Accéder au contenu principal

Articles

Entre deux eaux

Karim et Daniel retournent ensemble à La Barque rouge. C’est en septembre. L’établissement est resté fermé pendant plusieurs semaines. On dit que les propriétaires étaient partis en voyage, comme chaque année au moment où, à Nice, les touristes affluent. Et, ce soir-là, quelques dizaines de personnes s’y retrouvent en habitués. Il y a là des étudiants, des journalistes, un ou deux professeurs de philosophie, peut-être aussi un romancier. Il fait chaud et le ciel est chargé de nuages. La météo annonce qu’il pleuvra au milieu de la nuit. Dans le programme de la soirée, il n’est plus question du petit jeune homme qui montrait des tours de prestidigitation. Que sera-t-il devenu? La chanteuse que tout le monde attend s’annonce à une heure avancée. Quand elle paraît sur scène, toujours sous un unique projecteur, on se demande ce qu’elle a pu faire de tout l'été, tant elle est pâle. Sa robe rouge flotte sur elle. Elle s’accroche des deux mains au micro. Ses jambes ne semblent pas la porte...
Articles récents

Un regard de reptile

Nous voyons bien davantage de choses que nous saurions le dire, bien plus que nous acceptons de voir. Le commissaire Langlois me parlait de l’inconnu du tramway, en même temps que nous pensions, l’un comme l’autre, à l’inconnu du môle dans lequel Karim croyait reconnaître l’assassin de son grand-père. Et, au détour d’une phrase, il m’a lancé: — Vous avez lu André Breton? Cette question m’a réveillé, comme un reproche. N’aurait-il pas été plus naturel que ce soit moi qui cite André Breton? Une phrase m’est revenue en écho, que le commissaire avait prononcée quelques instants auparavant. Il avait dit: “Et pourquoi, dans ce cas, dans le même esprit de recherche, tenir pour rien nos intuitions?” J’ai passé une bonne partie de ma vie à m’aveugler sur les choses réelles, celles dont on dit qu’elles vous “crèvent les yeux”. Et, dans les histoires que j’avais inventées, j’avais laissé trop peu de place aux “hasard objectif”, aux “illuminations”. Il aura fallu que le piéton de l’aube et que mes...

Les heures d'après

La version la plus ancienne de l’histoire daterait du début des années 50 aux États-Unis. Sylver Holmquist déclare l’avoir lue en 1964 ou 1965 à Austin, quand il était tout jeune professeur de littérature, dans une revue universitaire, mais il est incapable de dire de quand datait sa publication ni de quelle université il pouvait bien s’agir. Il ne se souvient pas du titre, seulement que c'était une courte nouvelle, de sept cents cinquante mots peut-être, dont le style pouvait être imité de J. D. Salinger et qui était signée des initiales CJ. Et dans son souvenir, elle racontait ceci: un garçon et une fille sont amoureux. Ils vivent leur relation au milieu de leurs camarades de lycée. On les accompagne dans deux ou trois activités ordinaires — dans les couloirs du lycée, une salle de cours, le parvis où on s'arrête et où on s'assoit sur les marches pour profiter du soleil, la piscine en plein air, le terrain de basket —, jusqu'à l’heure de la nuit où la jeune fille rega...

Daniel à son tour

Il y a quelques années encore, il m’arrivait de sortir le soir. Je travaillais beaucoup. Parfois, pour écrire une histoire de dix pages (deux-mille cinq cents mots), il me fallait trois heures d’une seule après-midi. J’en avais eu l'idée le matin, en me promenant dans les rues. J’avais commencé dans ma tête à composer des phrases. Je tenais la première, qui est la plus importante. Puis, j'étais rentré chez moi, je m’étais mis au travail et, trois heures plus tard, j'écrivais le dernier mot. C'était bouclé. Bien sûr, cette histoire, je la gardais encore quelques jours sous la main, question de pouvoir y apporter de minimes corrections, un mot à changer, une virgule à déplacer, mais je vivais tranquille, sachant que j’aurais pu l'envoyer aussitôt au responsable des pages littéraires de L'autre journal ou du New Yorker ,   qui l'aurait acceptée et qui m’aurait payé. D’autres fois, il me fallait des semaines. Bon, et il faut comprendre que, tout au long de ces ...

L'inconnu du tramway

Les étudiants se dirigeaient vers la sortie. La proviseure se tenait sur le seuil. Ils la saluaient au passage et, en retour, elle leur souhaitait d’agréables vacances. — Travaillez bien, révisez vos cours, mais aussi, respirez, bougez, profitez de la plage! J’ai compris alors que nous étions à la veille des vacances de Pâques, raison pour laquelle il ne restait que nous dans le bâtiment vaste et clos comme une forteresse. Avant d’arriver à la porte, certains de ces jeunes gens marquaient une pause devant le bureau où le commissaire les voyait défiler, et ils échangeaient quelques mots avec lui, de très près, en lui parlant presque à l’oreille. Le commissaire les écoutait. Il souriait, hochait la tête, et je l’ai vu, au moins une fois, glisser la main dans la poche intérieure de sa veste pour en extraire ce qui devait être une carte de visite.  Je m'étais levé de ma place, au dernier rang de la salle et, quand tous les étudiants sont partis, le commissaire a dit: — Monsieur Auroux,...

Caucade (à Pâques)

J’ai appelé le commissariat central. J’ai dit que c’était à propos de la disparition de Monsieur Bilal Cherifi. Que j’avais entendu un témoignage troublant dont je voulais faire part aux enquêteurs. On a noté mon nom et mon numéro de téléphone, et on m’a dit que quelqu'un ne tarderait pas à me rappeler. J’ai attendu deux jours puis mon téléphone a sonné. La même voix m’a dit que le commissaire Langlois souhaitait me rencontrer. Il serait, le lendemain, en fin d'après-midi, au lycée des Eucalyptus où il donnerait une conférence. Il m’invitait à le rejoindre là-bas. C'était un jour de grand soleil. L’air était frais. On y respirait le parfum de la neige signalée dans la montagne voisine. Nice est une ville de montagne bâtie au bord de la mer. Un parfum blanc, qui vous faisait tourner la tête, comme celui de l'éther, tandis que le ciel était pervenche. Je n’ai plus l'habitude des rendez-vous. Je passe des semaines entières sans aucun rendez-vous. Je suis parti de chez ...

Au sud de nulle part

Je commence à me dire que bientôt ils cesseront de me parler, mes petits personnages inventés, ceux d’ailleurs. J’en ai l’intuition. Je pourrai les retrouver alors dans ces pages que j'écris mais je ne pourrai rien y ajouter. Ils ne me parleront plus, ce sera trop tard, et quoi que j’aie pu écrire, ils resteront figés. Aussi, avant de raconter la fin, je voudrais ne rien négliger de leurs apparences, de leurs voix ni de leurs gestes, profiter d'eux tant qu’ils gravitent autour de moi. Leurs présences m’accompagnent. Je ne sors pas de chez moi sans avoir une chance de les retrouver. Il suffit d’un que j’aperçois de loin, au coin d’une rue. Nous sommes à la mi-avril et la pluie ne cesse pas. C’est une pluie lente et patiente qui s’en va fouir le fond de la terre pour réveiller les plantes et les petits animaux, qui fait panteler les feuillages des arbres et s'envoler les chouettes. Un café littéraire vient de s’ouvrir près de chez moi, à l'arrêt Valrose de la ligne du tra...