La maison cesse d'être accueillante pour Pierre, il ne s’y reconnaît plus. Il se sent incapable de la transformer en résidence d’artistes et il se sent incapable de la vendre. Puis la torsion s'opère. Il se dit que, pour l'aménager, il faudrait qu’il ait des compétences en matière de décoration, de stylisme, d’architecture d’intérieur, et qu’il n’en a aucune, que ce n’est pas là son domaine, c'était le domaine de Raymond Butler et sans doute est-ce aussi celui de Silvio Dechent, mais ce n’est pas le sien. Le sien, c’est la musique. Il se souvient enfin de sa vieille passion dont il a eu la chance de pouvoir faire un métier, encore que ce métier a été pour lui très peu satisfaisant, non pas qu’il ait eu à se plaindre de ses élèves, ceux-ci l’aimaient bien et il les aimait bien aussi, mais les programmes officiels ne lui laissaient le temps ni la force de rien approfondir, ni pour ce qu’il enseignait à ses élèves, ni pour son propre compte. Avec Raymond Butler, il écoutait de la musique classique, Raymond Butler était un amateur éclairé de musique classique et romantique, et même un érudit pour ce qui concernait l’œuvre de certains compositeurs parmi les plus importants, les mieux choisis, car il avait un goût très sûr, mais quant à lui il se souvient qu’il était très curieux de tout ce qu’on appelle la musique moderne et contemporaine. C'était là sa passion ou du moins sa vraie curiosité quand il était très jeune. Il a étudié un peu de piano et un peu de clarinette quand il était très jeune, mais jamais il n’a songé à devenir ne fût-ce qu'un excellent instrumentiste, jamais à se produire dans des orchestres, à y trouver sa place et en être payé. Telle n'était pas son ambition. Son ambition était d'écrire de la musique moderne et contemporaine ou, du moins, de la connaître et la comprendre assez pour pouvoir écrire valablement à son sujet. Ce qu’il n’a pas fait. Et c’est ce que maintenant il se propose de faire. Il se souvient de sa passion de jeunesse pour la musique d’Igor Stravinsky, ou du moins de la très vive curiosité qu’elle lui inspirait quand il était très jeune. Il avait lu ce que Pierre Boulez raconte à propos de sa propre rencontre avec la musique d’Igor Stravinsky, qui s'était opérée par hasard, au début des années 40, quand le tout jeune homme qu’il était alors a entendu pour la première fois, à la radio, non pas Le Sacré du printemps mais le bien plus modeste Chant du rossignol, en particulier ce passage où le violon solo est accompagné par deux clarinettes, à la suite de quoi il avait écouté à son tour le Chant du rossignol, il y avait reconnu le passage indiqué par Boulez et il avait eu le sentiment très fort, la quasi-certitude, de comprendre ce que Boulez avait pu y trouver de remarquable et sans doute d'émouvant, encore qu'il ne fallait pas s'attendre à ce que Boulez vous parle d’émotion. Dans les toutes premières pages des Argonautes Maggie Nelson cite Ludwig Wittgenstein qui aurait dit que “l'inexprimable est contenu — d'une manière inexprimable — dans l’exprimé”. Tel était le point. Telle était pour lui l'expérience décisive qu'on peut faire en matière artistique, et lui avait eu la chance de la faire, grâce à Pierre Boulez et Igor Stravinsky, quand il était très jeune. Et c'était à cette expérience qu’il lui appartenait de demeurer fidèle. Ou c'était du moins avec cette expérience qu’il lui appartenait à présent de renouer, puisqu'en effet il n'était pas mort, qu'il avait peut-être encore quelques années devant lui.
Assez vite je me suis rendu compte qu’elles avaient peur de moi. Les infirmières, les filles de salle, les religieuses, mais aussi les médecins. Quand soudain elles me rencontraient dans un couloir. L’hôpital est vaste comme une ville, composé de plusieurs bâtiments séparés par des jardins humides, avec des pigeons, des statues de marbre, des fontaines gelées, des bancs où des éclopés viennent s’asseoir, leurs cannes ou leurs béquilles entre les genoux, pour fumer des cigarettes avec ce qui leur reste de bouche et, la nuit, les couloirs sont déserts. Alors, quand elles me rencontraient, quand elles m’apercevaient de loin, au détour d’un couloir. Elles ne criaient pas, je ne peux pas dire qu’elles aient jamais crié, mais aussitôt elles faisaient demi-tour, ou comme si le film s'était soudain déroulé à l’envers. Elles disparaissaient au détour du couloir. Je me souviens de leurs signes de croix, de l'éclat des blouses blanches sur leurs jambes nues. Du claquement de leurs pas sur...
Commentaires
Enregistrer un commentaire