Mais Pierre ne réalise pas son projet — qui était d’ailleurs celui de Raymond Butler plutôt que le sien. Un projet que Raymond Butler lui avait légué en même temps que la maison. “Elle est à toi, lui a-t-il écrit, tu peux la vendre, mais tu peux aussi en faire une résidence d’artistes. Et dans ce cas, si c’est ton choix, Sylvio pourra t’aider à effectuer les démarches nécessaires pour obtenir un agrément ministériel et les subsides qui vont avec.” Et Pierre s’est résolu à cette idée, il s’y est rangé, en même temps que, dès le premier jour, il a su qu’il ne passerait pas à la réalisation. Qu’il en était incapable. Que c'était impossible. Ce qu’on appelle, je crois, de la procrastination. Encore que je n'aime pas ce mot un peu trop long et difficile à prononcer. Pierre avait un problème avec la maison. Tant qu’elle était celle de son ami et ancien amant Raymond Butler, c’est-à-dire tant que Raymond Butler était vivant, et même si celui-ci n’y passait que quelques jours par an, il s’y sentait bien, il était content de l'habiter, il en était le gardien, mais aussitôt après sa mort, il ne s’y est plus senti chez lui. Elle était trop vaste, trop luxueuse, trop richement meublée pour un simple professeur de musique de la banlieue parisienne, depuis peu à la retraite, comme il se voyait lui-même. Il ne pouvait pas y déplacer un fauteuil, une lampe, un tableau, sans craindre de commettre une faute de goût, sans se demander si Raymond aurait approuvé ce changement, sans craindre de le trahir. Il revenait aussitôt sur sa décision, et par conséquent, encore une fois, la journée était perdue. Tel était son tourment. Tel est le tourment où il est enfermé. Il voudrait aménager la maison pour mieux l'adapter à l'accueil de jeunes et vrais artistes, il passe des semaines et des mois à s’y essayer, mais il n’y arrive pas, c’est impossible. Et le problème c’est qu’il ne se décide pas non plus à la mettre en vente comme Raymond, dans son codicille, l’a autorisé à le faire, c’est tout aussi impossible, et cela restera à jamais impossible, il le sait aussi bien depuis le premier jour. Alors, il trouvera moyen de s’en éloigner un peu, au moins pour quelques heures par jour.
Pierre (l’oncle d’Arsène) est de taille moyenne, mince, les épaules larges, les pommettes creuses, un nez aquilin, les yeux clairs. Il porte des pantalons de velours côtelé et une veste en tweed très élégante encore que usée, quelque chose de british dans l’allure, ou de vieux parisien, avec des Paraboot à lacets, en cuir pleine fleur, semelles épaisses, cousu norvégien, trépointe à bourrelets, et toujours à la main un cartable en cuir épais lui aussi, élégamment vieilli. La tenue qu’il portait pour aller faire ses cours. Avec chemise à carreaux et cravate sous un pull à col en V. Sans rien de trouble dans son maintien ni dans ses gestes, encore moins dans son regard, sans rien d’ambigu. Sérieux, attentif et distant à l'égard des jeunes filles aussi bien que des garçons. La franchise même et la discrétion. La proviseure l’adorait, les élèves aussi. Et maintenant encore, chaque fois qu’il sort, il a quitté la cravate mais il emporte son cartable, comme s’il avait à revoir une partition d’Arnold Schoenberg en buvant son café à une table de son bistrot habituel, ou à annoter un texte théorique de Pierre Boulez, ce qui lui arrive de faire, ou un texte de John Cage, ou comme si plutôt il avait à terminer une traduction du latin, d’un poème de Properce, par exemple, ou d’Ovide. Mais maintenant, dans son cartable, il emporte aussi, avec son carnet Filofax à anneaux, avec toujours au moins une partition et des crayons bien taillés, une grosse boîte métallique de bière. Dès le matin.
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