À un peu moins d’un kilomètre de Séré il y a un carrefour où on trouve une station-service, une poste, un restaurant et une station d’autobus. C’est là que Pierre se rend chaque matin pour boire du café, manger des croissants et lire les journaux, et c’est là qu’il revient à midi pour déjeuner et le soir pour boire des verres, debout au comptoir, au milieu des autres. C’est une habitude qu’il a prise. Au début, il ne venait pas si souvent, pas de façon aussi régulière, mais il s’est dit qu’il avait besoin de marcher, de prendre l’air, de se sortir d’ici (c’est-à-dire de la maison).
Derrière la station-service, il y a une route étroite qui donne accès à des villas aux murs blancs, qui paraissent inhabitées (aveugles) la plupart du temps, précédées de jardins fleuris, puis on traverse les champs de colzas qui s'étendent jusqu'au pied d’une colline boisée, au sommet de laquelle sont deux bancs. Il lui arrive de marcher jusqu'à eux et de s’y asseoir, de s'y reposer en lisant un peu dans un livre qu’il a emporté, d'écouter les oiseaux, de rêver avant de revenir d’un pas mesuré, comme s’il était le roi du monde, et il se trouve aussi qu’il aime beaucoup écouter de la musique en marchant.
Le salon de musique, à l’intérieur de la maison, est équipé du meilleur matériel. Raymond Butler l’avait fait aménager et équiper par un acousticien et la collection de vinyles que les deux amis ont réunie est d’une richesse impressionnante. Avant la mort de Raymond, Pierre venait y passer de longs moments, pour préparer ses cours ou seulement pour le plaisir, mais depuis que Raymond a quitté ce monde, d’un côté comme de l’autre de l’Atlantique, Pierre n’en a plus le courage, le salon reste fermé et, pour écouter de la musique, il a fait l’acquisition d’un casque grâce auquel il peut quitter la maison en emportant un livre mais aussi toute la musique qu’il aime, choisie et immédiatement disponible sur son téléphone.
Quand il a réussi le CAPES de musique (c'était il y a bien longtemps), sa mère lui a offert un très beau cartable en cuir, qui avait dû lui coûter très cher. C'était un cartable muni de lanières, qui se pliait dans sa hauteur pour pouvoir accueillir des partitions dont le format était plus grand que ceux des livres et des cahiers ordinaires, et pendant plusieurs années il s'est rendu au collège avec ce cartable, mais ensuite, quand sa mère est morte, il y a renoncé. Il l’a rangé dans un placard, optant pour un sac à dos comme faisaient alors la plupart des élèves et même des professeurs. Mais à présent il l’a tiré du placard, il ne le quitte plus et il en est très content.
Il a recommencé à acheter des partitions. Son conseiller à la Banque populaire, dont il n'avait pas changé depuis qu’il était fonctionnaire, lui a fait valoir qu’il n'était pas obligé de vendre sa maison, il suffisait qu’il l’hypothèque. Il n’avait pas à s’inquiéter. Il aurait ainsi de quoi payer les impôts, couvrir tous les frais de rénovation et d’entretien, et il lui resterait assez d’argent pour compléter agréablement sa pension de retraite. Pierre s'est rangé à cet avis et, depuis, il s’autorise certaines dépenses auxquelles il n’osait pas rêver.
Il est allé à Paris pour s’acheter des vêtements. Il déjeune tous les midis à l’auberge des Vieilles écuries dont les menus, il est vrai, ne sont pas très onéreux. Il s’est promis de prendre l’avion pour assister à des concerts dans les grandes villes européennes qu’il ne connaît pas encore. À Prague, à Wuppertal, à Trieste, une soirée de concert, de ballet ou d'opéra, puis une nuit à l'hôtel, peut-être deux pour se laisser le temps de visiter la ville. D’excellents restaurants avec des tables éclairées aux bougies dont il reviendrait un peu ivre, dans la nuit, avec des musiques dans la tête et où il aurait fait peut-être une rencontre capable d’égayer sa vieillesse. Il ne s’est pas décidé encore à faire le premier voyage mais il note les dates de événements annoncés par France-Musique et dans les pages de la revue Diapason. Et surtout il achète des partitions.
Il a lu que Vladimir Jankélévitch n'écoutait pas de musique, chez lui, sans un crayon à la main et la partition de l’œuvre ouverte sur ses genoux, et ce que Vladimir Jankélévitch était capable de faire, n’est-il pas capable de le faire, lui aussi? Serait-il moins musicien que le vieux philosophe? Cette façon qu’il a toujours eue de se diminuer à ses propres yeux, il fallait qu’il la perde. Il s’est dit que le moment était venu pour lui de passer à autre chose. Ce qu’il n’avait pas eu l’audace ni les moyens de faire tout au long de sa vie, il lui restait peut-être quelques années pour le faire à présent.
Sa curiosité le porte d’abord vers Le Sacre du printemps. Il se souvient d'abord du Sacre du printemps qu’il a beaucoup écouté quand il était très jeune. Dans l’appartement où il a grandi, chez ses parents, il y avait un électrophone pour écouter de la musique légère, et Le Sacre du printemps est le premier disque 33 tours qu’il a acheté avec son argent de poche, un enregistrement de 1963 où Pierre Boulez dirige l’Orchestre national de l’O.R.T.F. qu’il a écouté en boucle pendant plusieurs années, non sans lire tout ce qu’il pouvait trouver sur le compositeur, et bien sûr du Sacre du printemps il est passé à Petrouchka, à cause des Ballets russes et de la figure de Vaslav Nijinski dont il avait épinglé une photo dans sa chambre, mais ensuite il l’avait oublié. Combien de fois en avait-il fait écouter des extraits à ses élèves, mais c'étaient chaque fois de courts extraits, de quelques minutes à peine, qu’il n'écoutait pas lui-même, comme s'il refusait de l’entendre, comme s’il ne voulait pas céder à l'émotion, retrouver celle qu’il avait ressentie quand il était enfant, se laisser prendre de nouveau par le foisonnement, par l’exubérance, par l’invraisemblable virtuosité de la composition, par la violence même de cet hymne à la vie, aux forces de la terre, comme si celle-ci lui avait fait peur, qu’il avait fallu qu’il s’en défende?
Pendant un demi-siècle, il avait parlé surtout du Groupe des Six, de Maurice Ravel. Pieusement, avec Raymond, il avait écouté Haydn et Schubert à chacune de leurs rencontres. Et voilà qu’à présent Le Sacre du printemps lui revenait en plein cœur, et cette fois rien ne l'empêcherait de le scruter à la loupe, une mesure après l’autre, suivant la partition de chacun des pupitres pour en percer le mystère.
Remarquons-nous assez les contrastes que produisent les bruits du monde les mieux capables de nous émerveiller (celui d’une cloche qui vient scander au hasard celui d’une fontaine)?
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