vendredi 19 juillet 2024

Where Is My Love

“J’aurais dû être avec les autres quand la police a envahi le squat de la rue Pierre Pietri, mais Arthur m’avait envoyé dans un appartement de la cité Aristote, à Bon Voyage. Vous connaissez?
— Oui, bien sûr. Que faisais-tu là-bas?
— J'étais chargé de peindre les murs. Depuis le début, j'étais chargé de petits travaux de peinture. Cela se passait dans des appartements qu'ils squattaient pour y accueillir des migrants, sans doute aussi des personnes qui étaient recherchées par la police mais que je n’ai jamais vues. Je prenais tout mon temps. Il me fallait un mois pour faire le travail qu’un autre aurait réalisé en trois jours. En plus, je pouvais rester des semaines sans rien faire parce que j’étais malade. Ils ne m’en faisaient pas le reproche. Ils me soignaient. Et d’habitude, le soir, quelqu’un venait me chercher en voiture pour me ramener au squat de la rue Pierre Pietri où je partageais le repas et où je dormais avec eux. Mais ce soir-là, ils m’avaient oublié. Cela arrivait quelquefois, et j’ai dormi dans le même appartement où je travaillais sans me poser trop de questions. Ce n’est que le lendemain matin, quand je suis allé boire un café au PMU du coin… Il était question de l’attentat. Sur l'écran de télévision où on suivait, l’après-midi, les arrivées des courses de chevaux, on voyait des photos de l'attentat, des vidéos d’interviews de la victime et d’autres personnes qui lui rendaient hommage, et on disait que les complices étaient activement recherchés. Alors, il n'était pas question d'eux… Mais tout de suite j’ai eu peur. J’ai essayé d’appeler Arthur, mais son téléphone ne répondait pas. Alors, j’ai eu encore plus peur, et je suis retourné à l’appartement où j’avais mon chantier
— Et ensuite, quelqu’un est venu te dire que tu pouvais trouver refuge en Algérie?
— Oui, quelqu’un de là-bas. Trois jours étaient passés. On avait annoncé l’arrestation des autres membres du groupe, et ma photo avait été publiée en première page de Nice-Matin
— Ils t’ont proposé de l’argent pour payer le voyage?
— Oui, mais j’ai refusé. Je ne connaissais pas ces gens. Je ne sais pas pourquoi mais je me suis imaginé que ce pouvait être un piège. Et puis, j’ai pensé à Abel. Je me suis souvenu qu’il avait repris le bail d’un hôtel situé à Caucade, près de l’aéroport. Alors, j’ai traversé la ville en craignant de me faire arrêter.” 


L’hôtel Marilyn fait partie des villas d’allures modestes, à la façade blanche, précédées d’un jardin, qui s’alignent dans l’avenue du Docteur Émile Roux, tout à l’ouest de Nice. On se demande à quels touristes timides il peut bien convenir. Il semble mieux fait pour accueillir les amants de passage, mais aussi des couples de retraités qui y prennent pension parce qu’ils s’y sentent comme chez eux, avec le soleil en plus et des roses sous leurs fenêtres.

Abel m’avait demandé d’arriver un peu tard, quand il aurait fini de servir ses clients et que ceux-ci auraient regagné leurs chambres. Et d’abord, nous avons dîné tous les trois, et j’ai été surpris que le menu fût le même que celui que j’avais partagé un jour, sur le port, avec les patrons de La Barque rouge et leur chanteuse. Des tranches de foie persillé, cuites à la poêle, accompagnées de tagliatelles.

Nous avons bu du vin. Abel a fait la conversation. Il a parlé du bruit que les avions faisaient dans le ciel. Certains clients s’en plaignaient mais ceux qui restaient plus longtemps en prenaient l’habitude. Surtout les plus vieux. Ils disaient qu’il était rassurant de savoir ainsi que le monde continuait de fonctionner. Que c’était comme le bruit des sirènes des voitures de police et celui des ambulances qu’ils entendaient la nuit. Eux ne servaient plus à grand chose, disaient-ils, mais qu’au moins les avions continuent d’atterrir en douceur, et que les ambulances continuent de transporter les malades, et que les pompiers courent éteindre les incendies avant que les habitants des immeubles ne sautent par les fenêtres! Que demander de plus au monde et à la vie? La France était tout de même un beau pays! Et pendant tout ce bref repas, Arsène n’a pas dit un seul mot. Il a bu plus que nous. Mais ensuite, Abel a allumé une cigarette, il s’est levé pour débarrasser la table et, comme j’ai voulu l’aider, il m’a répondu que non, qu’il fallait maintenant que j’emmène Arsène faire une promenade au grand air. “Il n’attend que cela, m’a-t-il dit. Il t’attendait depuis trois jours. Prenez votre temps. Je crois qu’il a beaucoup de choses à te raconter.” Et c’était la première fois, depuis que nous nous connaissons, qu’Abel me tutoyait.

