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La Cité Aristote

Nos jeunes gens de L’Agadir avaient des amis à la Cité Aristote qui était à la sortie de la ville et qui servait à l’accueil de migrants. La plupart arrivaient d’Italie. Ils avaient traversé la mer sur des embarcations de fortune, poussés par la misère, les violences et le dérèglement climatique, puis ils avaient poursuivi leur voyage à pied, franchissant la frontière par la route des cols. Ils étaient en transit, le temps que leurs dossiers de régularisation soient instruits et que leur sort soit scellé. Mais la procédure pouvait durer longtemps, et quand la décision était prise, que le droit d’asile leur était refusé, et qu’il ne restait plus qu’à les renvoyer d’où ils étaient venus, il arrivait souvent qu’ils échappent aux recherches. Certains avaient quitté la Cité Aristote, ils étaient allės se perdre dans la foule des clandestins qui hantent les quartiers intérieurs de nos villes, vivant d'emplois précaires et dormant sous les ponts. D’autres s’y cachaient encore, et quand on interrogeait ceux du même immeuble, ils prétendaient ne rien savoir les concernant. Ils avaient oublié leurs noms, et étaient incapables même de les reconnaître sur les photos que la police leur montrait.

Une association était agréée pour gérer cet accueil. Elle était animée par un petit groupe de militants altermondialistes. Parmi eux, deux agents infiltrés avaient pour mission de surveiller d’éventuels candidats à l’action terroriste. L’inspecteur Auden ne m’avait pas dit leurs noms, mais il m’avait assuré qu’eux, en revanche, savaient qui j'étais et qu’en cas de grabuge je les verrais à l’œuvre.

La Cité Aristote avait fait l’objet d’une attaque d’une violence exceptionnelle peu d’années auparavant. Celle-ci avait été menée par un groupe d’activistes de l’autre bord politique et appuyée par des forces paramilitaires venues de l’étranger. Sur les cinq bâtiments, deux avaient été incendiés et totalement détruits. On les avait reconstruits à l’identique, des tours de huit étages, et aujourd'hui il ne restait personne de l’ancienne équipe d'encadrement. Certains avaient péri au cours de l’attaque, d’autres avaient été exfiltrés vers de lointaines colonies, mais on se souvenait d’eux. On se souvenait de leur courage héroïque, qui avait permis de sauver d'innombrables vies humaines. Lourenço, Angelina, Rodrigo, Carmen, Igor, et même Antonin Nadal, le célèbre linguiste: on se répétait leurs noms.

La nouvelle association s'était intitulée Chefe Lourenço, en mémoire de Lourenço Pereira qui avait été le plus ancien du groupe et le leader. Il était mort avec sa fille, Angelina, le soir de l’attaque, rattrapés tous deux par un missile qui avait explosé leur voiture alors qu’ils se dirigeaient vers l’Italie par la route du bord de mer. Un plongeon digne d’Icare, le jeune audacieux. Lourenço et Angelina avaient tenu le restaurant des Amis, qui, à présent, était repris par une famille d’exilés algériens dans lesquels il semblait qu’on pût avoir confiance.

Hermione intervenait à la cité deux fois par semaine. Elle y donnait des cours d’alphabétisation et j’ai pu, tout au long de l'année, l’aider dans cette tâche. Quand nous revenions en tramway, le soir, il m’arrivait de lui dire combien j'étais heureux de cette expérience que nous partagions J’avais aidé ces gens à apprendre des mots de notre langue, ils avaient ri de leur difficulté à bien les prononcer, nous avions chanté ensemble l’histoire de la cane de Jeanne qui était morte au gui l’an neuf après avoir fait, la veille, merveille, un œuf. Puis ils avaient écrit, penchés sur leurs cahiers, de façon maladroite, tandis que je me tenais debout devant la porte vitrée qui donnait sur un jardin, où je regardais le jour qui baissait entre les branches d’un arbre déplumé où un petit oiseau criait en sautillant.
— Je pourrais rester là, disais-je à Hermione, si je n'étais pas si vieux. Je pourrais vivre avec eux, loger dans la cité, enseigner à lire et à écrire à ceux qui ont le courage d’apprendre. Je ferais l'intermédiaire entre les familles et les maîtresses de l'école. Je chercherais à lire, dans les carnets de santé, les dates des vaccins. Je prendrais des rendez-vous pour les femmes enceintes. Le soir, je dînerais au restaurant des Amis dont le patron semble aimer le jazz au moins autant que la musique de son pays. Je resterais à parler avec lui après que tous les autres soient partis. Nous fumerions des cigarettes, lui en buvant du thé à la menthe, moi en buvant du vin rouge. Bien sûr, nous parlerions de la guerre, des guerres passées et à venir, des attentats, des otages, des tortures, des bourreaux, des égorgements, des décapitations, des armements, des enfants qu'on déporte en masses, mais nous parlerions aussi des chevaux qui courent à l’hippodrome de Cagnes-sur-Mer. Fayçal est un fieffé turfiste, il aime les chevaux. Et, bien sûr, pour finir, nous parlerions du mariage de sa fille avec un garçon qui est de leur religion mais dont la mère est divorcée. 

Nous nous tenions debout dans le tramway qui traversait la nuit d’automne. Les vitres reflétaient nos images. Hermione me regardait en souriant. Je lui disais aussi:
— Il se peut que je me trompe mais je crois que vos amis de la Cité Aristote sont des gens sincères. Je crois que leurs intentions sont pures. Qu’ils sont d’une loyauté parfaite. Ce sont, quant à eux, de tendres guerriers, mais je regrette qu’il n’en soit pas de même pour vous. Je sais que vous avez un plan derrière la tête. Vous vous êtes mis dans l'idée d’être les plus radicaux de tous les activistes, les plus redoutables et les plus secrets. Vous vous rêvez en Francs-tireurs et partisans. Mais vous vous trompez. La France d’aujourd'hui n’est plus celle occupée par les nazis. C’est un pays libre, et votre plan est voué à l'échec. Vous irez en prison. Tu as, Hermione, autre chose de mieux à faire de ta vie. Tu es belle, tu es intelligente, tu vaux mieux que cela. Finis ta thèse et fais en sorte, s’il te plaît, de te rendre réellement utile! Ou alors, va-t-en en voyage, n’importe où, éloigne-toi d'ici pendant un an ou deux!

Son regard soutenait le mien. Elle avait refait son maquillage, un carmin sur les lèvres qui faisait ressortir le vert de ses yeux. Et elle continuait de sourire mais elle ne me répondait pas.

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