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Affichage des articles associés au libellé Remarques

Valeur des œuvres d'art

En quoi consiste la valeur d'une œuvre d'art? Pour répondre à cette question, je propose le schéma suivant qui distingue 3 points de vue différents: V1 - Valeur émotionnelle  V2 - Valeur de témoignage V3 - Valeur de modèle V1 - Valeur émotionnelle . Elle tient au sentiment qu'elle suscite chez l'amateur, dans l'ignorance ou sans considération de la personne de l'artiste, ni des conditions dans lesquelles il a travaillé. Ce sentiment peut être hasardeux, occasionnel, mais il peut procéder aussi d'une fréquentation très assidue. Ainsi, pour des raisons intimes, une simple chanson peut occuper une place importante dans notre vie, sans que, pour autant, nous nous soucions de savoir qui en a écrit les paroles ni composé la musique. Cette valeur émotionnelle est très subjective. Elle tient sans doute à la qualité de l'œuvre, à la puissance contenue en elle, formelle et thématique, mais aussi à la sensibilité du récepteur, et bien sûr aux hasards de la vie. C...

Georges Forestier et la fabrique des œuvres

J'ai eu la chance de fréquenter Georges Forestier quand nous étions très jeunes. Ce devait être en 1967-69. Nous découvrions ensemble les chansons de Bob Dylan. Je l'ai retrouvé bien plus tard à Paris, quand Baptiste était élève de classe préparatoire au lycée Louis-Legrand. Nous avons déjeuné tous les trois, un jour d'hiver, au jardin du Luxembourg. Georges était alors devenu un personnage important du milieu universitaire, spécialiste incontesté du théâtre classique. Mes amis Michel Roland-Guill et Denis Castellas l'ont fréquenté eux aussi, à d'autres moments. Nous avons été stupéfaits d'apprendre son décès en avril dernier. Nous étions tous les quatre de la même année: 1951. Michel a eu l'idée de consulter bientôt après sa fiche sur Wikipédia , et il en a rapporté ce paragraphe qu'il a partagé avec nous: "Pour Georges Forestier, la mission principale des études littéraires consiste à se détacher de l'attitude normale du lecteur ou du spectate...

Nos destins personnels

Une œuvre d’art a un sens mais pas de signification. Or, en quoi consiste la différence? Si nous nous en tenons à la littérature, le sens, c’est ce qui vous fait aller au bout. Et c’est ce qui fait que, quand vous êtes arrivé au bout, vous avez le sentiment de comprendre ce qu’on a voulu vous dire, comme on l’a fait. Mais cela ne vous permet pas de dire ce qu'on a voulu dire autrement qu’en répétant mot pour mot ce qu’on a dit. Et encore moins de dire pourquoi on l’a fait. Les fictions de F. Kafka offrent un exemple parfait de cette distinction. On les lit sans douter un instant de bien comprendre ce qu'on nous dit, mais quant à dire ce qu’on nous dit, et encore moins pourquoi on le fait comme on le fait, on en est incapable. Et sans doute l’auteur en était-il incapable lui aussi. Ou plutôt sommes-nous capables d’en donner mille interprétations différentes, mais aucune qui nous satisfasse, c’est-à-dire qui fasse taire les autres. Et c’est en quoi ces fictions sont des œuvres d’...

Henry James: Un Moderne

Le travail de Henry James (surtout dans la deuxième période) porte, me semble-t-il, sur les motivations des personnages. Celles-ci ne sont pas exposées clairement, et surtout elles ne nous sont pas présentées a priori, comme des faits certains, mais nous les découvrons et croyons les comprendre au fur et à mesure que le récit avance, sans bien savoir si les personnages veulent en garder le secret, ou si eux-mêmes n'en ont qu'une idée incomplète. Je lis le premier chapitre des Ailes de la colombe . Il se compose d’un long dialogue entre un père et une fille qui s’affrontent. Au fur et à mesure de l’échange, on entrevoit certains motifs de leur opposition. Les intérêts financiers y occupent une place, mais on soupçonne qu’ils ne sont pas les seuls. Les personnages sont intarissables, mais l'abondance de leurs propos masque beaucoup de non-dits que l’on repère en creux. Leur opposition remonte à loin. On entrevoit que, dans ce passé, il y avait une mère. Sans que celle-ci soit...

L'école de la langue

L'être parlant est soumis à l’ordre de la langue . Il l’est depuis son plus jeune âge et jusqu'à son dernier souffle. Et il l’est quel que soit son milieu social, son niveau de culture et son désir éventuel de “faire péter les règles”. À l’intérieur de cet ordre, il trouve sa liberté mais il n’est pas libre de s’en affranchir. Pour autant, s’il y est soumis depuis toujours, ce n’est pas depuis toujours qu’il en a conscience. Le petit enfant parle comme il respire, ce qui signifie que la langue qu’il parle et qu’il entend est pour lui un élément naturel, au même titre que l’air. Et il parle aussi comme il bouge ses bras et ses jambes, ce qui signifie qu’il a le sentiment que cette langue lui appartient aussi bien que son corps. Et il reste dans cette douce illusion jusqu'au moment de sa rencontre avec l'écrit. L'école a pour mission de ménager cette rencontre et de la nourrir. Les personnes qui nous gouvernent, et qui souvent sont fort instruites, peuvent décider que...

