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Affichage des articles associés au libellé Le bout du monde

Vestige

Pierre écoute de la musique en lisant les partitions, Nina écoute de la musique, le soir, sur son poste de radio, en faisant de la couture; et peut-être parce qu’elle écoute de la musique en faisant de la couture, bientôt ce n’est plus tout à fait de la couture qu’elle fait mais quelque chose d’autre à quoi elle est incapable de donner un nom. Le processus de transformation de son activité (de sa petite entreprise) a commencé ailleurs, dans la rue où elle fait des photos . D'abord, elle fait des photos de gens “stylés” (stylish) qu’elle rencontre dans la rue et dont elle publie les photos sur son compte Instagram, des photos dont elle fait collection, pour faire valoir qu’à Nice aussi il y a des gens stylish qu’on rencontre dans la rue, le plus souvent à la terrasse du Liber’Tea ou dans ses environs, mais aussi avec l'idée qu'un jour elle pourra en faire d’autres, elle aussi, à Paris et pourquoi pas à New-York. Voilà les faits. D’abord, sur mon conseil, elle s’emploie à se ...

L'Excelsior

Georg Duncan m’a raconté ceci: J’ai passé une année en Ligurie. J’avais trouvé à louer une masure restaurée, située à trois ou quatre kilomètres d’un petit port de pêcheurs où il y avait un cinéma. J’avais loué cette maison dans l’espoir qu’une femme viendrait m’y retrouver pour l’habiter avec moi. J'étais jeune, très amoureux de cette femme qui n'était pas libre, nous avons échangé des lettres, je crois qu’elle a hésité mais elle n’est pas venue. Elle était plus âgée que moi. Je m'étais mis dans l'idée d’écrire un roman qui aurait raconté notre histoire comme j'avais cru la vivre, comme je me l'étais racontée à moi-même pendant les quelques mois qu’avait duré notre liaison. J’y travaillais avec assiduité, plusieurs heures par jour et même la nuit. Je vivais de pas grand-chose, en sandales, pantalon de toile et chemise ouverte, la nuque brûlée par le soleil de l'été. Je m’imaginais dans la peau d’ un voyageur romantique . Je descendais au port chaque matin ...

Conte de Noël

Avec l'arrivée de l'hiver, Pierre a froid dans son abribus quand il fait nuit, ce qui n'empêche pas qu'il reste plus longtemps. Des hommes l’observent d'un peu loin, depuis le seuil de l'Auberge des Vieilles Écuries où ils sortent pour fumer une cigarette et pour le voir, dont un qui dit, Il est toujours là, il ne faudrait pas qu'il s'endorme sur le banc, tandis qu’une maison confortable l'attend à pas plus d’un kilomètre. Le col relevé de sa veste, un bonnet sur la tête, pas assez couvert, transi avec toujours une nouvelle partition sur les genoux qu’il a reçue par la poste, qu'il scrute et qu’il annote au crayon rouge et, posée à côté de lui, une boîte de bière, c'était la dernière, qui est vide maintenant. Dans le halo de lumière de l'abribus, ce qu'il peut voir de cette partition, on se demande, avec ce qu'il a bu de bière, et ensuite comment il finit par se lever, rassembler son barda pour s’en retourner à pied comme il étai...

La Belle Hélène

Mon grand-père travaillait à la poste, un emploi très modeste dont le salaire lui permettait à peine de nourrir sa famille, mais il était aussi pompier-volontaire, ce qui lui valait un accès gratuit au théâtre de l'opéra où, debout dans les coulisses, il était censé prévenir les départs d'incendies. Venant d’Italie, il s'était établi à Douai, où il s’était marié et avait eu des enfants. Mon père n’avait que douze ou treize ans quand mon grand-père est mort, mais il se souvenait de l’avoir accompagné dans les coulisses du théâtre de l'opéra au moins une fois, pour une représentation de La Belle Hélène . Mon grand-père, venant de Naples, se dirigeait vers le nord, probablement vers la Belgique, peut-être la Hollande, et je me suis toujours imaginé qu’il s’était arrêté à Douai parce que cette ville était dotée d’un théâtre d'opéra à l’italienne. De fait, il était entré à la poste et j’ai cru comprendre qu’il était chargé d’installer les téléphones chez les particuliers...

