous marier que plus tard, plusieurs années encore après qu’elle a fait ce récit), comme le banquet de noces que le hasard nous faisait rencontrer aurait pu nous inciter à le faire, comme il semblait présager que nous le ferions, et comme il aurait sans doute été plus sage que nous le fassions — nos vies en auraient été plus simples, moins douloureuses, et d’autres personnes que nous auraient été épargnées. Mais ce banquet nous est apparu alors comme sorti d'un roman ou d'un film; il ne pouvait pas nous concerner directement; comme si les personnes réunies là avaient appartenu à un autre monde, à une Inde imaginaire. Il n’aurait plus manqué alors à la fête, telle que nous la considérions d’un peu loin, depuis une autre salle, par une porte ouverte à deux battants, que les sitars et les tablas, que le Gange et ses éléphants.

Ce que le hasard des voyages et des nuits te montre, te laisse apercevoir même de loin, comme l’expression d’un autre monde, peut-être irréel, porté par les nuages ou des tapis volants, considère-le avec attention. Car c’est toujours à toi que le hasard s’adresse et s’il le fait, c’est qu’il a quelque chose à te dire. Alors, même si tu crois assister à des fééries, sitars et tablas, même si tu vois le Gange et ses éléphants qui barrissent et s’aspergent d’eau sacrée, s’il te plaît, ne le prends pas à la légère, ne te fends pas de rire, mais tâche de déchiffrer aussi bien que tu peux le rébus qu’il te propose.

Et c’est à ce moment — je veux dire dans les premières années qui ont suivi l'épisode de l'orage, durant lesquelles Annie et moi vivions séparés — que j'ai inventé le personnage de Ferdinand Melia. Je ne vivais pas avec la femme que j'aimais, je savais ne pas devoir y compter avant longtemps ni peut-être jamais, elle ne voulait pas de moi, et aussitôt que j'ai pris mon parti de ce fait, j'ai décidé de devenir maître d'école, ce qui signifiait — j'en avais une claire conscience depuis le premier jour — que ma vie serait désormais aussi peu romanesque que possible. Et comme pour compenser ce caractère par trop raisonnable et ennuyeux de la profession à laquelle je me vouais, de l’existence dans le cadre de laquelle je m'enfermais — comme pour me punir moi-même de l’échec amoureux qui me marquait si fort, comme si j’en étais coupable, ou comme si à tout le moins un défaut de ma personne pouvait en être la cause, qui tenait à une malformation du corps ou une forme de folie — car elle m’accusait de lui faire peur parfois — j'inventais la figure de Ferdinand Melia, qui était tout à la fois l'auteur et le personnage principal de romans d'aventures — en réalité, il s'agirait plutôt de contes, ce que désigne en anglais le mot tales.

Ferdinand Melia est censé être Catalan, né sur l'île de Majorque, il aurait passé trois ou quatre décennies à naviguer dans les mers du Sud, se livrant à toutes sortes de trafics, avant de s'installer à Naples pour écrire ses mémoires. Celles-ci prennent la forme de contes dont chacun relate une aventure que l'auteur a vécue, dont il est censé avoir été l'acteur ou, à tout le moins, un témoin direct, ou dont il n'a pas été le témoin du tout mais qu'on lui a rapportée et dont le caractère curieux, improbable, extravagant, lui paraît mériter qu'il nous en fasse part.

L'important est de comprendre que toutes ces histoires avaient pour thèmes le voyage et l'aventure, quelquefois le mystère (des châteaux, des fantômes, des vampires), tandis que, pour ma part, je ne voyageais pas du tout, et que mon existence était aussi peu aventureuse que possible.

Je restais enfermé dans ma classe, dans un faubourg de la ville. Chaque matin, je donnais des leçons, debout au tableau noir, vêtu d’une blouse grise, et chaque soir, quand mes élèves étaient partis, je corrigeais leurs cahiers. J’évitais de montrer de la colère, d'élever la voix et bien sûr de les cingler (fustiger) avec la badine qui ne me quittait pas, comme j’étais bien souvent tenté de le faire à cause de leur bavardages incessants et de leur ignorance crasse. J'étais alors marié avec une personne aimable et discrète dont j'ai eu un enfant, même si je n'ai pas été pour la mère un bon mari, ni pour l'enfant un bon père, maintenant je peux bien l'avouer, quant à Ferdinand Mélina, il occupait mes nuits. Aussitôt que les cahiers étaient rangés, que la nuit était venue, surtout si c’était une nuit pluvieuse, pleine de parfums d’automne, il vivait à ma place.

