Karim et Daniel retournent ensemble à La Barque rouge. C’est en septembre. L’établissement est resté fermé pendant plusieurs semaines. On dit que les propriétaires étaient partis en voyage, comme chaque année au moment où, à Nice, les touristes affluent. Et, ce soir-là, quelques dizaines de personnes s’y retrouvent en habitués. Il y a là des étudiants, des journalistes, un ou deux professeurs de philosophie, peut-être aussi un romancier. Il fait chaud et le ciel est chargé de nuages. La météo annonce qu’il pleuvra au milieu de la nuit. Dans le programme de la soirée, il n’est plus question du petit jeune homme qui montrait des tours de prestidigitation. Que sera-t-il devenu? La chanteuse que tout le monde attend s’annonce à une heure avancée. Quand elle paraît sur scène, toujours sous un unique projecteur, on se demande ce qu’elle a pu faire de tout l'été, tant elle est pâle. Sa robe rouge flotte sur elle. Elle s’accroche des deux mains au micro. Ses jambes ne semblent pas la porte...
Nous voyons bien davantage de choses que nous saurions le dire, bien plus que nous acceptons de voir. Le commissaire Langlois me parlait de l’inconnu du tramway, en même temps que nous pensions, l’un comme l’autre, à l’inconnu du môle dans lequel Karim croyait reconnaître l’assassin de son grand-père. Et, au détour d’une phrase, il m’a lancé: — Vous avez lu André Breton? Cette question m’a réveillé, comme un reproche. N’aurait-il pas été plus naturel que ce soit moi qui cite André Breton? Une phrase m’est revenue en écho, que le commissaire avait prononcée quelques instants auparavant. Il avait dit: “Et pourquoi, dans ce cas, dans le même esprit de recherche, tenir pour rien nos intuitions?” J’ai passé une bonne partie de ma vie à m’aveugler sur les choses réelles, celles dont on dit qu’elles vous “crèvent les yeux”. Et, dans les histoires que j’avais inventées, j’avais laissé trop peu de place aux “hasard objectif”, aux “illuminations”. Il aura fallu que le piéton de l’aube et que mes...