Erika est une jeune violoniste norvégienne. Un soir, elle donne un concert dans une petite ville du Hardangerfjord, dans le comté de Vestland. C’est le printemps, la nuit est claire, étoilée. La manière d’Erika consiste à ajouter la musique de son violon aux sons de la nature qu’elle a enregistrés, ceux des troupeaux de rennes, des ruisseaux, de la pluie et du vent dans les arbres. Après le concert, elle retourne à la caravane qui lui sert de loge. On frappe à sa porte. Un admirateur se présente, sa casquette à la main. C’est un vieux monsieur prénommé Jonas. Il la félicite pour sa prestation, il lui dit combien il aime sa musique et qu’il a fait un long voyage pour l’entendre. Puis, avec sa permission, il lui raconte l’histoire suivante.
Quand il était jeune, il a étudié le violon au conservatoire de sa ville en Ukraine où il habite encore. Puis il a abandonné l'étude du violon mais il a gardé son instrument. Il lui arrivait d’en jouer, mais il ne le faisait plus d'après les partitions de musique classique qu’il avait étudiées. Elles étaient devenues bien trop difficiles pour lui, depuis qu’il ne s’exerçait plus chaque jour, et il en avait perdu le goût. Il se contentait d’improviser, comme cela lui venait et, contre toute attente, la musique qu’il jouait alors avait des accents qui lui paraissaient plus beaux que celle qu'il avait su tirer des grands compositeurs.
Il était trop occupé par sa nouvelle vie d’adulte, par son travail, par ses amours, pour s’essayer souvent à cette fantaisie, mais le miracle d’une jolie musique se reproduisait chaque fois qu’il touchait son violon, si bien qu’il se disait qu’un jour il s’y consacrerait vraiment. Qu’il s'intéresserait à elle. Qu’il cultiverait sa manière exotique et charmante. Puis, sa vie a changé. Il s’est mis en couple avec une jeune femme dont il était très amoureux. Tous deux, pour être ensemble, avaient dû échapper à d’anciennes liaisons. Il dit:
— Pour des raisons trop longues à expliquer, nous étions des fugitifs, des réprouvés, et souvenez-vous que la guerre était déjà commencée.
“Nous avions trouvé à habiter dans un vieil immeuble du quartier historique qui avait été touché par les bombardements. Notre logement se composait d’une seule grande pièce et d’une cuisine, nous y avions emménagé très vite, sans l’aide de personne, et une partie de ce que nous possédions avait été remisée à la cave. Mon violon s’y trouvait. Je l’avais négligé. Depuis plusieurs mois je n’avais plus pensé à lui. C'était comme si, avec lui, j’avais renoncé à mon âme d’enfant. Comme s’il me faisait honte. Et puis, un soir, j’ai éprouvé un désir violent d'y poser mes doigts. D’entendre sa musique. De sentir son odeur et son poids si léger entre mes mains. D’ajouter de la colophane au crin de son archet. De faire vibrer ses cordes. Je suis donc descendu à la cave pour le ramener chez nous, mais à ma grande surprise, il n'était plus là. Il avait disparu, on me l’avait volé.
“Comprenez bien, ajoute-t-il, j'avais eu beau chercher, il n’y avait pas de doute. Mais le plus troublant dans l’affaire était moins le vol, la disparition de cet objet précieux, que le fait que j’avais dû ouvrir la cave avec ma clé. Je me représentais mentalement la succession des gestes que j'avais faits quand j’avais descendu les escaliers du vieil immeuble, quand j’avais parcouru les couloirs du sous-sol, je prenais garde d’en oublier aucun, et j'étais bien certain d'avoir ouvert ma cave avec ma grosse et lourde clé, ce qui donnait à l'opération l'apparence incroyable d'un numéro de cirque, d'un tour de prestidigitation.
“Bien sûr, les voleurs avaient pu entrer là en se servant d’un passe-partout, mais fallait-il imaginer qu’ils aient pris soin ensuite de refermer la porte et la serrure derrière eux? Cette idée me paraissait loufoque. En outre, rien d’autre n’avait disparu, pas même les trois ou quatre bonnes bouteilles de vin que je gardais pour les grandes occasions, pour le cas où mes amis me reviendraient un jour. Tout se passait comme si les brigands en question avaient su que le violon était six étages au-dessous de chez moi, dans cette cave où nous allions nous réfugier en cas d’alerte, quand les drones de l’ennemi sifflaient dans le ciel et s’abattaient sur nous, et qu’ils étaient venus le prendre là où ils savaient le trouver. Et comme il n’y avait pas eu d’effraction, et comme je ne possédais aucun document commercial attestant que j'étais le propriétaire de cet instrument, c’était aussi bien comme si celui-ci n’avait jamais existé.”
Erika a servi un petit verre d’aquavit à son visiteur. Son violon hardanger (hardingfele en norvégien) est posé sur la couchette où il semble attendre qu’elle vienne se blottir près de lui et où, en attendant, il écoute l’histoire que raconte le vieil homme. La tête baissée, le petit verre entre ses doigts, Jonas reprend son souffle. Il cherche dans sa mémoire s’il n’y a pas des détails qu’il aurait oubliés. Ou peut-être hésite-t-il à livrer si vite la fin de cette histoire qui compte tellement pour lui, et dont les phrases compliquées ont occupé des son esprit pendant son long voyage en train. Puis il dit:
— Les années ont passé. J’ai oublié cette histoire, j’ai oublié mon violon. J’ai voulu l'oublier, encore que quelquefois je croyais reconnaître sa voix, venue de très loin, chaque fois plus ténue. Et puis un soir, dans ma cuisine, sur mon poste de radio, je vous ai entendue. Je faisais frire des œufs avec des patates et du jambon. J’avais bien entamé une bouteille de vin rouge. La femme que j’avais aimée n'était plus là. J'étais un vieillard solitaire et j’ai entendu votre musique. Et je l’ai reconnue. C'était celle qu’aurait pu jouer mon violon, celle qu’ensemble nous aurions pu inventer, lui et moi. Elle avait le même caractère, elle donnait à imaginer une caravane qui s'éloigne sur les chemins du Grand Nord, dans une nuit lumineuse qui ne doit plus finir. Et il m’a semblé alors que le temps était inversé, que je me souvenais de l’avenir.”
Commentaires
Enregistrer un commentaire