Et alors, ça n’a pas fait un pli. À peine nous étions-nous éloignés que, sans préambule, Arsène a commencé à me raconter tout ce que j’ignorais encore.

Il m’a expliqué comment le groupe commandé par Arthur avait pris soin de lui. Comment il avait pu survivre en marge de ce groupe sans se sentir complètement perdu. Sans se noyer. Il a dit: “Ils parlaient devant moi, c’est vrai, mais ils savaient que je ne les écoutais pas, que j’avais l’esprit ailleurs. C'était surtout le soir, quand nous allions manger notre couscous au restaurant de chez Kader, où nous étions les seuls clients, derrière le rideau de fer à demi baissé, et où il y avait toujours de la musique. Ensuite, nous rentrions en marchant lentement dans la rue déserte. Je marchais derrière eux. C’était le moment où Arthur prenait Maria Luisa par le cou. Il tenait une cigarette dans l’autre main, et il continuait de parler. Maria Luisa était plus grande que lui. Ils étaient rigolos. Arthur parlait pour les autres en même temps que pour elle. Il faisait son métier de chef. De nuit comme de jour, il ne cessait pas d’expliquer, de raconter. Mais à présent, c'étaient plutôt des anecdotes concernant des aventures qui s'étaient déroulées ailleurs, dans d’autres villes. Souvent en Italie. Et c'était le moment où les autres riaient avec lui. Leurs voix résonnaient dans la rue déserte, sur la façade grise de l’église Saint Étienne. Parfois c'était Frida, parfois c’étaient les deux qu’il prenait par le cou, et elles se trouvaient ainsi emportées avec lui comme s’ils avaient volé, pas très loin du sol, plutôt comme s’ils avaient glissé sur des tapis volants ou sur des courants d’air.

Puis, il m’a parlé de ses habitudes de peintre, des visites que Maria Luisa venait lui faire, à l’heure du déjeuner, dans les appartements où il s’employait tant bien que mal à repeindre les murs. Où elle lui disait les doutes, les espoirs, les tourments que lui inspirait son amour pour Arthur. Où elle lui parlait de l’Irlande où elle aurait voulu aller vivre avec lui. Et comment ils finissaient par s’endormir en écoutant la pluie qui tombait dans la cour, derrière les fenêtres ouvertes.

Enfin, après longtemps, il m’a parlé d’Elvire. Il m’a raconté cette soirée étrange où ils avaient pique-niqué sur la plage, avec leurs amis, avant de remonter à pied, seuls tous les deux, dans l’obscurité, jusqu’à se retrouver à la terrasse d’un glacier qui formait un îlot de lumière. J’avais compris la chaleur étouffante qui collait les vêtements sur la peau, et la présence soudain de cet homme en chemise blanche qui semblait trop bien connaître Elvire, sans s'étonner d’ailleurs qu’elle fût avec Arsène. Mais ils étaient si jeunes, et c’est seulement alors que j’ai pu lui demander si, depuis cette lointaine époque, il l'avait revue. Et il m’a répondu que oui, oui, bien sûr, un certain nombre de fois, quand il était imprimeur, depuis qu’il était revenu de Paris.
“Oui, oui, a-t-il redit encore. Mais combien de fois, je ne saurais le dire. Elle m’appelait à mon bureau et elle me disait: ‘Ce soir, demain, s’il te plaît, tu m'emmènes promener dans ta belle voiture? Tu veux bien?’ J’avais alors de belles voitures. Et nous allions nous promener ainsi sur les routes des collines. Des nuits entières à errer, à parler, à nous arrêter n’importe où dans les vignes de Bellet, à couvrir les vitres avec la buée de nos souffles. Puis, nous sortions pour faire quelques pas dans les chemins creux. Parfois il faisait froid et nous tremblions de tous nos membres en nous tenant la main. De là-haut, vous savez, on voyait les pistes de l’aéroport mieux qu’on ne les voit d’ici. Et puis nous repartions sans savoir où aller, juste pour errer jusqu'au petit matin.
— Et tu dis que c'était elle parfois qui t’appelait?
— Non, c'était elle toujours. Quant à moi, je n’osais pas le faire. Je n’avais aucune place dans sa vie. Je ne voulais pas déranger sa vie. Elle avait des enfants, un vrai métier. Et moi, qui étais-je pour la solliciter, pour la distraire, qu’avais-je à lui offrir, même si je ne pensais qu’à elle? Elle était la personne la plus merveilleuse du monde et, malgré mes belles voitures, je n'étais qu’un voyou.
— Tu n’étais qu’un voyou, Arsène, mais elle t’a aimé!
— Ne dis pas cela, professeur! Peut-être que je mens. Peut-être que j’exagère. Tu sais comme j’ai bu! Je ne sais pas combien il y a eu de fois pendant toutes ces années. Peut-être dix, peut-être cinq, peut-être deux seulement.
— Peu importe combien de fois, Arsène. L’important, c’est qu’elle t’a appelé.
— Tu es gentil, professeur. Tu lui diras que nous avons parlé d’elle et que je l’ai aimée.”
Et c’était la première fois qu’à son tour, il me tutoyait.