Aussitôt que la nuit tombait, aussitôt que des pas claquaient sur le pavé parisien, dans les cours d’immeubles où un double assassinat avait été commis de manière qui semblait d’abord inexplicable, puisque l’endroit où le criminel avait opéré était fermé de l’intérieur (en fait, il s’avèrerait que le coupable était un orang-outan ou peut-être un boa), que le brouillard (fog) envahissait les rues de Londres, que les voiles d’une goélette (schooner) claquaient à la sortie du port, aussitôt surtout que les îles apparaissaient à l’horizon, je n’étais plus moi.

Or, ce que j’essaie d’expliquer, en même temps que je devine combien il sera difficile de le croire, c’est que cette existence aventureuse qui occupait mes nuits — et on imagine l’état dans lequel je me trouvais au matin, quand il s’agissait de reprendre ma classe — était une conséquence directe de la panne de voiture qui s’était produite par une nuit d’orage sur la plaine du Var. C’était là que tout avait commencé. C’était cet événement anodin qui avait déclenché le dédoublement de ma personnalité.

Le jour, j’étais Paul De Santis, modeste et médiocre instituteur de l’école publique, la nuit, je devenais Ferdinand Melia, écumeur des mers, ou alors voyageur perdu dans les montagnes himalayennes, à la recherche d’un royaume — avec bannières et trompettes, moulins à prières, petits singes moqueurs, courant et sautant partout — dont il rêvait de devenir le roi —, cela parce que Marguerite (alias Annie) et moi avions traversé une route déserte, par une nuit d’orage, pour nous abriter dans une auberge où se donnait une fête, sans que je sois capable d’affirmer après coup, de manière certaine, si la fête et l’auberge ont bien existé ou si je ne les ai pas plutôt inventées de toutes pièces, ou simplement rêvées. On rêve tellement d’amour.

Avant cela, dans l’après-midi de ce même jour, nous nous étions promenés sur les routes des vallées supérieures, qui ne sont pas d’abord de celles par où on grimpe dans la lumière, à l’assaut du ciel, mais d’étroites qui s’insinuent à l’intérieur de l’être opulent, suivent les gorges profondes, remontent le cours des torrents, s’enfoncent toujours plus avant dans la pénombre de la montagne, dans les méandres secrets de son corps, dans le ululement des torrents qui déferlent, dans l'intérieur du corps de sa nature immense.

Notre petite voiture avait l’habitude de nous conduire le long de ces canyons et boyaux. Gorges du Cians, gorges du Daluis, elle savait s’y retrouver, les yeux fermés. Il ne faut pas imaginer des courses, des vrombissements de moteur, mais le menu trot d’une souris (Renault 4) partie à la rencontre de telle géante que le vent, là-haut, sur les crêtes aiguës où des arbres se dressent, agitait de frémissements comme de courtes fièvres; une déesse monstrueuse et muette, qui, plutôt par paresse, ou pour se distraire des mornes millénaires d’érosion, nous aurait permis de parcourir ses magnifiques formes.

Quand l’orage éclatait, que la pluie se mettait à tomber, ces routes devenaient dangereuses. À chaque instant, d’énormes blocs de pierre pouvaient se détacher de la paroi creusée et s’abattre sur le toit de la voiture avec l’eau du ciel. Et quand la nuit nous surprenait en même temps que l’orage, nous éprouvions ensemble de délicieuses frayeurs.

Nous étions alors un être double, les personnages d’un conte, Hansel et Gretel, Nennillo et Nennella, comme frère et sœur perdus dans la forêt mais assez malins pour éviter de tomber avant longtemps entre les griffes de la méchante sorcière.

