Julien Morelli ne nous accompagnait pas à la cité Aristote. J'accompagnais Hermione et personne d'autre du groupe de L’Agadir ne venait avec nous. Je pensais que Julien Morelli voulait détourner mon attention du complot qui se tramait ailleurs, que la cité Aristote était un leurre, et encore que la compagnie d'Hermione m'était bien agréable, je m'étais ouvert de ce doute à l'inspecteur Auden, à quoi il m'avait répondu que oui, telle était sans doute l’intention de Morelli, mais que pourtant je ne devais pas renoncer à me rendre là-bas. “Nos agents infiltrés m’assurent qu’il ne s’y passe rien de très significatif, me dit-il, mais j’ai du mal à m’en convaincre, et peut-être que vous…”
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J’ai donc continué à participer aux leçons de français. J'y prenais le plus vif intérêt. J'avais le sentiment d'y découvrir d'autres aspects de la langue, des secrets archaïques dans la forme des lettres et la composition des mots. Certains soirs, comme la nuit tombait vite, Hermione proposait que nous restions dîner au restaurant des Amis. Je m'étonnais: “Julien ne t'attend pas? — Julien a bien d'autres choses à faire et à penser, me répondait-elle. Laisse-le où il est. Personne ne m'attend, toi non plus j'imagine!”
C'étaient des soirées étranges et délicieuses. Hermione était connue de tous. Elle passait de table en table. J'admirais l’aisance, le sourire et la disponibilité qu'elle montrait à chacun. Elle s'enquérait des enfants qui grandissaient et de ceux qui étaient à naître. Elle promettait de joindre un médecin, une assistante sociale. Elle voulait savoir si le plombier était intervenu pour arrêter l’inondation qui s'était produite au huitième étage de l’une des tours, si le lait en poudre avait bien été livré, les brosses à dents ou le Doliprane. Je pensais que les agents infiltrés devaient être parmi nous et j'interrogeais les regards, les visages en quête d'un sourire de connivence que je ne rencontrais pas. Le repas terminé, je restais à ma place devant ma carafe de vin rouge. Je me taisais, je me rendais invisible, comme je sais si bien faire. Bientôt, le vin et la fatigue aidant, les visages autour de moi se brouillaient, je n’entendais plus les conversations, seulement la musique.
Fayçal avait repris la gestion du restaurant après la disparition du légendaire Lourenço Pereira, et comme lui, Fayçal était un amateur de jazz, mais celui-ci entrecoupait le jazz de longs moments de musique maghrébine et même quelquefois de musique baroque. Je croyais m’endormir, assis sur ma chaise, et c'était le clavecin de Domenico Scarlatti ou de Jean-Philippe Rameau.
Lourenço avait une fille, Angelina, qui était morte avec lui, emportés tous deux par un missile, suite à l’attaque vengeresse des Sabreurs. Et Fayçal avait une fille, lui aussi, qui s’appelait Marwa et qu’il appelait “Ma Merveille”. Hermione et Marwa étaient amies. Il y avait toujours un moment, le plus tardif, où elles sortaient ensemble pour fumer une cigarette sur le pas de la porte. Je restais à ma place pour les regarder.
Ceci est un roman. Le roman a affaire avec les banalités de la vie. L’important pour le roman, face aux banalités de la vie, est de trouver le ton et de le garder. Sobre, calme, précis. Ni trop enjoué ni trop sinistre. J'évite l’emphase. Je ne cherche pas à exprimer l’inexprimable. La beauté de ces jeunes femmes à la porte du restaurant, dans la nuit. J’essaie seulement de le situer, de le prendre dans le filet de mon récit.
Je restais à ma place. Je les regardais de loin, nimbées dans la faible lumière du trottoir. Le rouge sur les ongles courts d’Hermione pareil à celui de ses lèvres et qui laissait des traces sur le filtre de sa cigarette. Je ne les entendais pas. Je voyais qu’elles se parlaient, je devinais le ton qu’elles employaient, direct, simple, attentif, indulgent, affectueux, sans jamais la moindre pointe d’ironie, en même temps que j’entendais la musique. C'était au clavecin La Villageoise de Jean-Philippe Rameau. Et mon mal alors était presque guéri.
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