Le lendemain, à l’aéroport, il a été arrêté. Il a été mis en prison et quatre mois plus tard, il a été libéré pour raison de santé. Nous nous sommes vus une fois dans un café. Il est venu chez moi, un soir, et nous avons dîné en écoutant de la musique. Il ne pouvait plus boire, il ne pouvait plus fumer, il fermait les yeux pour écouter la musique. Je lui ai fait écouter Where Is My Love de Cat Power. Il est mort bientôt après.

Au crématorium de l’hôpital Pasteur, nous étions quatre: Elvire, Maria Luisa, Abel et moi. J’avais apporté quelques photos de Contes, Elvire en avait apporté d’autres. Nous les avons alignées sur un banc.
“Vous pourriez en faire un petit livre”, a dit Maria Luisa.
“Il faudrait y ajouter un texte”, a dit Abel.
J’aurais aimé y ajouter leurs voix.


mardi 16 juillet 2024

Le fugitif

Un soir, le téléphone a sonné. C'était Abel. J'étais resté sans nouvelles de lui depuis la faillite de l’imprimerie, mais j’ai reconnu sa voix. “Allo, monsieur Morel, c’est Abel. Vous vous souvenez de moi?” Aussitôt j’ai deviné la raison de son appel. Après un si long silence, il ne pouvait pas avoir d'autre motif. Ma voix tremblait mais je voulais penser que je me trompais peut-être. J’ai parlé comme celui qui ne veut pas savoir. J’ai dit: “Oui, bien sûr, Abel. Que devenez-vous depuis si longtemps?”

Il devait être onze heures du soir. Je regardais un film. Abel avait trouvé mon numéro dans l’annuaire. Il n’a pas fait mine de répondre à ma question. Il a dit: “Je vous appelle parce qu’Arsène est chez moi, à l'hôtel.
— À l'hôtel?
— Oui, je suis propriétaire d’un petit hôtel, à Caucade, et Arsène est venu se réfugier chez moi. C’était il y a trois jours. Il est recherché par la police. Mais vous devez le savoir. Vous avez lu les journaux?”

Si je le savais! Julius Orbach avait fait une conférence à Nice, au Centre Culturel Méditerranéen. Il était connu comme l’un des meilleurs spécialistes de l’œuvre de Walter Benjamin, mais en cette occasion il avait parlé des Récits hassidiques de Martin Buber sur lesquels il avait publié un important ouvrage déjà traduit en plusieurs langues, et la même conférence avait déjà été donnée dans plusieurs autres villes. Et partout où il était passé, le public avait été nombreux et enthousiaste. Mais déjà à Londres et à Bruxelles, de petits groupes de protestataires avaient levé des pancartes dénonçant, en la personne du philosophe, un agent du Mossad. Julius Orbach, professeur émérite de l’université de Tel Aviv, était-il aussi un agent du Mossad? Un journaliste de France-Culture s'était permis de lui poser la question. Julius Orbach avait éclaté de rire et déclaré en français (une langue qu’il parlait avec un fort accent mais à la perfection) que si on attendait de lui une réponse, il était préférable de venir le chercher sur le sujet de ses livres. Et le journaliste en question se l'était tenu pour dit. Mais hélas, après la conférence, le taxi qui le ramenait à son hôtel avait été assailli par des motards. La première salve de kalachnikov avait fait éclater les vitres et criblé le philosophe qui se trouvait à l'arrière. Son secrétaire, qui était aussi son garde du corps, avait réussi à se dégager. Il avait roulé sur le sol, pistolet au poing, et il avait abattu les deux motards. Mais lui-même avait été touché, et il devait mourir, la nuit suivante, sur la table d'opération.