Andromaque

Ils répétaient Andromaque . Ils étaient une petite troupe de comédiens amateurs, ils se déplaçaient dans un parc, à la tombée de la nuit, à l’abord d’une ville nouvelle, ou le long de la route, ou dans les rues désertes, et de loin je les voyais qui parlaient sans entendre ce qu’ils pouvaient se dire, mais que c'étaient de longues phrases qui s’enchaînaient et qui se répondaient l’une l’autre. Je voyais qu’ils parlaient haut et fort mais sans violence, du même souffle qui les portait, qui les poussait de l’avant, au même rythme, du même bon pas de cavaliers français, ou juste un instant soudain pour se retourner, se regarder l’un l’autre sans que le discours s'arrête, plutôt pour ajouter une répartie cinglante comme un fouet de l’air, une question jetée à la face de l’autre, l’aveu d’une passion qui les terrassait, une circonstance, un reproche, une raison qu’ils devaient exprimer avant de reprendre leur déambulation assidue dans la nuit, le long de la route où je les voyais à ...

OVNI

Elle m’a fait entrer dans la classe, elle m’a dit, Quand j'étais enfant, nous étions là une trentaine d’élèves, à présent ils sont moins de dix, pas plus de huit cette année. Chaque année, l’inspection académique nous annonce qu’elle supprime le poste, alors nous descendons en délégation devant le rectorat, nous y faisons du bruit, les journalistes de Nice-Matin viennent nous interroger, nous pique-niquons sur place et nous finissons par obtenir gain de cause pour l'année qui commence. Mais cette fois, je crains fort qu’il n’en aille pas ainsi. Un autobus viendra chercher les enfants le matin pour les transporter à Guillaumes et il les ramènera le soir. Notre petite école sera fermée. Il y avait dans cette salle tout le matériel qu’il fallait pour faire une belle école: les tables des élèves, le bureau du maître perché sur son estrade en bois, le grand tableau noir en authentique ardoise avec ses craies de différentes couleurs, des cartes en relief de la France et du départeme...

Où es-tu?

— L’instituteur était chez nous depuis deux ans, m’a dit le maire, nous l’attendions au retour des vacances d'été. Nous ne nous sommes pas inquiétés d’abord, il avait parlé d’un assez long voyage qu’il voulait faire, mais à la rentrée de septembre il n'était pas de retour, et quand Ingrid vous a vu ici, elle a cru que vous étiez son remplaçant. Elle m’a appelé à l’atelier, elle m’a dit, J’ai ici un monsieur qui a loué une chambre, il est seul, je ne le connais pas, je me demande si ce n'est pas le nouvel instituteur. Je lui ai dit, C’est facile de le savoir, tu n’as qu’à lui poser la question, mais elle m’a répondu qu’elle n’osait pas, que ce n'était pas à elle de le faire, qu’elle était commerçante. J'étais arrivé en milieu d’après-midi. L’auberge était bien à sa place, au fond de l’épingle à cheveux que fait la route qui traverse le village, avec le même air abandonné qu’elle montrait huit ans auparavant, quand nous y avions dormi. Je ne me souvenais pas du numéro...

Mstislav Rostropovitch

Pierre se souvient que Mstislav Rostropovitch jouait dans les salles de concert les plus prestigieuses partout dans le monde, avec les plus grands orchestres, sous la direction de chefs renommés, devant les publics les plus connaisseurs et les plus exigeants, mais il se souvient aussi des tournées qu’il lui arrivait de faire dans des villages perdus de Sibérie où il s’acheminait en camion ou en naviguant en barques sur les rivières, avec un tout petit nombre d’autres musiciens et un unique récitant qui était chargé de présenter les œuvres; et il se dit que c'étaient là deux visages très différents du même métier d’artiste, deux faces opposées; et il se trouve que, s’il nourrit la plus grande admiration pour le Rostropovitch qui crée, le 4 octobre 1959, à Leningrad, le Concerto pour violoncelle et orchestre n⁰ 1 que son ami Dimitri Chostakovitch a écrit pour lui et qui présente d’incroyables difficultés techniques, il est fasciné peut-être davantage par les petits concerts que le mê...

Âme en peine

Maintenant je retrouve Jean chaque fois que je vais dormir chez eux. Il occupe un couloir. Au-dessus de son lit, des étagères où il aligne des livres de la Série noire. Il en achète un, il le lit jusque tard dans la nuit, je vois la lumière sous sa porte, puis il le range avec les autres. Je vais compter combien il y a de livres sur son étagère le lendemain matin quand il est déjà parti. Je ne me souviens pas qu’il se soit jamais adressé à moi, qu’il m’ait jamais vu mais je l’observe. Il dîne assis à côté de mon grand-père de ce que ma grand-mère a préparé (des cocas à la frita, tortillas et poulet farci, avec de la salade et une pointe de brie), ils partagent la même bouteille de vin, il ne parle qu’à lui, non pas des chantiers où il travaille mais des cafés qu’il fréquente le soir quand il ressort. Il est question de bagarres et peut-être de filles que les garçons comme lui rencontrent dans les bars, et mon grand-père fait un signe vers moi avec la pointe de sa fourchette pour lui ra...

