Il y avait un grand parc, situé derrière la cité des cheminots et du faisceau de triage de la gare Thiers. Il se trouvait bien à l’emplacement du square que je pouvais apercevoir depuis le seuil du café-restaurant Dabray où j’avais pris mes habitudes et au-dessus duquel je logeais, mais il avait ici d’autres proportions. Ce n'était plus un square mais un parc immense, couvert d’une pelouse très verte avec de grands arbres de différentes espèces dont les feuillages se balançaient. Et comme c'était le soir, en automne, il était vide. Il n’y avait qu’eux.
Arsène est arrivé par la gauche (côté cour), Nina était déjà là: elle l’attendait. Il marchait vers elle, à grands pas. Il portait un blouson imperméable ouvert sur un T-shirt blanc, je me suis dit qu’il n'était pas assez couvert. Il y avait du vent dans les feuillages des grands arbres et c'était l’automne. Je me suis dit aussi qu’à cette heure, le parc aurait dû être fermé. Nina était mieux couverte, d’un manteau qui ne laissait voir que son visage et ses cheveux. Il marchait vers elle et je me suis demandé d’où il venait et pourquoi il fallait qu’il la retrouve là, pourquoi ils s'étaient donné rendez-vous dans cet endroit, à une pareille heure, et je me suis dit aussi, à peine je les ai vus, qu’ils ne resteraient pas ensemble, qu’ils ne repartiraient pas ensemble, ce soir-là, qu’ils s'étaient donné rendez-vous pour s'embrasser, pour échanger quelques mots à peine, puis qu’ils repartiraient chacun de son côté. Et c’est ce qu’ils ont fait.
Ils se sont embrassés debout, au milieu du parc, puis ils se sont parlé du bout des lèvres, leurs visages très près l’un de l’autre, et Arsène est reparti en sens inverse, toujours à grands pas, d’où il était venu, sans se retourner. Nina l’a regardé partir, elle n’a pas cherché à le retenir, ils en étaient convenus, mais tandis qu’ils s’embrassaient, elle m’avait vu. De loin, son regard avait rencontré le mien. À cet instant, je n'étais plus sur le seuil du bistrot mais j'avais pénétré dans le parc, je m’y étais avancé, et j’aurais voulu qu’elle le retienne, qu’ils repartent ensemble. Où s’en allait ce garçon, si jeune, à la tombée de la nuit? Elle devait le savoir et je devinais qu’elle était inquiète, elle aussi, mais elle ne le retenait pas. Et avant de faire demi-tour et de s’en aller, elle aussi, elle m’a regardé de nouveau. Peut-être aurais-je dû alors la retenir.
J’en savais beaucoup plus sur elle que sur lui. Nina était une personne bien réelle. Je savais son goût pour la mode. Elle ne se fâchait pas quand j’allais la surprendre au troisième étage des Galeries Lafayette où elle était vendeuse, elle souriait plutôt de me voir. Il m’arrivait d'être assis avec elle à la terrasse du Liber’Tea où elle me parlait volontiers des travaux de couture auxquels elle se livrait, le soir, dans l’appartement de son père, mais de lui je ne savais rien. Je savais qu’il vivait d’une petite rente que lui valait l’héritage de ses parents, et je savais les conseils sages et affectueux que lui prodiguait son oncle Pierre quand ils se parlaient au téléphone, au moins une fois par semaine. Je ne cessais d’avoir des nouvelles de son oncle Pierre qui était comme prisonnier de la maison de Séré, mais pour ce qui concernait Arsène les informations étaient bien moins nombreuses. Par une sorte de prodige, je n’ignorais même pas le petit logement qu’il habitait et où Nina venait le rejoindre, certains soirs, après son travail et pendant les longs après-midi du weekend. J’assistais à leurs ébats qui ressemblaient à ceux de jeunes animaux, j’admirais le silence d’Arsène quand il lui tournait le dos pour préparer du café et une omelette qu’ils partageaient dans une même assiette, juchés sur le lit, une jambe pliée sous les fesses, et sa façon à elle de se lever pour aller choisir un disque qu’elle faisait jouer sur son pick-up, puis ses gestes lents pour se vêtir, comme à contre-cœur, avant de prendre la porte et de disparaître. Mais ce qu’Arsène faisait de ses journées et surtout de ses nuits quand elle n'était pas là, j’avais du mal à l’imaginer, j’en étais réduit à des suppositions toutes plus fantasmagoriques les unes que les autres, et je craignais le pire.
Quelque chose me disait que le hasard lui avait fait découvrir une faille dans l’espace-temps au fond de laquelle se tenait aux aguets une figure horrifique. Il prétendait courir au secours d’une femme qu’il connaissait à peine — une certaine Julia qui chantait, le soir, sur la petite scène de La Barque rouge, une boîte de nuit qui se trouvait sur le port, et que cette chanteuse était en relation avec un personnage à demi légendaire qu’on appelait l’Homme à tête de chien, lequel aurait été son père. Toujours selon Arsène, d'après ce que disait Nina, Julia ne l’avait rencontré que deux ou trois fois dans sa vie mais l’existence du personnage pesait sur elle comme une menace — non pas qu’elle craignait qu’il lui fasse du mal mais parce qu’il avait des ennemis, des gens auxquels il avait causé du tort et qui voulaient récupérer leur argent et se venger de lui. Et comme l’Homme à tête de chien était introuvable, comme il n’apparaissait jamais qu’à l'improviste, dans la cale d’un bateau, dans l'étude d’un notaire au moment de l’ouverture d’un testament, où tous les membres d’une famille étaient réunis, assis sur des chaises, devant le bureau, tandis que lui se tenait debout, derrière eux, ou au premier rang d’un spectacle de cirque, ou dans un cortège funéraire, son chapeau à la main…
L’Homme à tête de chien était un aventurier qui avait longtemps sévi dans le commerce maritime. On parlait de lui comme d’un trafiquant d’épaves, un faussaire, un marchand de cargaisons illicites, qui serait intervenu dans les pays les plus lointains, sur tous les océans, aux quatre coins du monde, et qui, depuis quelques années, avait complètement disparu. On disait qu’à présent il marchait mal, à grand peine, sa haute et lourde silhouette se balançant comme le mât d’un navire, que peut-être il était mort, mais on disait aussi qu’il pouvait s'être retiré dans un vaste domaine forestier dont il était propriétaire, quelque part dans les Ardennes.
D’où venait cette rumeur, qu’aurait-il fait là-bas, en compagnie des renards, des loutres et des oiseaux? On songeait à aller l’y retrouver pour récupérer son bien et lui administrer la correction qu’il méritait, mais Julia semblait être la seule à connaître l’endroit. Selon Arsène, d'après ce que disait Nina, elle y était allée, elle y avait vécu quand elle était enfant — raison pour laquelle il arrivait qu’on voie apparaître, à La Barque rouge, tandis qu’elle chantait sous l'unique projecteur à la lumière rouge, des hommes, debout, qui la fixaient avec des yeux terribles.
Ce chapitre raccorde, outre plusieurs de mes textes antécédents dans Nice-Nord, Blow Up d'Antonioni, Blue Velvet de David Lynch, et le roman que je mets au-dessus tous les autres: Le Ciel du faubourg d'André Dhôtel.
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