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Articles

Affichage des articles du juin, 2025

Gisèle (5)

J’ai travaillé sans relâche durant les quatre jours qui ont suivi sans arriver à rien. J’ai commencé par demander à George, qui nous servait d'intermédiaire, de me faire parvenir le texte de la chanson du rappeur. Encore qu’elle était en français, à l'écoute, je ne comprenais pas une parole sur dix. À l'écrit, j’ai pu en comprendre trois, peut-être quatre, mais cela n'était pas suffisant pour me tirer d’affaire. L’univers évoqué était trop loin de moi, de mes goûts, de ce que je savais du monde, de ce que j’aimais de la vie, et tous les concepts graphiques que j’essayais tour à tour, je devais me rendre à l’évidence qu’ils n'étaient que des copies de ce que d’autres avaient fait et continuaient de faire ailleurs, avec plus de conviction et de sincérité. Si bien que j’ai renoncé. Paul et George avaient eu l’amabilité de s’adresser à moi, puis de me confirmer leur commande. Je devais, de mon côté, avoir celle de ne pas leur fournir une proposition médiocre, qu’ils dev...

Gisèle (4)

La dernière mention du nom de Gisèle remontait à six ans. De nouveau, la note était succincte, mais on pouvait comprendre que Mme Simonin avait été informée par l’une de ses élèves qu’un jeune homme était arrivé au village, qu’on ne connaissait pas, qui semblait être là pour Gisèle et que celle-ci présentait comme son cousin. Un garçon très brun et maigre comme un clou. L’œil noir. Gisèle semblait heureuse de sa compagnie. Il l'attendait à la sortie du lycée, ils marchaient ensemble dans les rues, ils s’attardaient dans les jardins. L’indication selon laquelle “On ne sait pas où il dort” était soulignée au crayon rouge, un gros crayon à double pointe, rouge et bleue, dont Mme Simonin se servait pour annoter les partitions. Et puis, plus rien. Rien à propos de Gisèle, ni non plus à propos de ses élèves, de sa maison, de son jardin, seulement l’expression vague de quelques soucis de santé — “Je perds la mémoire”, “Il faut que je change de lunettes”, “Le sol s’est dérobé sous mes pied...

Dialogue amical avec Deleuze et Guattari

Deleuze et Guattari ont eu le mérite de s'intéresser à la nouvelle comme genre littéraire. On sait qu’ils lui consacrent le chapitre 8 de leur Mille plateaux . Je ne suis pourtant pas certain d'être d’accord avec le point d’où ils partent. Ils avancent, dès la première phrase, que la nouvelle reposerait sur la question de savoir “Qu’est-ce qui s’est passé?” , ce qui supposerait que l’essentiel consiste dans ce qui a déjà eu lieu à l'intérieur du monde de l’histoire que le récit, après coup, vient seulement relater. Mon idée est que la nouvelle repose plutôt sur celle de savoir “Qu’est-ce qu’il va se passer?”, c’est-à-dire qu’est-ce qu’il peut donc advenir, dans l’ordre du récit, dans le présent de son déroulement textuel, pour que celui-ci s'achève. Pour que tout ce que le récit contient s'ordonne enfin de façon à peu près satisfaisante, et pour qu’on ait affaire, en effet, à quelque chose comme une histoire. Et l’important n'est pas la façon plus ou moins spect...

Gisèle (3)

Gisèle avait été amenée par une camarade de collège qui était une élève de Mme Simonin. Elle était restée assise durant toute la leçon, visiblement intéressée et plutôt amusée par le rituel étrange auquel elle assistait, à la suite de quoi Mme Simonin leur avait offert à goûter, elles avaient bavardé, et ainsi Mme Simonin avait pu se faire une première idée de qui était Gisèle: une fillette de quatorze ans, qui avait grandi à Marseille et que les services sociaux avaient placée à Castellane dans une famille d’accueil. La famille d’accueil était constituée d’Étienne Lorho, employé municipal, de sa femme Laurette qui faisait des ménages chez des particuliers, et de leurs trois enfants. Mme Simonin ne connaissait pas ces gens, elle ne tenait pas à les connaître, mais elle s’est intéressée à Gisèle, elle lui a dit qu’elle pouvait revenir quand elle voulait, elle lui a proposé de lui apprendre un peu de piano ou de violon, gratuitement bien sûr, et elles ont essayé, mais Gisèle ne tenait pa...