Dans le quartier où j’habite à présent, j’aperçois un homme grand qui se déplace d’un trottoir à l’autre, avec l’air hagard, dès l’aube, quand les maraîchers sont seuls à installer leurs étaux de légumes sur la place du marché. Et chaque fois, je me demande s’il ne s’agit pas d’un ancien instituteur que j’ai connu, il y a bien longtemps, dans une école où j’enseignais, mais tellement amaigri, seul et vêtu comme un pauvre. 
Il porte des pantalons étroits et courts sur les mollets, tenus par des bretelles croisées sur un tricot gris à manches longues, et cette tenue lui donne l’allure d’un acrobate de cirque. Avec cela, des cheveux et une barbe drus et roux, et des yeux bleus très clairs.

Il se tient debout, immobile, sur le bord d’un trottoir, à tanguer comme s’il se trouvait sur le pont d’un navire, puis soudain il traverse la rue et va reprendre sa vigie à quelques pas de là. Il ne semble pas ivre, plutôt fâché. L’air inquiet d’un vieux puritain, sur le point d’embarquer, sur l’île de Nantucket, pour aller chasser Moby Dick où il se trouve, et attentif comme s’il s’attendait à surprendre, non pas une émeute (les rues sont vides) mais le déclenchement d’un désordre cosmique que certains indices lui auraient annoncé. Quelque chose comme une guerre des mondes, façon H. G. Wells.

Dans l’attente, il arrive que son regard s’arrête sur moi, un instant, puis se détourne, et je me demande s’il me reconnaît ou hésite à me reconnaître. Après quoi, il oublie.

Ces sorties matinales signifient, pour mon propre compte, que j’ai passé la nuit sans beaucoup dormir, et que j’attendais le jour avec impatience, jugeant qu’alors je pourrais décemment quitter la chambre où je vis comme un moine ou comme Edmond Dantes, prisonnier dans la citadelle du Château d’If. Car on n’imagine pas de sortir dans les rues, poussé par l’angoisse, à deux ou trois heures du matin. On peut, si on se trouve en ville, s’attarder sur les places, dans les cafés, voire traverser les jardins, jusqu’à minuit et même un peu au-delà. On peut, si on va à la pêche ou marcher dans la montagne, partir avant le jour. Mais entre les deux? On sait, ou on devine le danger qu’il y aurait à surprendre la ville et ceux qui hantent ses rues aux heures où celle-ci ne se reconnaît pas. Le danger de s’y perdre soi-même, et que le jour peut-être ne revienne pas. Que, du coup, il ne revienne jamais.

Sans doute, tout le reste de ce que nous avons vécu, Annie et moi, était-il contenu dans cette nuit d’orage où l’eau du ciel s’est abattue pour sceller notre union, où tonnerres et éclairs nous ont célébrés du haut des nues, où nous avons éprouvé un plaisir enfantin à devenir mari et femme, ou à nous voir annoncer que nous le serions un jour. Et si c’est bien le cas, si l’avenir était déjà écrit en toutes lettres dans l’évènement de cette nuit, cela signifie alors que les souffrances qu’elle a endurées et ma présente solitude figuraient, elles aussi, dans le texte. Et cela me fait obligation d'occuper le temps qui me reste à le lire et relire, à en fouiller les plus lointaines harmoniques, en évitant de devenir clochard, peut-être juste un peu fou.

Aujourd'hui comme hier, l'auberge reste éclairée dans la nuit, l’orage continue de gronder, la pluie déferle sur les arbres d’automne, et nous voici trempés, à jamais heureux et rieurs de nous tenir par la main pour traverser la route.

Fouir la montagne. Fouir le souvenir et fouir la nuit. Quand il fait nuit et quand il pleut, il m’arrive d’aller marcher sur la Promenade des Anglais, et d'écouter alors, sous le capuchon de mon K-Way, Riders On The Storm, qui est la dernière chanson que Jim Morrison enregistre, quelques mois seulement avant sa mort.