Cognitio Dei experimentalis

(i) L’idée qu’une créature puisse être sans témoin paraît inconcevable — non seulement quand il s'agit d'un être humain, ou de tout être vivant, mais aussi bien pour ce qui est d'une flaque de pluie dont le vent ride la surface, ou pour une pièce de métal abandonnée au bord d’une route de montagne, en plein midi. (ii) Telle créature singulière dont le hasard fait que je sois le témoin, creuse en perspective l’intuition de toutes celles qui restent ignorées de nous. (iii) Chaque créature, du moment qu’elle existe, revêt nécessairement une forme dont la précision du détail des lignes sculpte l'écriture du nom imprononçable par tout autre que Lui. (iv) Pour Dieu seul, il n’est de créature qui ne soit singulière. Lui ne connaît pas les arbres de la forêt mais chaque arbre en particulier, et de même pour les oiseaux du ciel, et de même à jamais pour nous. Et chacune possède un nom imprononçable par tout autre que Lui, dont l’écriture se lit en silence dans l’absolue précisi...

En marchant

Dans une interview qu’il donne à Télérama, Salman Rushdie cite le roman de Joseph Conrad, Le Nègre du Narcisse , où il est question d’un marin atteint de tuberculose que tout le monde évite, et auquel un autre marin demande: “Pourquoi es-tu monté sur le bateau, alors que tu te savais malade?”, à quoi le premier répond: “Il faut bien que je vive jusqu'à ma mort, non?” Je l’ai lu dans le tramway, en traversant la ville pour prendre mon premier café à la Brasserie Gaglio, place Saint-Francois. Nous sommes le samedi 20 avril 2024, il est huit heures et demie, le ciel est d’un bleu parfait, avec un petit air frais qui invite à la marche. Maintenant que j’ai bu mon café, je vais continuer à pied jusqu'au port. Arrivé au port, je me suis senti assez de force pour entamer la côte du boulevard Carnot en direction de Villefranche. Habiter le monde est une activité, peut-être la plus importante qui nous soit dévolue. Qui consiste à tirer le meilleur parti du milieu naturel et construit, e...

Des histoires

Les histoires font tenir ensemble, dans une chaîne de positions successives, des éléments (des personnages, des lieux, des faits) hétéroclites, qui contrastent ensemble comme les syntagmes dans la chaîne parlée. La force d’une histoire procède de la tension entre l'hétérocité des éléments qui la composent et l’unité qui les rassemble. Plus les éléments contrastent, plus elle est fidèle aux hasards de la vie. Il faut pour autant que la chaîne ne vienne pas à se rompre, que l’histoire garde son unité, que la vie continue. Pour que les éléments continuent de contraster poétiquement, il faut qu’ils s’inscrivent dans l’unité et la linéarité d’une chaîne. Sans quoi, ce contraste lui-même n’existerait plus. Les histoires donnent un sens à ce qui n’en avait pas -- pas une signification, juste un sens, comme le sens de la rivière que l'on suit, dans lequel on peut se laisser entraîner. Et ce sens est d’autant plus précieux que les éléments qui les composent paraissent a priori incompati...

La gloire de Robert Louis Stevenson

“À cette époque, je voyageais avec une petite charrette bâchée, une tente et un réchaud, cheminant tout le jour à côté du chariot et, la nuit, chaque fois que c’était possible, campant comme un romanichel dans un creux au milieu des collines, ou à la lisière des bois.” Le pavillon dans les dunes , dans la dimension de la nouvelle ou du court roman, regorge de mystères. Le narrateur, un certain Frank Cassilis, s’y présente lui-même, dès la première phrase, comme un grand solitaire en même temps qu’un vagabond, qui vit sur les routes, et même de préférence en dehors des routes, sur des chemins de campagne. Il dit :  “… je n’avais ni amis ni famille (…) et n’avais d’autre adresse que l’étude de mon notaire, où j’allais, deux fois par an, toucher ma rente. Cette vie suffisait à mon bonheur; et rien ne me plaisait comme la perspective de vieillir sur les routes et de finir mes jours dans un fossé” .  Ce thème du voyage solitaire fait écho pour nous, aujourd’hui, à la double fugue q...

Proust, Lacan et Wim Wenders

Marcel Proust, dans les toutes premières pages de la   Recherche , écrit: "Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes." En quoi j'entends que tout ce qui a appartenu aux années et aux mondes qu'il a traversés dans sa vie, se trouve, dans son sommeil, à égale distance de lui. Dans le souvenir que je garde d’une fiction narrative (roman, nouvelle ou film), les faits relatés apparaissent en désordre — ni dans l’ordre où ils se sont produits (dans l’histoire), ni dans celui où ils ont été racontés (dans le récit). Et cela n'a rien d'extraordinaire puisqu'il en va de même pour les souvenirs que je garde de ma propre existence. Non pas que je ne sache plus que cette image (photographie ou image mentale) que je garde d'une personne soit plus ancienne ou plus récente que telle autre, mais parce que l'image plus ancienne n'en a pas pour autant moins d'éclat, elle ne me revient pas nécessaireme...