En l’espace d’une heure, Nice était devenue le centre de l’attention et de l'émoi de la presse du monde entier. L’assassinat de Julius Orbach faisait les gros titres. Il soulevait l’indignation. On avait retracé les grandes étapes de sa carrière. Des chefs d'état, des artistes, des intellectuels avaient voulu lui rendre hommage. On avait exhumé l’enregistrement d’un entretien avec Philip Roth où il disait (en anglais) tout ce qu’il devait à l’enseignement d’Emmanuel Levinas. Surtout on avait rappelé la liste interminable des assassinats terroristes commis, au fil des décennies, au nom de la cause palestinienne. Car on ne doutait pas que l’assassinat d’Orbach s’inscrivait dans la même série. Et dès l’aube du lendemain, un vaste coup de filet avait été effectué dans les milieux radicaux de Nice et de ses environs. Et c’est ainsi que, pour la première fois, j’ai entendu parler du squat de la rue Pierre Pietri et du groupe auquel appartenait sans l’ombre d’un doute les deux assaillants. Et comme la rue Pierre Pietri est adjacente de l'église Saint Etienne où j’avais mes habitudes lorsque j'étais enfant, je me suis souvenu du bar du KWa, situé tout près de là, à l’angle de la rue Vernier et de la rue Dabray. Je me suis souvenu de ce jour d'hiver où j’avais aperçu Arsène derrière la vitre, qui se tenait debout au comptoir, devant un verre de rhum, et où j'étais entré pour vérifier que je ne me trompais pas, que c’était bien lui, et pour tenter vainement de renouer le contact. Et le groupe d’étudiants qui étaient alors assis à une table voisine, et qui m’avaient impressionné par leur beauté et par leur gravité, par leurs yeux cernés dans des visages trop pâles, et par les quelques mots que j’ai pu entendre, sortant de la bouche de celui qui paraissait leur chef, où il était question de colonialisme, de la Nakba, de l’occupation de la Cisjordanie, de résistance, de résistance encore, j’ai cru les revoir aussi, et en un instant j’ai eu l’intuition que les deux assaillants figuraient sur l’image.

Je n’en ai rien dit à personne, et d'abord, dans la presse, il ne fut pas question de lui, de mon ancien élève, mais deux jours plus tard son portrait figurait en première page des journaux avec son nom écrit en toutes lettres. Il était recherché. Il avait trempé dans cette affaire. Et maintenant il était traqué comme un animal. 


J’ai dit: “Il est chez vous? Je ne vois pas bien ce qu’il espère. Il doit se rendre à la police. Il faut lui dire cela, qu’il doit se rendre à la police. Et au plus vite.
— C’est bien ce que j’essaie de lui faire entendre, mais il parle de prendre un avion.
— Pour aller où?
— Il dit que des gens qui se trouvent en Algérie ont pris contact avec lui, par un intermédiaire, et qu’ils l’attendent.
— Cela n’a pas de sens. L’aéroport est surveillé. Il sera arrêté.
— Il le sait, mais il veut tenter sa chance. Il dit qu'il est malade, qu’il ne lui reste pas longtemps à vivre et qu’il ne veut pas finir en prison.
— Mais il ira en prison, et vous aussi, vous aurez à vous expliquer avec la police. Enfin, Abel, il est bien temps qu’il se souvienne de vous. Vous ne lui devez rien. Il vous a causé déjà assez d’ennuis. Ou est-ce que je me trompe?
— Je ne peux pas le chasser, je ne peux pas le dénoncer, monsieur Morel. Et il me parle de vous.”
J’ai fait mine de ne pas entendre. J’ai dit: “Tel que je vous connais, j’imagine que vous lui avez donné de l’argent pour acheter son billet d’avion?
— Exact. Je lui ai même donné des vêtements propres et des médicaments. Il tousse, il est maigre, on croirait qu’il dort sous les ponts depuis des mois. Il dit qu’il n’est pour rien dans cet assassinat. Qu’il ignorait tout de ce projet. Qu’il a été accueilli par ces jeunes gens quand il était au plus mal, mais qu’ils ne l’ont jamais mêlé aux affaires de leur groupe.
— On veut bien le croire! Comment auraient-ils pu lui faire confiance? Là n’est pas la question. Et que veut-il de moi?
— Il me parle de vous, de ses années au lycée de Contes, et d’une jeune fille qu’il a connue là-bas. Il dort dans la journée, et la nuit, quand les autres clients sont montés se coucher, il n’en finit pas de me parler de cette personne à laquelle je comprends qu’il n’ose pas s’adresser, et à laquelle peut-être il voudrait faire passer un message. Et il me dit que vous restez le seul à les avoir connus quand ils étaient ensemble.”  


