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Le cirque

Un cirque s’est installé de l’autre côté de la route. Je ne l’ai pas vu s’installer, puis un beau jour il était là. Nous arrivions à la cité Aristote, Hermione et moi, et nous l’avons vu en descendant du tramway. Hermione a dit: “Tiens, le cirque est revenu!”, pas davantage, et j’ai pensé qu’il devait revenir chaque année, à peu près à la même période. Nous étions à la fin de l’automne, quelques jours avant Noël et de ce jour le cirque a fait partie du paysage. Il était là, avec nous, mais en même temps, me semblait-il, avec ses caravanes, ses animaux, son chapiteau aux vives couleurs, semblable à une montgolfière prête à l'envoler mais qui ne s'envolait pas, il appartenait à un autre monde. C’est ainsi que je m’en souviens. De toute évidence, il venait d’ailleurs.

L'idée ne m’est pas venue que je pourrais assister au spectacle. Je ne gardais pas un très bon souvenir des cirques de mon enfance. Leurs spectacles m’effrayaient. J’aimais voir les amazones debout sur leurs chevaux, sautant dans des cerceaux, les jambes nues, l’œil pétillant, les cheveux en flammes, mais je tremblais de peur à l'idée que l’acrobate puisse tomber du trapèze, ou que les tigres dévorent le dompteur. Il les avait énervés, ils semblaient à chaque instant prêts à lancer dans sa direction une patte puissante armée de griffes, prêts à se jeter sur lui, et qu’est-ce que nous aurions vu alors que je voulais ne pas voir, et les clowns avec leurs visages grimés, leurs voix criardes et leurs blagues sinistres ne me faisaient pas rire du tout. Je fermais les yeux, j’avais froid, les mains enfoncées dans les poches de mon manteau, j’attendais qu’on s’en aille. Et pendant les jours et les semaines qui ont suivi, le monde du cirque et celui de la Cité Aristote sont restés bien distincts, séparés par la route.

Il arrivait néanmoins que deux fillettes traversent la route. L’une pouvait avoir douze ou treize ans, elle était incroyablement mince et longue, elle semblait marcher sur une boule, un petit air de musique l’accompagnait, joué par une clarinette ou un orgue mécanique, avec un visage triste, des grands yeux noirs. L’autre devait avoir la moitié de son âge, elle était petite, ronde et elle riait toujours, c'était elle qui parlait.

Elles venaient assez tard, le soir, à une heure où elles auraient dû être couchées. Elles s’adressaient à Marwa. Elles ne demandaient rien, mais Marwa savait ce qu’on attendait d’elle, et elle le faisait volontiers. Avec les restes des repas et munie d’une grande cuillère, elle remplissait un seau métallique que la plus grande avait apporté, qui lui battait les jambes, et comme ces restes ne devaient pas être destinés à nourrir les fauves que je croyais entendre, dans leurs cages, derrière leurs grilles, j’imaginais que c'était pour leurs chiens.

J’essaie de me faire comprendre. Je n’entrais pas sous le chapiteau, je ne traversais même pas la route pour m'approcher des tigres qui m’attendaient dans leurs cages, en faisant les cent pas dans le peu d’espace où ils pouvaient marcher, les pauvres, en se souvenant des forêts immenses où ils étaient nés, où ils couraient après leurs proies, mais je savais tout ce qu’il y avait à l'intérieur. Je l’imaginais surtout le soir, quand des voitures déversaient des familles entières à l'entrée du chapiteau, que déjà on entendait la musique. Des familles bien mises, le père, la mère, leurs trois ou quatre enfants, tous chaudement vêtus parce que c'était l’hiver, avec de la fourrure aux cols, des manchons dont les petites étaient très fières. Mais les images du spectacle, les bruits du spectacle, les odeurs de bouse et de crottin n’en occupaient pas moins mon esprit. Je devais en rêver, la nuit, dans ma petite chambre de la rue Dabray, me réveiller dans les fièvres, en costume de dompteur. Pour autant, l’essentiel était sauvé. Le cirque et la Cité Aristote restaient bien séparés, chacun de son côté de la route.

Décembre n'empêche pas, à Nice, des journées de soleil radieux. Et à midi, les gens du cirque déjeunaient alors à l’extérieur, autour de tables pliantes, les hommes en tricot de corps avec leurs moustaches et leurs gros muscles. D’autres qui jouaient de la guitare. Un chien qui passait par là. Parfois de petits signes de la main étaient échangés d’un côté et l’autre de la route. Des signes amicaux et légers comme des fleurs. J’en étais étonné mais je ne m’en offusquais pas. Ils ne tiraient pas à conséquence, pensais-je. Pourquoi tenais-je tellement à ce que le cirque et la Cité Aristote restent séparés? C'était comme si j’avais nourri de l’hostilité à son égard, comme si sa présence m’avait inspiré une sombre jalousie.

Je restais inquiet tout le jour durant, pendant que je donnais mes leçons de français, comme si les tigres avaient pu traverser la route et faire irruption dans notre salle de classe où les fronts étaient penchés. Et je gardais la même inquiétude durant nos dîners au restaurant des Amis. Le bonheur, la paix ne venaient qu’ensuite, quand Hermione et moi, seuls ensemble, prenions le tramway pour regagner le centre-ville.

Ces courts voyages que nous faisions alors, tous les deux, dans la nuit! Ils répétaient ceux que j’avais faits seul, un an auparavant, aux mêmes heures, dans les mêmes voitures brinquebalantes, que n’occupaient que de rares passagers à moitié endormis, quand je revenais de l’hôpital Pasteur où je laissais Louise.

Et puis, il est arrivé qu’une parole me parvienne à l’oreille, que je n’aurais pas dû entendre. C'était pendant un dîner au restaurant des Amis. Hortense aidait Marwa à faire le service. Un client a dû lui parler du cirque. Je ne sais pas ce qu’il lui a dit mais il a dû lui parler du cirque, et elle a répondu: “Oui, nous entendons les fauves, la nuit, quand nous dormons. Et il arrive qu’ils nous réveillent.” 



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