Des accompagnateurs

Je me souviens de  Marcel AZZOLA qui joue de l’accordéon sur Vesoul , de Jacques Brel. Roger BOURDIN qui joue de la flûte sur Il est cinq heures, Paris s’éveille , de Jacques Dutronc. Gail Anne DORSEY qui joue de la guitare basse et qui chante sur Under Pressure de David Bowie. Javier MAS qui joue du oud sur The Partisan , de Leonard Cohen. David MASON qui joue de la trompette piccolo sur Penny Lane , des Beatles. Malcolm MESSITER qui joue du hautbois sur Twist in My Sobriety , de Tanita Tikaram. Scarlet RIVERA qui joue du violon sur One More Cup of Coffee , de Bob Dylan. Sept, c’est pas beaucoup. Mais cette première liste fera peut-être émerger d’autres souvenirs. Je remarque que les souvenirs de ces rencontres miraculeuses m’accompagnent depuis de nombreuses années. Mais que, jusqu'à présent, avant d’en dresser la liste par écrit, j’aurais été incapable d’aligner les sept items de mémoire, oralement, en une seule fois. Il m’en aurait toujours manqué un ou deux. La liste: une fon...

Gisèle (2)

Je descendais un chemin caillouteux, j’ai fait une chute sur les fesses dont je me suis relevé avec une violente douleur au poignet. J’ai repris ma voiture et j’ai regagné le village en conduisant d’une main. Au cabinet médical, j'ai été reçu par le docteur Hortense Machaud. Elle a palpé mon poignet, j’ai remué les doigts. Sans lever les yeux, elle m’a demandé si j'étais en vacances ici. Je lui ai parlé de la maison de Mme Simonin. Les yeux toujours baissés, comme pour me faire attendre, elle m’a dit: — Je connais Mme Simonin. Je suis le médecin de l’institut Beauséjour où elle est pensionnaire, et avant cela je la voyais chez elle, à la villa Uranie. La maison de Mme Simonin s'appelait "Villa Uranie". Je ne l'avais pas remarqué jusqu'alors. Nous nous sommes revus. La radiographie a décelé une légère fracture. On m’a mis un plâtre. Je devais renoncer à conduire jusqu'à ce qu’on m’enlève ce plâtre, le prétexte tout trouvé pour prolonger mon séjour à Cas...

Gisèle (1)

 C'était bien la maison où j’avais passé des vacances avec mes parents, un été, quand j’avais dix ans. J’avais cru la reconnaître en voyant sa photo sur le site internet de l’agence, et maintenant je ne pouvais plus douter. Une maison grise, aussi large que haute, comme celle d’un notaire ou d’un médecin à l’ancienne, mais sans luxe, avec seulement trois marches de perron et un air désuet, au fond d’un parc planté de marronniers, sur la rive du Verdon. À l’agent immobilier qui a ouvert la grille du parc, j’ai dit que je connaissais cette maison, que j’y avais séjourné quand j'étais enfant, et que je me souvenais aussi de sa propriétaire, Mme Simonin qui nous y avait reçus. — Connaissez-vous Mme Simonin? lui ai-je demandé. Est-elle encore vivante? Il m’a répondu que oui. Qu’elle s'était retirée dans une résidence pour personnes âgées, trois ans auparavant, qui se trouvait à une quinzaine de kilomètres d’ici, plus haut dans la montagne. — Déjà, à l’époque, elle vivait seule, ...

À propos de Begin Again (New York Melody)

Je me suis souvenu de la phrase restée célèbre de Neil Armstrong en 1969, à propos du premier pas sur la lune. Il dit: “That's one small step for a man, one giant leap for mankind” . Elle m’est venue à l’esprit en revoyant, hier soir, New York Melody ( Begin Again ) de John Carney, sorti en 2013. J’admirais les tenues vestimentaires qu'arbore Keira Knightley dans ce film, et je les comparais à celles dont avait été affublée Brigitte Bardot dans les siens, en me disant que cette évolution de la mode féminine, qui s'était opérée en quelques décennies, marquait un progrès de l’humanité. Cette remarque ne procédait pas d’une réflexion théorique mais d’une impression qui s'imposait à moi, et qui me rendait heureux et fier. Je ne crois guère au progrès. Je serais bien en peine de dire dans quel autre domaine de l’activité humaine nous aurions progressé, dans la même période, d’un point de vue esthétique et moral. Je suis très amateur de la musique de Thom Yorke, par exemple,...