dimanche 11 février 2024

Dans les Pléiades

Les gens du village l’appelaient “le poète”. Et Rodolphe était bien poète, en effet. Il avait publié, depuis qu’il habitait au village, une demi-douzaine de minces volumes de poésie qui faisaient dire aux critiques qu’il était un poète majeur de son temps, mais sa principale activité, celle qui lui permettait de vivre et de faire vivre sa famille, et celle qu’il évoquait le plus volontiers quand on l’interrogeait, consistait à traduire des auteurs étrangers. Des travaux lents et minutieux, interminables, qui l’occupaient du matin au soir et encore jusque tard dans la nuit. Pensez! La Mort à Venise de Thomas Man! L’Odyssée d’Homère! L’Homme sans qualités de Robert Musil! Et l’œuvre complète de Rainer Maria Rilke! Sans parler de beaucoup d’autres choses, lui qui était si grand, si maigre et si timide, avec un sourire de jeune homme!
Il n’avait guère plus de trente ans quand il s’était installé au village, sa femme pouvait en avoir vingt et elle était enceinte. Ils venaient tous deux des grandes villes, et le village de montagne où ils habitaient à présent, et qu’ils ne devaient plus quitter, était dans la région des Grisons. Un village austère, aux rues en pentes. Et depuis, quatre enfants leur étaient nés, qui tous avaient été élèves à l’école du village, et dont les deux aînées poursuivaient leurs études, l’une à Genève et l’autre à Londres, ce qui ne les empêchait pas de revenir souvent et de se montrer charmantes. On les appelait par leurs prénoms, Henriette et Louise, et elles vous répondaient gaiement, en secouant leurs lourdes chevelures châtain et en vous appelant elles aussi par votre prénom.
Tout le monde les aimait pour leurs manières, encore qu’aucun membre de la famille ne fréquentât l’église. Avec cela, Rodolphe et sa femme avaient l’habitude d’offrir aux enfants de petits spectacles de marionnettes, qu’ils organisaient chez eux, dans leur salon. Des spectacles simples et innocents, dont le caractère le plus remarquable tenait à ce que les marionnettes étaient fabriquées par Rosine, l’épouse de Rodolphe, et que les fils de ces marionnettes étaient tirés par tous les membres de la famille, du plus petit au plus grand, Rodolphe au premier chef qui, pour l’occasion, quittait sa table de travail et ses dictionnaires.
Savait-on, à Paris, qu’il avait ce talent? Qu’il pouvait feindre la grosse voix d’un ogre ou celle d’un gendarme quand le rôle lui revenait de le faire? Et ce n’est pas tout. Si je raconte cette histoire, c’est qu’une fois au moins, il y eut à ce spectacle un petit supplément.
Des amis avaient accouru à leur invitation. Il faut croire qu’ils avaient des amis dans plusieurs endroits du monde, que leur maison était assez grande pour les accueillir, et que ceux-ci ne rechignaient pas à dormir à plusieurs dans la même chambre. Et l'invitation incluait qu'ils apportent avec eux des instruments de musique.
À cinq heures de l’après-midi, on était en hiver, il faisait déjà nuit, et dans le salon de Rosine et Rodolphe, éclairée par des bougies, on mangeait des châtaignes grillées qu’on se passait de la main à la main en se brûlant les doigts, et on buvait du vin chaud parfumé à la cannelle en soufflant dessus, tandis que les marionnettes donnaient une version abrégée (et simplifiée) des Noces de Figaro. Puis, le spectacle à peine terminé, René, le plus jeune des quatre enfants, celui qui avait une jambe raide et qui, pour l’occasion, avait revêtu un chapeau pointu et une cape, avait lu une annonce selon laquelle des comédiens et des musiciens mystérieux attendraient tous ceux qui voudraient bien venir, une heure plus tard, devant la vitrine du boulanger qui était aussi le maire du village. Et une heure plus tard, l’air de Voi che sapete était chanté par une Louise venue tout exprès de Genève pour cette unique et féerique performance. Elle avait été travestie en Cherubino par Henriette, sa sœur, venue quant à elle tout exprès de Londres où elle apprenait la mode, tandis que l’accompagnement de l’orchestre était assuré par cinq instruments: un violon, une flûte, une guitare, une mandoline et un tambour.
Voilà! Derrière la chanteuse et les cinq musiciens, la boulangerie était ouverte d’où se répandaient une douce clarté en même temps qu’un parfum de brioches. Et au ciel, il y avait les Pléiades que notre ami poète a rejoint maintenant. 



dimanche 4 février 2024