On raconte qu’une boutade courait dans les studios hollywoodiens de l’époque héroïque, selon laquelle, quand une histoire finit bien, c’est qu’elle n’est pas finie. J’avais pu croire que l’histoire d’amour entre Arsène et Elvire était finie depuis longtemps. Qu’elle n’avait été qu’une chimère d’adolescents, qu’elle s’était dissoute dans l’air comme les rêves s’effacent au réveil. Qu’eux-mêmes l’avaient oubliée, qu’il ne restait que moi pour en garder le souvenir et pour confondre notre faubourg ouvrier de la vallée du Paillon avec la Vérone du conte de Shakespeare. Et voilà qu’Abel m’annonçait qu’au moins dans le cœur du garçon, ce vieil amour parlait encore. Mourir, dormir, rêver peut-être… Selon toute apparence, Arsène était arrivé au bout de son chemin. Mais avant que la police ne l’arrête et qu’il ne meure, il suffirait que je me rapproche de lui, que je l’interroge, que je l’écoute, pour que leur belle histoire finisse comme un roman.

lundi 15 juillet 2024

Génèse


Mes histoires reposent sur la distinction entre impressions de lieux et intrigue.

Au départ, il y a des impressions rencontrées dans des lieux. Il s’agit de lieux épars, séparés, qui me sont familiers ou qui ne le sont pas, et qui ne communiquent pas, comme s’ils étaient incompatibles. Et ces impressions peuvent me venir de l’enfance, être restées en réserve dans ma mémoire depuis de nombreuses années, ou avoir surgi tardivement, un beau jour.

Elles se composent toujours de plusieurs éléments, mais elles appartiennent toujours à l’ordre de l’imaginaire, ce qui veut dire qu’elles n’ont pas de sens, qu’elles ne me disent rien, que je peux à la rigueur essayer de les décrire, de les évoquer (de les montrer), ce qui est très difficile dans la mesure où le “film de la parole” ne permet pas de faire des plans fixes, de s’attarder sur rien, à la différence du “film des images” (M. Duras, à propos d'India song, 1975, voir aussi la place donnée au temps et aux plans fixes dans le cinéma de Chantal Akerman), mais surtout il se trouve que je ne peux pas dire ce qu’elles me disent, pas même les nommer, les répertorier autrement que par le nom du lieu où elles ont été éprouvées, ce qui est très insuffisant.

D’abord, elles ne sont pas symbolisables. D’où le risque pour elles (et pour moi) qu’elles se perdent, qu’elles n'accèdent jamais au rang de ce que Gilles Deleuze appelait les percepts, par quoi il désignait les ensembles de perceptions ou de sensations qui survivent à celui qui les éprouvent, et qui sont en cela l’apanage des artistes.

Puis, avec le temps, il arrive que ces impressions se peuplent de personnages que je finis par nommer. Une intrigue se dessine à l’intérieur de laquelle les impressions de lieux s’organisent en nombre et en série, mais aussi se creusent et se précisent.

Je veux dire par là que les impressions de lieux génèrent des intrigues. Mais aussi qu’en retour, les intrigues sélectionnent parmi les impressions disponibles dans ma mémoire, dans mon stock personnel, qu’elles les rangent en séries, et qu’ainsi elles les conservent en même temps qu’elles les précisent, les creusent, les enrichissent, leur donnent de l’épaisseur, un contour plus net, au prix de quoi il devient possible de les partager avec d’autres.

“Un cœur tendre qui hait le néant vaste et noir / Du passé lumineux recueille tout vestige” (Ch. Baudelaire)

Au prix de quoi peut-être elles me survivront.