37 - Le cirque

Un cirque s’est installé de l’autre côté de la route. Je ne l’ai pas vu s’installer, puis un beau jour il était là. Nous arrivions à la cité Aristote, Hermione et moi, et nous l’avons vu en descendant du tramway. Hermione a dit: “Tiens, le cirque est revenu!”, pas davantage, et j’ai pensé qu’il devait revenir chaque année, à peu près à la même période. Nous étions à la fin de l’automne, quelques jours avant Noël et de ce jour le cirque a fait partie du paysage. Il était avec nous mais en même temps, avec ses caravanes, ses animaux, son chapiteau aux vives couleurs, semblable à une montgolfière prête à s'envoler mais qui ne s'envolait pas, il appartenait à un autre monde. C’est ainsi que je m’en souviens. De toute évidence, il venait d’ailleurs. L'idée ne m’a pas traversé l’esprit que je pourrais assister au spectacle. Je ne gardais pas un très bon souvenir des cirques de mon enfance. Leurs spectacles m’effrayaient. J’aimais voir les amazones debout sur leurs chevaux, sautan...

36. La Villageoise

Julien Morelli ne nous accompagnait pas à la cité Aristote. J'accompagnais Hermione et personne d'autre du groupe de L’Agadir ne venait avec nous. Je pensais que Julien Morelli voulait détourner mon attention du complot qui se tramait ailleurs, que la cité Aristote était un leurre, et encore que la compagnie d'Hermione m'était bien agréable, je m'étais ouvert de ce doute à l'inspecteur Auden, à quoi il m'avait répondu que oui, telle était sans doute l’intention de Morelli, mais que pourtant je ne devais pas renoncer à me rendre là-bas. “Nos agents infiltrés m’assurent qu’il ne s’y passe rien de très significatif, me dit-il, mais j’ai du mal à m’en convaincre, et peut-être que vous…” J’ai donc continué à participer aux leçons de français. J'y prenais le plus vif intérêt. J'avais le sentiment d'y découvrir d'autres aspects de la langue, des secrets archaïques dans la forme des lettres et la composition des mots. Certains soirs, comme la nuit to...

35. Pas l'un sans l'autre

Posons qu’un son se fait entendre dans une série. Il peut être remarquable, nous émouvoir alors pour deux raisons opposées: parce qu’il entre en cohérence avec cette série, ou au contraire parce qu’il n’y entre pas, parce qu’il apparaît comme celui que nous attendions et qu’il satisfait cette attente ou au contraire parce qu’il est inattendu. Et il peut être attendu ou inattendu pour des raisons qui tiennent 1) au rythme, c’est-à-dire à l’instant où il se produit ou ne se produit pas à l’intérieur d’une chaîne de scansions répétitives, ou des raisons qui tiennent 2) à l’une ou l’autre de ses caractéristiques physiques propres, à savoir sa hauteur, son timbre, sa durée et son intensité. Quand Sean Ronayne va enregistrer des cris d'oiseaux dans la campagne irlandaise, la joie qu’il en éprouve consiste tout à la fois dans l’attente et la surprise. Il se rend avec son matériel dans tel coin de campagne pour enregistrer le cri de tel oiseau qu’il s’attend à y rencontrer et qui manque à ...

34. Le Sacre du printemps

À un peu moins d’un kilomètre de Séré il y a un carrefour où on trouve une station-service, une poste, un restaurant et une station d’autobus. C’est là que Pierre se rend chaque matin pour boire du café, manger des croissants et lire les journaux, et c’est là qu’il revient à midi pour déjeuner et le soir pour boire des verres, debout au comptoir, au milieu des autres. C’est une habitude qu’il a prise. Au début, il ne venait pas si souvent, pas de façon aussi régulière, mais dès le matin, sitôt qu’il se réveille, il éprouve le besoin de marcher, de prendre l’air, de s’extraire d’ ici (c’est-à-dire de la maison). Derrière la station-service, il y a une route étroite qui donne accès à des villas aux murs blancs, qui paraissent inhabitées (aveugles) la plupart du temps, précédées de jardins fleuris, puis on traverse les champs de colzas qui s'étendent jusqu'au pied d’une colline boisée, au sommet de laquelle sont deux bancs. Il lui arrive de marcher jusqu'à eux et de s’y asseoi...